Accueil. Moi, Mor-eldal, Tome 3: Le trésor des gwaks

25 Le projet d’un grippe-clous

Tandis que les occupants de la cellule parlaient comme dans un poulailler de je ne sais quels problèmes sociaux, le Voltigeur et moi, recroquevillés dans un coin, nous nous chuchotions les nouvelles. Ainsi, j’appris que, lorsque Frashluc m’avait enfermé chez lui, le Voltigeur avait pensé qu’on m’avait fumisé, il s’était carapaté et, dégoûté de la vie —et encouragé par la karuja—, il avait fini par se jeter du Pont de Moralion. Sauf que les mouches l’avaient secouru du fleuve, alors, il avait chanté et il leur avait dit : l’homme qui vit dans cette maison est un assassin. Mais ils ne l’avaient même pas écouté : ils l’avaient emprisonné en le reconnaissant comme un voleur en fuite, un point c’est tout. Et cela faisait trois jours qu’il était dans la cellule. Il ne savait même pas que Frashluc était mort. C’est moi qui le mis au courant sans mentionner mon rôle dans l’affaire et le Voltigeur demeura silencieux durant un bon moment avant de cracher :

— « Qu’il pourrisse en enfer. »

Mon ami était livide. Moi, je n’arrivais pas encore à croire que le Voltigeur ait pu être assez isturbié pour se jeter du pont. Bonne mère, il avait vraiment besoin d’un peu de soutien. Aussi, je lui dis :

— « Eh, compère. Toi, t’inquiète pas. S’ils te condamnent à perpète, je te sortirai de l’Œillet. »

Le Voltigeur se contenta de faire une légère moue sceptique. Son peu de confiance me blessa et je lui secouai le genou.

— « Tu me crois pas ? »

— « Si, mais tu vas pas le faire parce que je veux pas, » répliqua-t-il.

Je clignai des yeux, stupéfait.

— « Tu veux pas ? Tu veux pas sortir de prison ? »

— « Non. Et, en plus, vu ce que tu m’as raconté, ces grippe-clous que t’as vus, Débrouillard, sûr qu’ils te laissent pas sortir, toi non plus. On va terminer tous les deux à l’Œillet jusqu’à ce que nos os y pourrissent. Qu’est-ce que tu paries ? »

Il me regarda, interrogateur. Ses paroles m’assombrirent et je soufflai en posant la tête contre le mur.

— « Isturbié, » soupirai-je.

Je croisai le regard d’un jeune bien habillé, assis à côté de nous et je n’en dis pas plus.

Les protestataires, dans la cellule, continuaient de parler. Ils parlaient de la pauvreté, des impôts, du droit à la vie… En les entendant, je restai à les écouter avec intérêt.

— « … droit de vivre, tous ! » disait une humaine blonde d’une voix fervente. « Les riches, les pauvres, les estropiés, les malades, les chiens, les chats, même les fourmis ! »

— « Et les gwaks ? » intervins-je à voix haute.

Je sentis soudain des yeux se tourner vers moi et je regrettai d’avoir ouvert la bouche. Depuis quand est-ce que je parlais avec ces étudiants de bonne famille ? Mais la blonde dit :

— « Aussi, bien sûr ! Tous les enfants ont le droit de vivre et tous les adultes ont l’obligation de leur donner de quoi manger, de les éduquer, de leur inculquer les vertus et de leur donner un endroit où dormir. Est-ce ce qui se fait actuellement ? Non ! Nous en avons ici la preuve, compagnons. »

Elle nous désignait, moi et le Voltigeur. Je me sentis assiégé par tant d’attention.

— « Si on leur avait assuré un minimum de bien-être, ces pauvres enfants ne seraient pas ici, dans une cellule. Ils seraient en train d’étudier, en train de se former pour s’épanouir et pouvoir se créer un avenir ! Mais, telles que sont les choses, quel avenir les attend maintenant, vous pouvez me le dire ? »

Ses compagnons exprimèrent leur accord par maintes phrases et gestes. Leurs voix emplissaient toute la cellule, mais les mouches, dans la salle, ne semblaient pas leur prêter attention. Le Voltigeur me murmura :

— « Ce qui nous attend ? La perpète. »

Je roulai les yeux et le poussai, en soufflant.

— « Arrête, sois pas déprimant. La perpète, bouffres, n’importe quoi, la perpète. Je te sors d’ici à coup sûr. T’as pas entendu ce qu’a dit la blonde ? Tu dois étudier et t’épanouir. Et, à l’Œillet, tu t’écorches les mains sur les cordes et, en même temps, on te bouscule, on te rend fou, on se moque de toi et à la fin tu décides de ne pas penser et tu deviens idiot. C’est pas vrai ? Ben voilà. Faut lutter, compère. Tu verras, j’en connais un rayon en évasions. »

Le Voltigeur haussa les épaules et ne répondit pas. Son apathie me mettait en rogne. D’accord, ça faisait trois jours qu’il n’avait pas de karuja, alors il était d’une humeur noire, et je le comprenais, mais… tout de même, un peu de nerf, diables !

Les heures passèrent, et l’après-midi et la nuit. Ma main droite se rétablit complètement, mais ma tige énergétique était toujours en mauvais état. Les étudiants ne furent libérés qu’en milieu de matinée avec diverses amendes ou sermons. L’étudiant qui avait été assis à nos côtés nous jeta un coup d’œil en se levant, il hésita et sortit quelque chose de sa poche. Il me le tendit en disant : tiens. Je l’acceptai, surpris. C’était un chocolat. Alors que l’étudiant sortait de la cellule, je secouai le Voltigeur et lui donnai la friandise tout entière.

— « Enfourne, juste pour voir si tu te tais un peu. »

Le Voltigeur n’avait pas ouvert la bouche depuis plusieurs heures. Il me jeta un coup d’œil moqueur, mordit dans le chocolat en prenant la moitié et me tendit le reste.

— « Bon, » acceptai-je.

Le chocolat était délicieux. Même meilleur que celui du vieux Bayl. Bon ! Tant de discours et tant de révolution, c’était bien beau, mais, en fin de compte, le seul étudiant ou presque qui n’avait pas ouvert la bouche était aussi le seul à avoir donné à manger aux gwaks. Les paroles, c’était bien joli, mais ça ne se mangeait pas.

La cellule était maintenant tranquille. À part nous, il ne restait là que deux Nordiques qui n’avaient pas de quoi payer l’amende et qui ne comprenaient pas bien le drionsanais. Tout était donc assez calme et mes parents n’apparaissaient pas. Je ne m’inquiétais pas. À coup sûr, ils avaient refusé de venir me sortir de là. C’était compréhensible. En fin de compte, que me devaient-ils ? Rien. Le barbier avait voulu m’envoyer au centre de jeunesse ; moi, je m’étais carapaté ; et, pour ainsi dire, j’étais de nouveau orphelin. Par conséquent, les mouches me condamneraient pour vagabondage à une lune de prison et, après, hop, au dépôt. Tout compte fait, rien de très préoccupant. Sauf qu’il pouvait bien s’écouler une lune au moins avant qu’ils ne me condamnent. Cela signifiait que je ne sortirais pas avant l’été. Tout ça parce que Korther m’avait demandé de parler aux grippe-clous de ce maudit dragon. Et, pour comble, je n’avais même pas l’amulette d’Azlaria pour me consoler un peu avec sa présence.

Brusquement, je donnai une bourrade au Voltigeur.

— « T’es en train de me refiler ta mauvaise humeur, » grognai-je. « Parle, dis quelque chose. Tu veux pas jouer à la mourre ? »

Mon compère soupira et ne répondit pas. Je lui donnai un autre coup, en soufflant. Rien. Pas un mot. Je me fichai en rogne. Je l’attrapai et le secouai.

— « Va te faire enfumer, Voltigeur, t’es plus barbant qu’une roche ! Secoue-toi ! »

Finalement, il me répondit par une bourrade exaspérée. Je la lui rendis. Il me la rendit. Et nous finîmes par rouler dans la cellule, nous tirant par les habits et nous donnant des coups de pied. Ce fut une joie pour moi, parce qu’enfin, je voyais mon ami réagir un peu. Les mouches ne nous prêtèrent pas grande attention, mais les Nordiques, eux, intervinrent pour nous séparer. Et comment faire autrement que de céder face à ces deux géants. Nous nous calmâmes, ils nous lâchèrent et nous nous assîmes sur le même banc pour jouer à la mourre, réconciliés. Je crois que les Nordiques ne comprirent pas.

Et, bon, nous en étions là, faisant un peu de bruit en jouant mais sans plus, quand le Voltigeur fixa son regard sur les barreaux et, craignant que son moral ne flanche de nouveau, je passai ma main, les cinq doigts tendus, devant ses yeux en disant :

— « Oh, oh, Voltigeur ! J’ai dit cinq et je gagne : t’as le poing fermé. Eh ! Qu’est-ce que tu regardes ? »

Mais, quand je regardai à mon tour, j’eus un hoquet de surprise. Là, debout, devant les barreaux, se trouvait un grippe-clous. Un jeune elfe grippe-clous qui me causa une impression très étrange dans tout le corps et laissa mon cœur emballé. Je le connaissais. Diables, oui, je le connaissais. Je me levai lentement du banc, bouche bée, et bégayai :

— « M-m’sieu ? »

C’était Miroki Fal. Je ne pouvais pas le croire !

— « C’est lui, » confirma le Grippe-clous, aussi fasciné que moi.

— « Je n’oublie jamais un visage que je peins, » affirma l’autre elfe pareillement grippe-clous qui l’accompagnait. Sa tête me disait quelque chose aussi. Se pouvait-il que je l’aie vu la veille, au Capitole ? Bien sûr ! C’était Shudi Fiedman, le peintre et ami du Grippe-clous, celui qui avait peint mon portrait l’année passée parce qu’il disait que peindre un enfant pauvre était une idée originale par les temps qui couraient.

Alors, Miroki Fal se tourna et je pensai, abattu : oh, non, bouffres, il s’en va. Mais il tonna seulement :

— « S’il vous plaît, agent ! Sortez-le d’ici quelques instants. Je voudrais parler avec lui sans ces barreaux. »

Les mouches l’écoutèrent aussitôt et, sous le regard halluciné du Voltigeur, je sortis de la cellule. Je pensais : je me jette sur le Grippe-clous et je l’embrasse ? Peut-être qu’ainsi il s’apitoyait et me sauvait de la prison. Cependant, une étrange timidité m’empêcha d’agir avec une telle confiance et ce fut lui qui dut s’approcher pour mieux m’observer.

— « Bonjour, mon garçon, » me sourit-il. « Tu as grandi. »

Son sourire inquisiteur m’arracha un sourire empli d’espoir. Et, comme je ne savais pas très bien quoi lui demander à part qu’il ne s’en aille pas, je restai là à le regarder, le visage interrogateur. S’il était venu me rendre visite, ce n’était pas seulement pour voir si j’étais toujours vivant, pas vrai ? Il venait pour m’aider, n’est-ce pas ? Miroki Fal fit une brève pause avant de reprendre :

— « Tu ne vas pas tarder à sortir d’ici, rassure-toi. Tes parents m’ont un peu raconté tes problèmes. Et j’ai pensé à une solution. »

Ses dernières paroles changèrent mon expression et, pour que le Grippe-clous ne devine pas mon alarme, je baissai les yeux sur le sol. Diables. Alors, comme ça, Miroki Fal avait parlé à mes parents ! À coup sûr, ils lui avaient raconté tout ce qu’ils savaient sur moi. Trop pour que Miroki Fal puisse me voir comme un enfant candide et innocent. Je demandai :

— « Quelle solution ? »

Miroki Fal jeta un coup d’œil à Shudi avant de déclarer sereinement :

— « Je suis en train de financer un projet éducatif et j’ai décidé de lancer une campagne caritative pour créer une résidence moderne pour des enfants comme toi. Tu auras un toit, à manger et on t’éduquera. Qu’en dis-tu ? Tes parents ont donné leur accord pour que tu y sois accueilli. Je leur ai laissé une somme d’argent en remerciement de tes services. Tu pourras en disposer à ta majorité. En attendant, tu ne manqueras de rien. »

— « Tant que tu te conduis bien, » observa Shudi, moqueur. Et, s’adressant à son ami, il ajouta à voix basse : « Toi et tes projets… Ton père finira par te couper les vivres. »

— « Qu’il le fasse, » répliqua Miroki. « En pratique, c’est mon argent. »

— « Selon la loi, ça le sera quand tu auras vingt-cinq ans, » se moqua le peintre.

Je les regardai tour à tour, abasourdi. Le Grippe-clous m’avait donné de l’argent… à moi ? Et il voulait m’envoyer dans une école ?

— « Des enfants comme moi ? » dis-je alors. « Des gwaks, m’sieu ? C’est une maison pour des gwaks ? Ça existe ? »

Miroki sourit.

— « Maintenant, oui. »

Je ne savais pas si me réjouir ou m’effrayer de l’idée.

— « C’est une prison ? » demandai-je.

Miroki Fal fit une moue.

— « Non, » assura-t-il. « Mais il y a des normes à respecter. Tu ne pourras pas sortir comme bon te semble. »

Mon appréhension et ma méfiance durent affleurer sur mon visage parce que je le vis froncer les sourcils, embarrassé.

— « Je t’assure que c’est le mieux qui puisse t’arriver. » Il fit une pause comme s’il attendait que je fasse un commentaire, peut-être que je le remercie ? Alors, il ajouta : « Je visiterai l’endroit dans quelques semaines. Je te le promets. D’ici là, j’espère que tu feras honneur à ma confiance et que tu encourageras d’autres enfants désemparés à faire partie de ce projet. Au revoir. »

Je le vis s’éloigner et je réagis en faisant un bond et en lui barrant le passage.

— « M’sieu ! Ce gwak, vous le voyez ? Celui de la cellule. Ce gwak est un ami à moi. Ils veulent le condamner à perpète, mais il le mérite pas. Est-ce que vous pouvez faire quelque chose pour lui ? S’il vous plaît. »

Miroki Fal regarda le Voltigeur, assis sur le banc, il se racla la gorge et dit :

— « Je ferai tout mon possible, petit. Mais je ne peux rien te promettre. »

Je déglutis sous son regard, qui sembla me dire : tu m’as sauvé la vie, mais, eh, contente-toi de ce que je te donne, ne sois pas quémandeur. Pff ! Ben y’avait pas de pires quémandeurs que les gwaks, mais un bon gwak savait quand demander et quand laisser en paix. Aussi, j’acquiesçai et m’écartai en disant :

— « Merci, m’sieu. Dites, vous allez vous marier, n’est-ce pas ? »

Le Grippe-clous sourit cette fois, avec une totale sincérité.

— « Oui. Demoiselle Lésabeth et moi, nous allons nous marier. »

Je souris largement.

— « Je le savais ! »

Les deux grippe-clous échangèrent de légers sourires et, tandis qu’ils sortaient du commissariat d’un bon pas, les mouches me remirent dans la cellule.

Une résidence pour gwaks, soupirai-je en m’asseyant de nouveau sur le banc. Fichtre. On aurait dit que ça ressemblait beaucoup au centre de jeunesse. Et je m’imaginais déjà, enfermé dans une salle pleine de barreaux, la main gauche ensanglantée par les cordes goudronnées de chanvre…

Tandis que je racontais au Voltigeur qui était ce grippe-clous qui venait de me rendre visite et que je lui donnais espoir, l’appréhension se fit de plus en plus forte.

— « Tu crois que ce grippe-clous va m’envoyer dans une prison ? » murmurai-je au Voltigeur.

Mon ami souffla, haussant les épaules comme si plus rien ne l’impressionnait ni ne le préoccupait.

— « Bah. C’est possible. Mais il t’a pas menti : t’auras un toit, à manger et on t’éduquera. Des soupes claires. Des prières le Jour-Sacré et quelque rossée éducative… » Il s’esclaffa quand je lui donnai une bourrade de protestation. « Qu’est-ce qu’il y a, Débrouillard ? Te mets pas en rogne. Si, toi-même, tu dis que t’es le roi des évasions, alors t’auras pas de mal à te carapater, non ? »

Il se moquait de moi. Je le foudroyai du regard. Et je dis :

— « Me saoule pas. »

Le Voltigeur souriait, en secouant la tête. Il avait l’air de voir la vie avec une distance qui m’effrayait. À ce moment, je ne sais pourquoi, je le revis dans ma tête en train de planter la dague dans le cou du Fauve Noir et… je laissai échapper un long soupir accablé. Ces pauvres enfants, avait dit l’étudiante blonde. Oui, ces pauvres enfants assassins ! Et, cependant, ceux qui étaient morts par notre faute avaient été de misérables canailles criminelles. Mais je ne m’en sentais pas moins sale. J’en avais assez de la vie de gwak, de ses dangers, de la faim, de l’abandon. Plus je pensais, plus je me rendais compte que mes aspirations à trouver une vie meilleure ne cesseraient jamais d’être autre chose que des rêves. Alors, si le Grippe-clous me proposait de me sortir de l’abîme, allais-je me défiler ? Pas question. Non. J’emmènerais toute la gwakerie dans cette résidence et, là, nous nous ferions des gwaks honnêtes et éduqués par-dessus le marché. Et si le Grippe-clous avait osé me tromper… je me carapaterais et je quitterais Arkolda.

Avec cette décision bien ferme en tête, je lançai au Voltigeur avec enthousiasme :

— « Tu te rends compte ? On va devenir des gwaks grippe-clous ! »

* * *

On ne me sortit pas si vite de derrière les barreaux. D’abord, un mouche voulut m’interroger une autre fois sur l’histoire du dragon et il essaya de me soutirer des informations sur les Daguenoires. Il n’y parvint pas, même en m’offrant des friandises. S’ils avaient été malins, ils m’auraient donné de la passiblanche ou de la radrasia céleste et allez savoir alors ce que j’aurais chanté. Mais rien, à mon grand étonnement, ils ne me flanquèrent même pas une seule gifle. L’inquiétant, c’est que, lorsque je revins dans la cellule, je ne vis pas le Voltigeur. Je demandai après lui, on ne me répondit pas, et mon moral, déjà assez bas après l’interrogatoire, en prit un coup.

Le ciel s’assombrissait déjà quand un mouche s’approcha de la cellule avec entrain et m’appela :

— « Ashig Malaxalra ! »

Je demeurai immobile. Comment ça, Ashig Malaxalra ?

— « Eh, toi, gamin, approche-toi donc, » insista le mouche.

Je soupirai, m’approchai, la grille s’ouvrit et je sortis. Était-ce pour un autre interrogatoire ?

Épuisé de sommeil, mes yeux ne virent pas tout de suite la silhouette qui se trouvait près de la porte, l’air d’attendre quelque chose. Je clignai des paupières. Le mouche me poussa ni brusquement ni doucement vers la sortie, mon cœur se gonfla d’espoir et je demandai :

— « Je suis libre ? »

C’est alors que je reconnus la silhouette et mon cœur se dégonfla face au regard du barbier. Je m’arrêtai devant lui, à une certaine distance. Mon père dit un « merci » au mouche, s’avança et posa la main sur mon cou pour me guider au-dehors sans un mot. Cela faisait… combien ? Deux lunes que je ne le voyais pas ? Son expression me parut moins terrible que dans mes souvenirs.

Dehors, le ciel, déjà dégagé de cendre, se teintait de rouge dans le soir. Un vent du nord soufflait et il ne faisait pas spécialement chaud. Je frissonnai sous une rafale et m’arrêtai en même temps que mon père. Où m’emmenait-il ? À la boutique ? À ma grande surprise, le barbier appela un cocher et lui dit :

— « À la Prison du Moulin, s’il vous plaît. »

Mon sang se glaça dans mes veines. Avait-il dit la Prison du Moulin ? Je me raidis et le barbier dut littéralement me soulever en l’air pour m’installer dans la carriole. Je ne résistai pas, mais je ne lui rendis pas les choses faciles non plus. Comme le cocher faisait avancer le cheval, je restai assis, le regard rivé sur le ciel, observant comment celui-ci devenait d’un bleu de plus en plus sombre. Je me souvins d’un coucher de soleil que j’avais contemplé avec mon maître, il y avait longtemps. Comme cela avait été beau, et quelle sérénité j’avais alors éprouvée ! Cela faisait pourtant plus d’une demi-lune que je ne voyais presque pas le ciel, nettoyant les tunnels, enseignant la nécromancie, croupissant dans une cellule… Et, maintenant, mon père m’envoyait à la Prison du Moulin pour que je continue à croupir. Mes yeux s’emplirent de larmes. Je les refoulai. Et je me dis que, finalement, le Voltigeur avait raison : mieux valait rire du misérable destin des gwaks.

Nous descendions déjà l’Avenue de Tarmil quand mon père rompit le silence.

— « Mon garçon. Je voulais te remercier de ce que tu as fait pour Sarova. Ton frère ne nous a pas tout raconté, je le crains, mais je peux me l’imaginer. »

Il fit une pause. Je lui adressai une moue sceptique. Vraiment ? Il pouvait se l’imaginer ? Plusieurs répliques désagréables me vinrent à l’esprit et je me dis : mieux vaut que je la boucle. Le barbier m’observait avec attention. Et méfiance. Il ne se fiait pas à moi. Il pensait peut-être que j’allais me carapater. Et, en vérité, pourquoi pas ? Étrangement, ils n’avaient envoyé avec moi aucun mouche pour me surveiller. Rien que le barbier. Il me suffisait de lui envoyer une décharge, de sauter en bas de la carriole et de partir en courant. Facile, n’est-ce pas ?

— « Je ne veux que ton bien, » reprit mon père d’une voix basse et profonde. « Tu ne peux pas habiter à la boutique tout de suite. Tu dois apprendre à te conduire. À abandonner les mauvaises habitudes. À être un bon garçon, hein ? Fais-moi confiance une fois pour toutes, mon fils. Ou tu finiras très mal. »

Ses paroles me laissèrent à la fois confus, honteux et incrédule. Qu’il voulait mon bien. Bon, ça court : il m’envoyait en prison. C’était le meilleur endroit pour moi. Je l’assumai. Je n’étais pas un bon garçon. Ça aussi, je l’assumai. Et que je fasse confiance au barbier… ça, je voulus l’assumer, mais je ne pouvais pas. Je voulais éclater. Je voulais dire à mon père : je serai sage, je ferai tout ce que vous me direz… Mais cette étape avait déjà passé et je n’avais pas tenu ma parole. Le barbier, donc, en tant que père, avait tout le droit de me mettre en prison pour mauvais fils. Mais, alors, la maison de gwaks promise par Miroki Fal, elle était passée où ? M’avait-on menti pour se moquer de moi ? Ça n’avait pas de sens, mais, à cet instant, rien n’avait de sens.

Je fouillai machinalement dans ma poche à la recherche de mon bâtonnet de rodaria. Je ne le trouvai pas. Bien sûr, je l’avais donné à Rogan pour qu’il me le garde. De même que l’amulette d’Azlaria. Je croisai donc les bras, essayant de me calmer et de dissimuler ma nervosité.

Le barbier ne dit plus rien. Il attendait peut-être une réaction de ma part. Bon, eh bien, il l’avait : je passai le reste du trajet, immobile, le regard dans le vide et le cœur noyé.

La Prison du Moulin se trouvait sur une île, entre un canal et le fleuve d’Estergat. Nous traversâmes un petit pont et nous arrivions devant l’infâme édifice de pierre déjà enveloppé dans les ombres de la nuit quand je rompis le silence en disant :

— « C’est vrai que Miroki Fal m’a donné de l’argent ? »

Je tirai le barbier de profondes pensées, je crois, parce que je le vis sursauter légèrement.

— « Oui, » dit-il enfin. « Il nous a raconté que tu lui avais sauvé la vie. Il a été généreux. Rassure-toi, cet argent, nous ne l’utiliserons que pour toi. »

Je grimaçai et secouai brusquement la tête.

— « Non. C’est à vous. J’en veux pas. Donnez-le à Samfen. Il veut être céramiste. Moi, j’veux mourir. »

Durant une seconde, le barbier ne réagit pas. Alors, il me prit violemment par le bras.

— « Imbécile. Mais est-ce que tu te rends compte de ce que tu dis ? Tu as deux bras, deux jambes, tu n’es pas né idiot, et tu veux mourir ? Tu le dis pour que je te passe une gifle ? C’est ça que tu veux ? »

— « Oui ! » répliquai-je vivement.

Je reçus la gifle. Alors, le cocher se racla la gorge.

— « La Prison du Moulin, monsieur, » annonça-t-il.

Le barbier me foudroya du regard durant un instant avant de me saisir et de me faire descendre de la carriole. Il paya le cocher sans me lâcher. Moi, je demeurai tendu, comme si je me préparais à recevoir une rossée, mais, quand la carriole s’éloigna, le barbier ne continua pas son sermon. Il me conduisit directement vers la porte éclairée de la Prison du Moulin en disant :

— « J’en ai par-dessus la tête de toi, mon garçon. Par-dessus la tête. »

Comme Korther, pensai-je. Apparemment, tout le monde en avait par-dessus la tête de moi, excepté mes compères. Eux, ils m’aimaient bien. C’étaient les seuls qui m’aimaient bien. Et, cependant, malgré l’envie que j’avais de me carapater, je suivis mon père jusqu’à la prison. Nous arrivâmes devant la porte éclairée et… le barbier continua sans s’arrêter. Cela me laissa abasourdi. Me conduisait-il à une autre entrée ?

Eh bien, il ne semblait pas, parce qu’à ce moment, nous traversâmes la rue. Ma confusion grandit et grandit jusqu’au moment où, après avoir traversé une place sombre près du fleuve, le barbier s’arrêta enfin devant un des bâtiments sur la rive, il tourna la tête comme pour s’orienter et, finalement, il acquiesça pour lui-même et nous entrâmes dans une cour envahie par les ombres. Comme si on les avait appelées, deux silhouettes sortirent d’une porte et saluèrent.

— « Bonsoir, Monsieur… Malaxalra, n’est-ce pas ? »

— « C’est cela, » confirma mon père.

— « Et celui-ci, c’est le jeune Ashig, je suppose ? Parfait. Nous vous remercions de l’avoir amené, monsieur, et nous vous remercions pour votre confiance. Nous prendrons soin de lui comme de tous les enfants de cette institution. »

Une main inconnue me prit par l’épaule, sans brusquerie, mais avec fermeté.

— « Par ici, jeune homme. »

J’inspirai profondément tout en suivant mon nouveau guide et superviseur. Je tournai la tête vers mon père. Mais, avec les ombres nocturnes, je ne pus voir son visage. Peut-être se demandait-il : où sera ce garçon dans un an, que dis-je, dans une lune, une semaine ? Je soupirai. Même moi, je n’étais pas capable de répondre à une telle question…

— « Attendez ! » dit soudain le barbier. « Attendez. Ashig. Dis-moi. Je sais que ton anniversaire n’est que dans deux lunes, mais… tu aimerais que je t’apporte quelque chose ? Quelque chose de raisonnable. »

La proposition m’émut. Un cadeau ! Le barbier voulait me faire un cadeau ! J’eus alors l’impression de mettre si longtemps à répondre que je craignis que le barbier s’en aille sans ma réponse et je dis finalement avec ferveur :

— « Un ballon ! Un qui rebondisse. Ça marche ? » demandai-je, craignant que ce ne soit pas raisonnable.

Je crus deviner le sourire de mon père au milieu des ombres.

— « Tu l’auras, » assura-t-il. « Prends soin de toi. »

J’acquiesçai, empli d’espoir, et, finalement, je me laissai entraîner vers les ténèbres de l’institution moderne de Miroki Fal.