Accueil. Moi, Mor-eldal, Tome 2: Le messager d'Estergat

11 Caldisona

— « L’Hirondelle ! » beuglai-je. Je remis l’urgent magescrit à l’homme d’affaires, ainsi que le reçu à signer et j’ajoutai sur un ton professionnel : « Pour toute réponse, à votre service. »

M’ignorant, l’investisseur lut la note et s’esclaffa, commentant je ne sais quoi sur des prix qui chutaient comme la Cascade Blanche. Il me prit soudain par le bras.

— « Attends un moment. »

J’acquiesçai et attendis. Je lui donnai un papier et un crayon ainsi que la fiche des tarifs. Mais l’homme ne les regarda même pas, il griffonna quelque chose et me tendit la réponse. Je comptai les mots, calculai mentalement, consultai aussi vite que je pus les tarifs et lui donnai le prix. Trente-quatre clous… Deux de plus que ce que j’écrivis ensuite sur la facture pour le bureau, mais qu’est-ce que ce grippe-clous pouvait en avoir à faire : il ne devait sûrement même pas avoir calculé le prix exact. Après m’avoir payé, il me pressa :

— « Cours comme si les diables te poursuivaient ! »

Je partis de la Bourse de Commerce en courant, arrivai au bureau central de messagers et remis les trente-deux clous et le magescrit. Dalem, le chef de bureau, alla transmettre ce dernier aux opérateurs tout en disant :

— « Au fait, gamin ! Cet après-midi, un ami à toi est passé et il t’a laissé un message. Je te l’ai glissé dans ton casier. »

J’arquai les sourcils. Un message… pour moi ? Avec un mélange d’appréhension et de curiosité, je m’éloignai vers le couloir de derrière. La porte de la salle des messagers était ouverte et j’entrevis plusieurs de mes compagnons installés là, en train de commenter avec entrain une partie de fourchettes. Certains, d’après Yum, réussissaient à perdre des quantités inquiétantes d’argent en paris. Suivant le conseil de mon nouveau mentor, jusqu’à présent, je m’étais sagement abstenu de participer.

Je m’accroupis dans le couloir près des casiers et passai la main dans le mien. Là, je gardais mon pantalon et ma vieille casquette ainsi qu’un crayon, un porte-bonheur en forme de chat que m’avait offert Manras —et qu’il avait trouvé les Esprits savaient où— et… il y avait aussi un petit papier plié. Je le pris, le dépliai et lus.

« Pour Draen Hilemplert. S’il te plaît, passe chez moi dès que tu pourras. »

C’était signé « Yal ». J’inspirai et me mordillai la lèvre. Je me sentais coupable. Quatre jours s’étaient écoulés depuis l’histoire du loup dans les Ravins et je n’étais pas allé une seule fois voir Yal, alors que celui-ci, avec toute la bonté du monde, m’avait proposé de me loger, moi et mes compères. Dans le fond, je devais l’admettre, j’avais peur. Peur de devoir revoir Korther et de devoir lui expliquer pourquoi je l’avais laissé tomber. Mais Yal n’était peut-être même pas au courant.

Bien sûr qu’il était au courant, pensai-je. Il était forcément au courant.

— « Comment va, compagnon ! » me salua une voix cordiale.

Je tournai la tête et vis que Yum venait de rentrer lui aussi d’une ronde et qu’il s’approchait dans le couloir d’un pas alerte. Je me relevai tout en mettant le papier dans ma poche.

— « Ayô, Yum. »

L’elfe noir s’arrêta devant moi et me regarda, un sourcil arqué.

— « Tout va bien ? »

Je roulai les yeux.

— « Rageusement. Un peu fatigué, c’est tout, » avouai-je. C’était vrai : cette nuit-là, je n’avais pas beaucoup dormi parce qu’il y avait eu du raffut près de l’Escalier, une longue dispute suivie d’une bagarre bruyante. Le matin, en sortant du refuge, les gwaks, nous nous attendions presque à trouver une montagne de cadavres. En réalité, nous ne trouvâmes rien. Comme disait Yerris, le Labyrinthe était une jungle pleine de mystères. Et il ne convenait à aucun gwak de parler beaucoup de ce qu’il y voyait.

Face à mon expression distraite, Yum pencha la tête de côté, plongea une main dans une poche de son uniforme et en sortit deux feuilles d’humerbe.

— « Tu en veux ? »

J’acceptai et me mis à mâcher la feuille tandis que nous nous dirigions vers la salle des messagers. Ils étaient six à observer la partie et deux à jouer. Je me joignis au public, mais mes pensées étaient très loin des voix de mes compagnons de travail. Je ne pensais pas à Yal, ni à Korther, ni au loup des Souterriens. Je ne pensais pas non plus à Yerris et à ses yeux aveugles, ni à l’alchimiste, bien que ce soit un sujet qui me tenait presque aussi préoccupé que celui de Korther. Non, en ce moment-là, je pensais au Bor et aux dix siatos qu’il m’avait promis. C’est qu’avec l’hiver qui approchait, je commençais à avoir réellement froid quand j’enlevais l’uniforme et mes camaros avaient encore plus froid. Voler des vêtements était une possibilité, mais je n’avais pas du tout envie de retourner à l’Œillet, et il me fallait donc ces dix dorés. Et pour ça, me rappelai-je, je devais me rendre à l’Esprit Rieur et demander à voir une certaine Caldisona.

Une exclamation plus bruyante de mes compagnons me tira de mes pensées. Cinq heures avaient déjà sonné et, comme tous les jours à l’exception des Jour-Bontés et des Jour-Sacrés où je finissais de travailler à dix heures minimum, ma journée s’achevait à sept heures. Mâchant encore mon humerbe, je sortis de la pièce et traînai les pieds dans le couloir. Je passai devant la porte du bureau du directeur, qui à cette heure devait sans doute déjà être chez lui. Dans la salle des opérateurs, Dermen était occupé à classer des papiers avec deux autres employés. En me voyant, il lança :

— « Eh, gamin ! Puisque tu es là à flemmarder, donne-nous un coup de main. »

Je les aidai de bon gré pendant un moment, puis une petite cloche sonna, annonçant que de nouveaux messages étaient arrivés. Lassé de classer des papiers, je m’esquivai jusqu’à la salle principale, et Dalem, le chef de bureau, me remit une petite liasse de messages. Je consultai les adresses, m’assurai que je les connaissais toutes et sortis avec mes messages en direction de Riskel. J’en avais quatre. Le premier était pour un chapelier de l’Esplanade ; le deuxième pour une demoiselle Vayra de La Sereine dans la Rue de la Rose. Cette rue se trouvait au quartier de Riskel et était aussi transitée par les messagers d’Estergat que la Bourse de Commerce. Quand j’entrai dans la maison publique, je trouvai quatre jeune filles affolées qui s’agitaient au milieu de la pièce. Cette vue me laissa si perplexe que j’en oubliai même de crier « L’Hirondelle ! » et, au lieu de ça, je demandai :

— « Qu’est-ce qu’il se passe ? »

— « Une araignée ! » répondit la plus jeune, à l’évidence effrayée. « Une araignée horrible ! Esprits, il faut la tuer ! »

Mais, apparemment, aucune n’avait eu l’audace de mener à bout le massacre. Prenant des airs de conquérant, je lançai :

— « Pas de problème, mesdemoiselles ! Je m’en charge. Les araignées n’effraient pas les hirondelles. Où est-elle ? »

Elles me la montrèrent dans un coin de la pièce principale de l’établissement et, la vérité, je la trouvai grande et hideuse, mais les regards attentifs des demoiselles m’inspirèrent le courage suffisant et je l’écrasai fermement contre le mur avec ma botte avant qu’elle ne puisse s’échapper.

— « Morte et bien morte, » déclarai-je. Et je retirai ma casquette pour faire plus d’effet. « L’Hirondelle à votre service, mesdemoiselles. J’apporte une lettre pour la demoiselle Vayra. »

— « C’est moi. Bien joué, petit ! » me félicita-t-elle avec un évident soulagement.

Ses trois amies l’appuyèrent et, aussitôt, confus et ravi, je me laissai guider par leurs gestes, caresses et paroles et je me retrouvai assis à une table, un verre de lait devant moi et entouré de quatre pies qui papotaient de tout et de rien. À ma grande surprise, elles me posèrent des questions sur ma vie et, après avoir pensé leur raconter quelque histoire rocambolesque, j’optai pour la vérité et je leur dis avec fierté :

— « Eh ben, c’est simple. Je suis hirondelle et Chat gwak. Y’en a qui m’appellent le Barde et qui disent que je braille bien. »

Elles s’émurent beaucoup en apprenant que j’étais orphelin et m’invitèrent à chanter quelque chose. Je leur chantai la Kartikada, elles adorèrent et, quand je leur dis, à mon grand regret, que j’avais encore deux messages à délivrer, elles me proposèrent de revenir leur rendre visite, chose que je leur promis avec plaisir. Je sortis, emportant un grand baiser de la demoiselle Vayra sur le front et, quand je retournai au froid de la nuit, je pensai que ceux qui disaient que, les gwaks, nous grandissions sans amour maternel, disaient des bavosseries, car, n’étant les enfants de personne, nous étions ceux de tous, et les aimables demoiselles de la Rue de la Rose l’avaient bien compris.

Je voulus me débarrasser le plus vite possible des deux messages restants et je montai la rue en courant vers Tarmil. Le troisième message était pour une jeune femme qui, dès qu’elle prit la lettre, la déchira en plusieurs morceaux en grognant des imprécations.

— « Et qu’est-ce que tu regardes, toi ? » me lança-t-elle.

Je haussai les épaules et descendis les escaliers comme un lièvre. Le quatrième message me mena devant la boutique du barbier Malaxalra. Ce n’est que lorsque je m’arrêtai devant que je me rendis compte que le nom m’était très familier. Et quand je me rappelai que c’était le nom de famille de Kakzail, la curiosité s’empara de moi. Cela pouvait-il signifier que ce barbier était… ?

Me mordant une lèvre, avide de savoir, je jetai un coup d’œil à travers la vitrine. L’établissement était encore ouvert et j’aperçus un homme à l’aspect jeune et convenable, debout près d’une chaise. Il était en train de tailler la moustache d’un client. Au fond de la petite pièce, il y avait un garçon, deux ans plus âgé que moi tout au plus, qui nettoyait les lames de rasoir avec application. Une rafale de vent nocturne me dégourdit et je m’empressai de me diriger vers la porte, de la pousser et d’annoncer :

— « L’Hirondelle ! »

Le barbier me jeta à peine un coup d’œil avant de dire :

— « Samfen, charge-t’en, tu veux bien ? »

Le garçon laissa les lames et s’approcha pour signer le reçu. Je détaillai Samfen avec une intense curiosité. C’était la première personne que je connaissais avec ce nom, à l’exception de ce frère auquel, présumément, j’étais allé acheter un sirop un jour où je n’avais pas encore six ans.

— « Euh… le reçu, » me rappela Samfen.

Il me regardait avec étonnement en me tendant le papier. Je rangeai le reçu, agité.

— « Bon… J’y vais. Ayô. Au fait, » dis-je cependant. « Malaxalra… c’est un nom typique ? J’veux dire, y’en a beaucoup dans la ville ? J’veux dire, j’ai rien dit, » m’empressai-je d’ajouter et, sous son regard surpris, je sortis de là précipitamment. « Bonne mère… » murmurai-je.

J’avais fait le ridicule. Bon, ce n’était pas la première fois que je faisais le ridicule, mais devant une famille qui, déjà, ne voulait pas de moi, cela n’allait pas arranger les choses. Mais, de toutes manières, il n’y avait rien à arranger, pensai-je. Rien de rien.

Je m’arrêtai au coin de la rue et tournai la tête vers la boutique. Après une hésitation, je remontai en courant l’Avenue de Tarmil, je tournai de nouveau à droite, je pris un raccourci et arrivai au bureau juste quand sept heures venaient de sonner. Je me changeai, rangeai l’uniforme, reçus les quarante-deux clous que j’avais gagnés ce jour-là et pris la direction de chez Yal. Je me rappelais que c’était à la pension du Beau-Lieu, près de la Place de Lune, là-bas en bas, près du fleuve. Fatigué de courir, je pris mon temps et en profitai pour passer par Les Ballerines et demander un petit casse-croûte. Je ne vis pas Kakzail, ni le géant nordique ni les jumelles ou leur compagnon caïte roux. Je ne les cherchais pas non plus. Je passais près d’une taverne dénommée L’Écrou fou et je venais de croiser un groupe d’hommes quand l’un d’eux s’arrêta et me lança :

— « Ça alors ! Mais c’est le barde ? »

Je me retournai et soufflai.

— « Bonne mère ! Yarras. Qu’est-ce qui t’est arrivé ? »

Le ruffian de la Blanche était costumé et portait un bâton et tout et tout. Il s’esclaffa.

— « Cérémonie d’enterrement, rien de plus, » expliqua le grand roux. « Je commençais à croire que, toi aussi, on t’avait enterré. »

— « J’ai fait un séjour à l’auberge, » expliquai-je, en m’approchant. Je jetai un simple coup d’œil aux trois amis qui l’entouraient. L’un était Loto le Bricoleur. Les deux autres aussi m’étaient familiers. Je les saluai d’un geste. « Qui est-ce qui est mort ? »

— « Oh, l’épouse du vieux Fieronilles, » répondit Yarras. « Le pauvre nous a invités, tous ceux du Tiroir. Il ne lui reste plus de famille. Alors, comme ça, t’as été à l’ombre, hein ? »

— « Ouaip. Dis, ne crois pas que j’aie oublié les trente-six clous que je te dois, » dis-je, faisant l’honnête homme.

Je sortis trois dixclous, un cinclous et un clou et je lui donnai le tout tandis qu’il soufflait et souriait.

— « Eh bien, gamin, tu viens de gagner mon estime. D’habitude, les gwaks, il faut leur rafraîchir la mémoire. Tout de suite, je rentre chez moi mais, la prochaine fois que je te vois passer par Le Tiroir, je t’invite à un verre, ça te va ? »

Je souris largement et opinai du chef.

— « Naturel que ça me va ! Ayô et mes concomitances au vieux ! »

— « Tu veux plutôt dire tes condoléances, docteur, » se moqua Yarras.

— « C’est ça, c’est ça, » répliquai-je et je m’en fus, descendant la rue d’un bon pas, pensant au vieux Fieronilles et à son épouse défunte. Je pariai que, dorénavant, le vieux n’allait pas décoller de sa chaise du Tiroir.

Je trouvai la pension du Beau-Lieu juste avant un petit pont qui menait aux îlots des canaux. Il s’agissait d’un vieux couvent reconverti et la cour était ouverte et encombrée de bric-à-brac et de linge suspendu. Il devait déjà être près de huit heures et, à part quelque braillement de nouveau-né et un lointain aboiement apporté par le vent, la cour était plongée dans un silence sépulcral. Je me rendis compte, en errant de porte en porte, que je n’avais aucune idée du numéro où vivait Yalet. Je frappai alors à une porte par-dessous laquelle on devinait la lumière d’une bougie, une jeune fille m’ouvrit, je demandai après Yalet Ferpades, mais elle me dit qu’elle ne connaissait pas les voisins, qu’elle venait de louer, et elle me ferma la porte au nez. Bon.

Je me situai au centre de la cour et me mis à chanter :

Larilan, larilon,
Viens, Printemps,
Dent-de-lion,
Bomboumbim,
Qu’on est bien,
Au printemps,
Larilon, larilan,
Un brin arrogant, c’est vrai,
Bomboumbim, larilon,
Mais c’est toi qui es le plus beau,
Et toujours, toujours printemps
Tu arrives toujours devant.

J’avais entendu une porte s’ouvrir. Ce ne pouvait être que Yal. Personne d’autre ici ne pouvait avoir assez de curiosité pour ouvrir sa porte au froid.

— « Diables, je me faisais du souci pour toi, sari. »

Je me tournai et souris en voyant mon maître s’approcher. Il me fit signe de le suivre et je le suivis en disant :

— « Ayô, élassar. »

Je ne dis rien d’autre, et ce n’est que lorsque nous fûmes dans la petite pièce qui servait de maison à Yalet que je lâchai d’un trait :

— « J’ai gaffé, Yal. Et, maintenant, j’ai peur parce que… Korther est très en colère après moi, n’est-ce pas ? Ch’sais pas quoi faire, » avouai-je.

Allumant une deuxième bougie, Yal s’assit sur sa paillasse et soupira en se massant le front.

— « Bon… Je ne vais pas te mentir : Korther est très déçu avec toi. Tu as perdu sa confiance et cela signifie qu’il ne te proposera probablement plus aucun travail. »

J’arquai un sourcil. C’était tout ? Mon soulagement dut se voir sur mon visage parce que Yal fit une moue. D’un geste, il m’invita à m’asseoir.

— « Dis-moi, Mor-eldal. Qu’est-ce qu’il s’est passé cette nuit-là ? »

Je croisai les jambes et haussai les épaules.

— « C’est pas ma faute. La pierre est devenue folle, elle est tombée dans le ravin et Korther m’a demandé d’aller la chercher. Et quand je l’ai trouvée, Shokinori a lancé son loup sur moi et je suis parti en courant, mais le loup m’a attrapé. Et… et après… ch’sais pas, élassar. Ils m’ont pris la pierre et ils sont partis. »

— « Tu n’as pas parlé avec eux ? »

Je secouai la tête en silence. Yal s’éclaircit la voix.

— « Et après ? Pourquoi… euh… tu es parti ? »

Au ton de sa voix, je compris qu’il pensait que laisser tomber Korther avait été une stupidité. Je détournai les yeux et demeurai silencieux, sans savoir quoi dire. En grande partie, je m’étais carapaté à cause du loup, mais aussi tout simplement parce que j’en avais assez, parce que je voulais rentrer avec mes amis, parce que je voulais dormir… Des raisons que Korther aurait trouvé désespérantes, puériles et capricieuses… et peut-être bien que Yalet aussi.

À ce moment, la seule chose que je voulais, c’était changer de sujet. Après un long silence, Yalet souffla et demanda :

— « Tu vas rester ici cette nuit ? »

Je fis non de la tête.

— « Je peux pas. Désolé, Yal. Peut-être demain ? »

Yal soupira et secoua la tête.

— « Demain alors, » accepta-t-il. « Tu as vu : je vous ai même préparé des paillasses et tout. Tu pourras pas te plaindre. »

De fait, un bon tas de paille occupait le fond de la pièce.

— « Tonnerre ! » soufflai-je et j’allai essayer mon futur lit avant d’adresser un large sourire à mon maître. Je me mordis une lèvre. « Dis, Yal. Tu te souviens quand on allait au Sommet et que tu m’apprenais des choses ? »

Yal arqua les sourcils, souriant.

— « Bien sûr. »

— « Pourquoi on ne monte plus jusqu’au Sommet ? » demandai-je avec une pointe de nostalgie.

Yal resta interdit.

— « Oh. Eh bien. C’est que… je t’ai appris tout ce que je pouvais t’apprendre. Sauf une chose. »

— « Quoi ? » demandai-je, curieux.

Yal sourit légèrement quand il répondit :

— « À ne pas te moquer des kaps. »

Je sentis la honte m’envahir de nouveau.

— « Bouffres, je me suis pas moqué, » protestai-je.

— « Lui, c’est ce qu’il a ressenti. Mais ça ne fait rien, je suis sûr que tu réussiras à te réconcilier. Au fait, cette histoire avec Kakzail ? Comment ça se passe ? »

Me réconcilier, me répétai-je. Et que devais-je donc faire pour me réconcilier ? Aller le voir au Foyer ? Je secouai la tête.

— « Quelle histoire avec Kakzail ? »

Je remarquai que le regard de Yal se faisait plus prudent.

— « Eh bien. Ta… famille. Le barbier. Tu es allé le voir ? »

Je lui jetai un coup d’œil à la fois réservé et réticent.

— « Non. Pour quoi faire ? Lui non plus, il est pas venu me voir. »

Yal se frotta un sourcil en se raclant la gorge.

— « Oui. Bon. Moi à ta place j’irais le voir. Tu ne perds rien à le faire, tu ne crois pas ? Enfin. Je devais sortir avec des amis pour aller au théâtre. Je ne savais pas quand tu allais venir, alors je leur avais dit que je n’irais peut-être pas, mais… ça te dirait de venir ? » demanda-t-il, en se levant.

C’était la première fois qu’il m’invitait à aller avec ses amis et, à vrai dire, cela me surprit pas mal. De toute façon, je lui adressai une moue d’excuse.

— « Je dois aller voir mes camaros. »

Yal me lança un regard mi-moqueur mi-affectueux, il m’ébouriffa les cheveux et nous sortîmes tous les deux de chez lui.

— « Comment tu te débrouilles comme messager ? » s’enquit-il tandis que nous traversions la cour vers la sortie.

— « Bien. J’aime bien le travail, » admis-je avec entrain. « Mes compagnons sont sympathiques. Et je distribue pas seulement des messages. Hier, un opérateur m’a appris comment fonctionnait la machine qu’ils utilisent pour envoyer des magescrits et j’en ai envoyé un. Ch’te le jure. Et Dalem, celui qui nous donne les messages, il m’a dit que, demain, c’était mon tour d’aller donner du pain dur aux pigeons de l’Esplanade. Il paie quatre clous. Les messagers d’Estergat, on s’occupe de beaucoup de trucs ; comme ça, ça paraît pas grand-chose, mais c’est important. » assurai-je, en répétant des paroles que j’avais entendues dans la bouche de Dalem lui-même. « Yum dit que les gens nous font confiance à cause de l’uniforme et que c’est pour ça qu’ils nous donnent du travail. Ça me plaît bien. »

Yal souriait.

— « Eh bien, je suis content pour toi. Très content. En tout cas, on voit que tu préfères ça au travail que je t’avais trouvé avec Miroki Fal. »

Je soufflai, nous sourîmes et, alors, je levai la main avec l’index, l’annulaire et le pouce tendus en disant :

— « Vole ! » Et j’expliquai : « C’est le salut des messagers. On fait comme ça, » dis-je, en lui prenant la main, « et on tape la main, tu vois ? Je l’ai appris à mes camaros et Manras, il a trouvé ça trop bien. Il m’envie comme c’est pas possible. Surtout à cause de l’uniforme ! » m’esclaffai-je. « Bon, ayô et profite bien du théâtre. »

Yalet eut un petit rire.

— « Bonsoir, Mor-eldal. On dirait pas que t’étais un vrai sauvage, y’a à peine deux ans. Vole, » dit-il, blagueur.

Il fit le salut des messagers et s’éloigna dans la rue. Je partis à mon tour en sens inverse, en direction des Chats. Ses dernières paroles m’avaient troublé. De fait, j’étais arrivé à Estergat comme un ignorant, peut-être comme un sauvage, mais, dans le fond, je n’avais pas l’impression d’avoir changé. De m’être amélioré, ça, sans aucun doute, et cette constatation m’emplissait de satisfaction. Mais j’étais toujours Mor-eldal. Chose dont je me réjouissais parce que j’avais encore présentes à l’esprit les paroles de mon maître nakrus : “N’oublie pas tout ce que je t’ai appris,” m’avait-il dit, “et, surtout, Mor-eldal, surtout : ne cesse jamais d’être toi-même.”

Je traversai l’Avenue de Tarmil d’un pas rapide et je décidai d’aller à l’Esprit Rieur chercher mes dix dorés.

Je savais où se trouvait ce local : il n’était pas très loin de La Rose du Vent et je me rappelais avoir entendu que l’établissement était un peu comme le repaire central de Frashluc. Je n’y étais jamais entré et, quand je poussai la porte, à vrai dire, je fus surpris de voir que l’intérieur ressemblait à une taverne normale et assez animée.

Je me faufilai entre les tables bruyantes et, comme je ne vis personne derrière le comptoir, je tournai deux fois sur moi-même et me mordis pensivement la joue. Alors, je remarquai une jeune femme potelée vêtue d’une imposante robe rouge qui semblait être de la maison à sa façon de parler avec les clients. Je le confirmai quand je la vis passer de l’autre côté du comptoir et je m’approchai.

— « Madame… » l’appelai-je.

Elle m’ignora délibérément, pensant peut-être que j’allais lui demander l’aumône ou quelque chose du genre. Je m’empressai de la détromper :

— « Eh, m’dame, je cherche Caldisona. Est-ce que vous savez où elle est ? »

La jeune femme se tourna enfin vers moi et arqua un sourcil, tout en me scrutant.

— « Ton nom ? »

— « Draen. On m’a dit d’aller à… »

— « Oui, oui, » me coupa-t-elle d’une voix douce. « Leyna ! Occupe-toi du comptoir un moment, tu veux bien ? Par ici, gamin. »

Elle me guida vers la porte de derrière, nous sortîmes dans une impasse silencieuse, grimpâmes des escaliers de bois à moitié vermoulus et elle frappa à un gros battant.

— « Ferruca ! » cria mon guide. « Tu as un client. »

Après un silence, une voix éteinte répondit :

— « Qu’il entre. »

La jeune femme me fit entrer, me poussant doucement et, sans dire un mot de plus, elle referma la porte derrière moi et je l’entendis s’en aller. À l’intérieur, l’odeur d’encens était asphyxiante. Une bougie éclairait faiblement la pièce et j’aperçus, assise sur un grand lit, une femme très maquillée, mais laide, très laide, qui semblait sortie d’un conte d’horreur.

— « Comment t’appelles-tu, gamin ? »

Sa voix chevrotante me donna des frissons et quelque chose, d’instinct, me fit sérieusement envisager la possibilité de partir et de renoncer à mes dix siatos. Mais je fis le brave et répondis :

— « Draen, madame. Quelqu’un m’a dit de venir la voir et que vous me donneriez dix dorés. » Je la vis se lever et s’approcher, et je reculai d’un pas. J’insistai : « Je viens chercher les dix dorés. »

— « Et tu crois que je vais te les donner comme ça, sans plus ? » se moqua la laide. « Voyons, le Bor m’a dit que tu me devais un autre service, » me chuchota-t-elle et elle tendit la main vers ma joue.

J’écarquillai les yeux, horrifié.

— « Quoi ? »

Alors, rapide comme un serpent, elle me saisit le bras et je criai, je tentai de me dégager, mais la maudite était forte. Elle me jeta par terre, je me démenai en vain et je sentis son haleine d’ail sur mon visage.

— « Bonjour, Quatre-cents. »

Cette fois, la voix résonna profondément masculine. La laide s’esclaffa. Non, ce n’était pas la laide : c’était le Bor. Je retins aussitôt la décharge mortique que j’étais sur le point de lui lancer et croassai :

— « Bouffres, bouffres d’enfoiré ! »

C’est la seule chose qui me vint à l’esprit pour qualifier cette canaillerie. Le ruffian se releva, riant encore.

— « La robe me va bien, pas vrai ? »

Je soufflai en me redressant.

— « Divinement bien. Alors comme ça, c’est toi, Caldisona ? »

— « C’est moi, » sourit le ruffian.

Il alluma une autre bougie et s’assit sur une chaise avec une pose peu féminine. Les poudres qui couvraient son visage étaient aussi efficaces qu’un masque. Je me levai, encore incrédule.

— « Et ta dame ? »

— « En train de jouer comme une reine, » répondit joyeusement le ruffian. « Allez, assieds-toi ici et écoute. J’ai quelque chose à te dire. »

Après l’avoir dévisagé plus attentivement, je ne pus éviter de sourire et je m’assis à la petite table en disant :

— « La vérité, ça te va très bien. Surtout la coiffure. Et les boucles d’oreilles. Et le décolleté. Tu portes aussi des jarretières ? »

Le Bor sourit de toutes ses dents.

— « Tu veux vraiment le savoir, Quatre-cents ? »

J’ouvris des yeux ronds comme des assiettes quand il souleva la robe pour me montrer les bas et les jarretières. Une fois la frayeur passée, je laissai échapper un gros rire.

— « Si l’on se change en femme, il faut le faire sérieusement, » dit le Bor sur un ton d’expert. « Bon, venons-en à nos affaires. Si je me rappelle bien, je t’ai promis dix dorés en échange d’un service. »

Mon sourire s’effaça et je grimaçai.

— « Moi, je pensais que… »

— « Eh bien, tu pensais mal, » me coupa posément le Bor. « Je t’ai dit clairement que je te donnerais dix dorés en échange d’un service. Oui ou non ? »

Je fronçai les sourcils et acquiesçai.

— « C’est ce que t’as dit, » concédai-je. « C’est quoi, ce service ? »

— « Ah, » sourit le Bor. « En réalité, gamin, je pensais passer un petit accord avec toi. Mais, si je me trompe pas, ça fait déjà une semaine que t’es sorti de l’Œillet et… » Il sortit soudain une boulette noire et la laissa sur la table en disant : « Je suppose que tu as passé un accord avec quelqu’un d’autre avant moi. »

La vue de la karuja me produisit une réaction qui m’effraya. Je la regardai, hypnotisé, et je me demandai si, finalement, Yal n’avait pas raison quand il disait que, malgré tout, les sokwatas aussi étaient susceptibles de devenir accros. Je déglutis.

— « Non. J’ai… pas pris de karuja depuis que je suis sorti de taule. Je mens pas, » jurai-je en voyant l’expression sceptique du Bor.

— « Alors, t’as pris autre chose, » hasarda le Bor.

Je haussai les épaules sans répondre et il tambourina sur la table. Mon regard revint irrémédiablement se poser sur la boulette noire. Le Bor se racla la gorge pour attirer de nouveau mon attention et, cette fois-ci, il posa un petit sac dont le cliquetis me révéla immédiatement ce qu’il contenait.

— « Quinze dorés, » déclara le Bor avec désinvolture. « Si tu les portes à une personne et si tu reviens avec les papiers qu’elle te remettra… alors, je te donnerai tes dix siatos et je promets aussi que tu recevras quelque chose, chaque fois que tu viendras me voir. »

Je le regardai avec un mélange de surprise et de curiosité.

— « Qu’est-ce que je recevrai ? »

Le Bor haussa les épaules.

— « Un petit travail, de l’argent, de la karuja, que sais-je. Ce qui nous conviendra le mieux à toi et à moi. N’oublie pas qu’à l’Œillet, j’ai toujours été généreux. Qu’est-ce que tu en dis ? L’accord te convient ? »

Je mordillai ma lèvre tandis qu’il parlait et je finis par sourire jusqu’aux oreilles.

— « Rageusement, » avouai-je. « Alors, je travaille pour toi, c’est ça ? Naturel que ça me va. Y’a juste un truc… J’ai déjà un autre boulot. »

Le Bor se rembrunit.

— « Ah bon ? »

— « Oui, à l’Hirondelle, » expliquai-je. « Je suis messager. J’ai trouvé un grippe-clous tout bonasse qui m’a fait une lettre et ch’suis entré comme un roi. C’est que je suis en conditionnelle encore et j’ai besoin d’un contrat et ce genre de choses… »

L’éclat de rire du Bor m’interrompit.

— « Bon, bon, tant mieux ! Comme ça, tu seras pas tout le temps ici dans mes jambes. Ce que tu dois surtout pas oublier, c’est qu’ici, à l’Esprit Rieur, je suis Ferruca Caldisona et que le Bor a disparu de la surface de Prospaterre… »

— « Pour ça, pas de souci, » affirmai-je en levant les mains. Je quittai ma chaise et, comme si de rien n’était, je pris la boulette de karuja, la jetai en l’air et la récupérai à la volée en demandant : « Pourquoi est-ce que tu habites ici, avec ceux de Frashluc ? »

Le Bor roula les yeux.

— « Parce que j’ai des amis ici, logiquement. »

Ces mêmes amis qui l’avaient aidé à s’évader, devinai-je. Je le regardai avec curiosité.

— « Tu travailles pour Frashluc ? »

Le Bor fit claquer sa langue, contrarié.

— « Je ne travaille que pour moi et pour ma dame. Quatre-cents, » me prévint-il, les yeux plissés, alors que j’allais ouvrir de nouveau la bouche. « Me casse pas les pieds. »

J’esquissai un sourire parce qu’à cet instant, j’eus l’impression de causer avec mon maître nakrus. Combien de fois m’avait-il demandé de ne pas lui casser les pieds avec mes questions ! Sauf que, cette fois, au lieu de parler avec un squelette, je parlais avec un ruffian habillé en femme. Mon sourire s’élargit. Après une pause, je laissai la boulette de karuja sur la table, m’attirant un regard agréablement surpris du Bor.

— « Peut-être un autre jour, » dis-je. « Alors, à qui je dois apporter cet argent ? »

Les yeux du Bor sourirent.

— « À Pognefroide. Tu vas l’adorer : elle est encore plus belle que moi. »