Accueil. Moi, Mor-eldal, Tome 2: Le messager d'Estergat

5 L’Œillet

Le matin suivant, nous étions une quinzaine dans la cellule. La nuit avait été mouvementée et, moi, je l’avais passée, bâillonné, recroquevillé dans un coin, sans pouvoir fermer l’œil. En milieu de matinée, ils relâchèrent les trois gwaks, ceux-ci me dirent ayô et, moi, je leur répondis d’un geste muet. J’avais une soif de mille démons. Je m’approchai des barreaux et regardai un mouche, la mine triste. Il tarda peut-être une demi-heure à me prêter attention.

— « Qu’est-ce qu’il t’arrive, gamin ? » s’enquit-il.

— « Je crois qu’il demande la permission d’enlever le bâillon, » intervint un des autres mouches, assis à une table. « C’est le gwak qui s’est mis à chanter hier soir. »

Le gardien mit plusieurs minutes de plus avant de céder.

— « Tu ne vas pas te mettre à chanter, n’est-ce pas ? » Je fis non de la tête. Il se gratta le menton et s’approcha de la grille en disant : « C’est bon, tourne-toi et je défais le nœud. » Il m’ôta le bâillon à travers la grille et demanda : « Qu’est-ce que tu veux ? »

— « De l’eau, » répondis-je aussitôt.

On me donna à boire et, comme récompense, je ne prononçai pas un seul mot pendant tout le reste de la matinée. C’est vers midi que je vis apparaître deux têtes connues au commissariat. C’étaient Dil et Manras. Je souris largement. Ils entrèrent avec leurs journaux, Dil en vendit un à un mouche, Manras deux autres à ceux qui étaient dans la cellule et, comme je m’agrippai aux barreaux, le petit elfe noir s’approcha et me murmura :

— « Débrouillard, ce matin, Sla est venue nous parler sur la place. Elle veut qu’on te dise que, s’il faut payer une amende, Yal la paiera, mais que c’est possible qu’ils t’enferment quand même parce que c’est pas bien ce que t’as fait. »

— « Sla dit que tu es pareil que sa mère, » intervint le P’tit Prince.

Je grimaçai.

— « Fichtre. Mais c’est l’autre qui a failli nous tuer ! Les diables emportent ces isturbiés… »

Je captai un coup d’œil de la part du mouche gardien et, craignant que celui-ci dise quelque chose à Manras et à Dil et les fiche dehors, je m’empressai de dire à voix basse :

— « Écoutez, shours. Rendez-moi un service. Allez aux Ballerines et cherchez deux personnes qui logent là-bas et qui s’appellent Zoria et Zalen. Dites-leur que je vais pas pouvoir aller récupérer mon pendentif parce qu’on va peut-être bien m’enœiller aujourd’hui. C’est important. Ah, » ajoutai-je comme tous deux acquiesçaient, très attentifs. « Si elles vous posent des questions, vous répondez rien, compris ? Ces gens sont des fouineurs. Vous dites seulement : Draen peut pas aller récupérer le pendentif parce qu’il s’est fait pincer. Et vous vous carapatez, ça court ? »

— « Ça court, Débrouillard, » assura Dil. « Écoute, Sla nous a aussi dit qu’on te donne… ça. »

Il me tendit un journal. Et, à son expression aussi lisible qu’un livre ouvert, je devinai ce qu’il y avait à l’intérieur sans même regarder. De la sokwata. Ou de la karuja. Apparemment, Sla ne pensait pas que les mouches aillent me libérer au bout de quelques jours. Je soufflai, contenant mes nerfs.

— « Bon, dites-lui merci et… Décampez. Les mouches vous zieutent bizarrement, » dis-je. Comme je les vis hésiter et me regarder, la mine inquisitrice, je leur souris. « Vous inquiétez pas, tout ira bien. Prenez soin de vous et faites pas de bêtises. Merci pour l’exemplaire, comme ça, je mourrai pas d’ennui ! »

Ils partirent. J’ouvris le journal avec précaution et découvris les trois pastilles de sokwata. Discrètement, je les mis dans ma poche. Et je ne rouvris pas la bouche de tout l’après-midi. Ce n’est que la nuit suivante qu’un mouche vint me sortir de la cellule. Il m’enferma dans une chambre vide avec d’autres mouches. L’un d’eux sortit une feuille d’humerbe d’une petite boîte, il la mit dans sa bouche, se mit à mâcher et accepta le papier que lui tendait un compagnon avant de dire d’une voix posée :

— « Draen Hilemplert. Il y a deux jours, tu as attaqué le cocher d’un omnibus, tu l’as insulté, tu lui as arraché une botte et tu as jeté une pierre, brisant la vitre de son véhicule. Une dame qui était à l’intérieur a porté plainte pour agression. Une note du juge nous est parvenue. Il a considéré que, bien que l’agression n’ait pas provoqué de blessures, tes actions étaient impropres et violentes et il t’a infligé une peine de cinquante jours d’emprisonnement ferme à la maison de correction de l’Œillet, trois lunes de liberté conditionnelle et une amende de dix siatos pour désordre public, comportement antisocial, etcétéra, etcétéra. Quelque chose à redire ? »

Il y eut un silence. J’étais encore en train d’assimiler le châtiment. Le mouche acquiesça en pliant le papier.

— « Tu vas donc purger ta peine et tu auras un délai de trois lunes pour payer l’amende… en justifiant comment tu as obtenu cet argent, bien entendu. » Il fit une pause, mâcha sa feuille et reprit : « Tu as bien compris ton châtiment, n’est-ce pas ? »

Je fis oui de la tête et il insista :

— « Alors, explique-moi, pourquoi te mettons-nous en prison ? »

— « Parce que ce que j’ai fait, c’était pas bien, » dis-je, bien qu’intérieurement, je n’en sois pas si sûr.

Le mouche continua à mâcher sa feuille d’humerbe et approuva :

— « Bien. Je me réjouis que tu comprennes. J’espère que la maison de correction t’apprendra à maîtriser tes impulsions et à devenir un bon citoyen. Emmenez-le. »

J’inspirai et, quand je sentis une main me saisir l’épaule, je suivis mon guide sans résistance en me demandant : que se passerait-il si Shokinori et Yabir apparaissaient au Foyer et ne pouvaient communiquer avec personne ? Je soupirai, me sentant presque coupable de toute cette histoire. Je n’avais plus aucun doute : Korther allait bel et bien m’essoriller dès que je sortirais de l’Œillet.

Bien que la prison soit relativement proche, près de l’Avenue de Tarmil, ils utilisèrent un véhicule de police pour m’y mener. Arrivé là, ils me donnèrent un bracelet tout simple portant le numéro quatre-cents, ils me coupèrent les cheveux presque à ras et un fonctionnaire procéda à l’élaboration de ma fiche de prisonnier : il me mesura, écrivit dans un formulaire et, comme si ma mauvaise fortune n’était pas déjà grande comme un temple, alors que les gardiens allaient m’emmener dans mon cachot, ils eurent l’idée de me fouiller. L’unique façon de cacher les pastilles de sokwata aurait été de me les fourrer dans la bouche et peut-être même que cela n’aurait pas fonctionné. En tout cas, ils me les confisquèrent, les confondant avec de la karuja, car cela y ressemblait beaucoup. Je protestai par « eh, bouffres, ça, c’est à moi », ils ne m’écoutèrent pas, je leur dis que ce n’était pas de la karuja, ils se moquèrent de moi. Alors, je les traitai de voleurs, je m’emportai, l’un d’eux me prit par le cou, ils me secouèrent et, malgré mes protestations qui se transformèrent en supplications et en pleurs déchirants, ils se maintinrent fermes, ils ne me rendirent pas ce qui était mien et ils me poussèrent hors de la pièce. Mon humeur était encore plus sombre que les couloirs par où ils me firent passer pour me conduire à mon cachot ; car, maintenant, comment allais-je faire pour survivre sans sokwata…

Un gardien ouvrit le cachot. J’entrai et j’entendis la grille se refermer avant même de me retourner.

— « Allons, fais pas cette tête, dans quelques jours, tu t’habitueras, » me dit le gardien.

Et il me laissa seul. Bon, non, je n’étais pas seul, c’est le moins qu’on puisse dire. Dans le cachot, il y avait, une, deux, trois… sept autres personnes, comptai-je. Et il y avait six lits, trois en bas, trois en haut. Un gamin de l’âge de mes camaros était couché à plat ventre sur le sol, suçant ses doigts ensanglantés et levant des yeux curieux vers moi. Les autres étaient tous des adultes. Quatre d’entre eux jouaient aux cartes.

— « Tu crois que notre jeune compagnon va daigner nous saluer ? » dit un humain brun sur un ton désinvolte.

Je roulai les yeux et dis :

— « Ayô. »

Il m’adressa un sourire en coin tout en m’examinant.

— « Ayô. C’est la première fois que tu entres là, n’est-ce pas ? Je me présente : je suis deux-cent-trois, surnommé le Bor. Dix lunes d’auberge pour avoir lancé quelques mots de trop à un noble de haute naissance. Et toi ? »

Je promenai de nouveau mon regard sur le petit cachot avant de répondre :

— « Moi, c’est Draen. Quatre-cents, » ajoutai-je, en jetant un coup d’œil sur mon bracelet. Et je haussai les épaules. « Moi, j’en ai pris pour cinquante jours. Ils disent que je suis un antisocial. »

Le sourire du Bor s’élargit.

— « Vraiment ? Et, en cinquante jours, on doit faire de toi un citoyen social, c’est cela ? Mm. On verra ce qu’on peut faire. Bienvenue à la maison, gamin. »

D’autres me donnèrent aussi la bienvenue, ils me demandèrent ce que j’avais fait pour mériter le titre d’antisocial et je leur racontai ce qui était arrivé. Je générai pas mal d’éclats de rire en leur racontant tout le mal que j’avais eu à enlever la botte du cocher et, voyant clairement que ma présence était plus que bien accueillie, je m’enhardis et les interrogeai sur eux. Un moment plus tard, je savais déjà plus ou moins quel genre de compagnie j’allais avoir. Les deux qui ne jouaient pas aux cartes était le Variolé, un journaliste qui avait laissé des caricatures au mauvais endroit, et l’Hérétique, qui, comme l’indiquait son surnom, était un innocent diffamateur du Daglat. Ceux qui jouaient avec le Bor étaient trois : le Raïwanais, un elfe baraqué, ami du Bor, qui ne prononça pas un mot ; le Toqué, un illusionniste arnaqueur des rues ; et le Pied-tors, qui se définit fièrement comme un « marchand libre », ce qui, pour son malheur, était synonyme de contrebandier pour la justice arkoldienne. Quant au gamin, un certain Farigo, j’appris son histoire quand, à neuf heures du soir, à l’extinction des feux, je m’allongeai près de lui et lui demandai :

— « Et toi, shour ? D’où est-ce que tu viens ? »

Le garçon prit un air alarmé et posa un index sur ses lèvres. Je compris pourquoi lorsque je vis le geôlier passer dans le couloir avec sa lanterne. Quand l’obscurité revint, Farigo me répondit dans un murmure :

— « Ma famille est du Quartier Noir. On m’a pincé en train de voler, y’a trois semaines. Il me reste encore treize… non, quatorze semaines, » affirma-t-il.

On voyait qu’il tenait le compte à jour. Par curiosité, je calculai à mon tour combien de semaines il me restait et j’en comptai huit.

— « Fichtre. Et qu’est-ce que t’as chapardé ? » m’enquis-je.

Farigo soupira.

— « Des fourchettes. » J’arquai un sourcil dans le noir et il ajouta : « Et des cuillères. »

— « Braises. Eh beh, c’est pas de chance de t’être fait pincer par la Moucharde. Alors, comme ça, t’as de la famille ? »

Je sentis plus que je ne vis Farigo se faire réservé.

— « Oui, j’en ai, » dit-il après un silence. « Mais… ma mère veut plus de moi. Elle m’a dit que je revienne plus à la maison quand je sortirai, que je suis la honte de la famille et que, si un de mes germains meurt de faim, ce sera ma faute, parce que je flemmarde ici au lieu de travailler à la filature. » Il fit une pause et j’essayai de me mettre à sa place pour imaginer comment il devait se sentir. Mortifié, abandonné, peut-être. Il me surprit quand il admit tout bas : « J’ai fait quelque chose de mal. Et je dois payer. »

Je le vis poser le front sur ses bras croisés et je mordillai ma lèvre.

— « Et tu le paies, crois-moi, » dis-je alors. Et j’ajoutai : « T’inquiète pas. Les types à qui t’as volé les fourchettes, c’est des grippe-clous. Ils auraient toujours pu manger avec les doigts, comme tout bon gwak. » Je souris. « Bonne nuit, shour. »

Il me répondit dans un murmure, je pris la position la plus confortable possible et, après avoir écouté un long moment les respirations tranquilles de mes compagnons et le silence de la prison, je sombrai dans le premier sommeil un peu long depuis que les mouches m’avaient mis la main dessus.

* * *

Le jour suivant était Jour-Sacré et jour de repos. Aussi, après nous avoir donné un bol de soupe claire, les gardiens nous envoyèrent à la chapelle prier et écouter le prêtre pendant une heure. Le prêtre souhaita la bienvenue à ceux qui étaient entrés à l’Œillet cette semaine-là et il nous donna à chacun une bougie que nous devions allumer avec le grand cierge et promener dans toute la chapelle jusqu’à l’entrée. Je suivais la procession avec ma bougie et avec la tête de celui qui pense « diables, mais qu’est-ce que je fais ici » quand, soudain, profitant de ce que personne ne regardait, le Bor souffla fortement, les lèvres tordues, et ma bougie s’éteignit. Je sifflai entre mes dents et mes lèvres prononcèrent un silencieux :

— « Espèce d’enfoiré. »

Le Bor, cependant, regardait ses ongles, l’air absent. Je soupirai et, me rappelant que Rogan m’avait raconté quelques-unes des brimades qu’on lui avait infligées les premiers jours de prison, je me dis que cela, en comparaison, c’était plutôt innocent, et je décidai de prendre les choses avec philosophie.

Pour ne pas revenir jusqu’au grand cierge, j’utilisai la flamme du garçon que j’avais juste derrière pour allumer ma bougie. Aussitôt, le prêtre se scandalisa :

— « Saint Esprit Patron, que vois-je ! On ne mêle pas les flammes ancestrales ! Viens ici, mon garçon. Fais demi-tour et demande pardon à l’autel, si tu ne veux pas être maudit pour ta faute. »

Sous les regards railleurs, amusés ou indifférents des prisonniers, je retournai à l’autel, la mine effrayée. Et que devais-je dire, au juste ? Je regardai le grand cierge, puis l’autel de pierre avec la grande étoile du Daglat gravée dessus et je déglutis.

— « Je suis désolé. »

Le prêtre prit un air réellement embarrassé.

— « Et moi davantage, mon fils. Tu ne connais donc pas la prière du pardon ? »

— « La… prière du pardon, » répétai-je, appréhensif, et alors j’eus une illumination. Rogan m’avait appris la prière ! Je souris. « Si, bien sûr que je la connais ! Elle dit comme ça : ancêtres, pardonnez à ces pécheurs qui donnent même pas l’aumône aux pauvres, Saint Esprit Patron !, pardonnez aux âmes des grippe-clous, que leurs souffrances aux enfers soient légères et que le jour où ils se fumiseront, les Esprits pardonnent leur avarice et les accueillent aux… aux enfers les plus confortables d-de… euh… »

Je me tus face à l’expression effarée du prêtre. Je promenai un regard nerveux autour de moi. Dans la chapelle, on entendait des rires étouffés. Le Bor serrait très fort ses lèvres et il était rouge comme la chair d’une pastèque. Bouffres. Que diables avais-je dit ? Je rougis à mon tour, mais de honte, et je bredouillai :

— « Pardon, m’sieu. Je me suis trompé de prière. »

J’hésitai et je fus sur le point d’ajouter un « n’est-ce pas ? », mais je n’en eus pas le temps : le Bor s’esclaffa d’un rire grave de baryton qui retentit dans toute la chapelle et les petits rires des prisonniers se changèrent en éclats de rire. Avec effort, les gardiens réussirent à calmer l’hilarité générale et le prêtre se racla la gorge.

— « S’il te plaît, rallume le cierge. Avec la permission des gardiens, je garderai ce jeune garçon une heure de plus. Je crois qu’il en a besoin. »

À ma consternation, je perçus l’assentiment d’un des gardiens. Je soupirai, allumai ma bougie et, parcourant de nouveau les rangs de prisonniers avec celle-ci, je fis bien attention de ne pas passer près du Bor.

Quand les prières prirent fin, le prêtre s’occupa de moi. Il m’emmena baigner ma tête d’une huile bénite et il me donna des leçons pour empêcher au moins que mon âme se transforme en un Esprit du Mal quand je mourrais. Je le remerciai, je lui promis qu’à partir de ce jour, je prierais tous les soirs les Esprits, et on me renvoya dans le cachot. Durant des heures, le Bor ne cessa de me demander de lui réciter les prières que m’avait apprises Rogan. Tout le couloir, geôliers inclus, tendait l’oreille pour m’écouter et relayer mes paroles à leurs voisins. Curieusement, le seul qui ne sembla pas du tout se divertir avec cette histoire fut l’Hérétique, allez savoir pourquoi. En tout cas, le Bor s’amusa comme un fou et il me récompensa même en m’offrant un cigare. D’après ce qu’il dit et d’après ce que je vis, cet homme menait une vie de prisonnier privilégié. Il tirait de l’argent de sa dame, qui était selon lui la meilleure joueuse de cartes d’Arkolda, et, en plus, il jouait lui-même de l’argent en faisant des paris aussi bien avec les gardiens qu’avec des prisonniers et, à ce qu’il affirmait, il gagnait parfois un bon pactole. Cela faisait déjà deux lunes qu’il était à l’Œillet et il avait plusieurs gardiens « dans la poche », comme il disait. Il leur achetait des cigares, des tasses de café, de la dent-de-passion et d’autres substances qu’il partageait avec son ami le Raïwanais. Quand j’appris tout cela, je crus voir dans le Bor mon salut. Aussi, vers la fin de l’après-midi, je lui demandai d’un ton détaché :

— « Dis, Bor. T’achètes aussi de la karuja ? »

Il me regarda d’un air évaluateur.

— « Non, mais je pourrais m’en procurer, pourquoi ? »

Je croisai le regard attentif du Toqué et j’eus un tic nerveux.

— « N-non, pour rien. »

Et j’allai me recroqueviller près de Farigo. De tous les compagnons de cachot, celui qui me déplaisait le plus —ou celui qui me plaisait le moins, selon la perspective— c’était le Toqué. Il m’avait l’air d’être un type à l’humeur changeante. Et un fouineur. Je savais qu’un jour ou l’autre, je devrais avoir recours au Bor pour m’approvisionner en karuja. Mais je ne voulais pas que tout le monde l’apprenne. Ça aurait été un peu, je ne sais pas, comme si j’avais révélé aux quatre vents ma faiblesse. C’était quelque chose qui ne se faisait pas dans le monde des Chats. Et dans le monde de l’Œillet, non plus. Je soupirai et, ignorant le regard curieux que me jeta le Bor, j’enfouis ma tête entre mes bras et fermai les yeux.

Le jour suivant était un jour de labeur et l’humeur chuta d’un coup dans tout le couloir. Je sus rapidement comment seraient les journées que je passerais en prison. On ne peut plus fatigantes et monotones. Nous nous levions à cinq heures et demie, nous déjeunions de la soupe claire, puis un geôlier appelait telle ou telle section. Celles des condamnés à de longues peines s’en allaient aux carrières piquer la pierre ou aux fabriques sous la stricte supervision des gardiens. La mienne restait à l’Œillet, à défaire de vieilles cordes de chanvre pour récupérer le matériel. Comme travail, il était difficile de trouver plus ennuyeux. On ne pouvait pas parler, c’est tout juste si l’on pouvait respirer sous les regards bourrus des surveillants sous peine de recevoir une bonne volée de coups de bâton ou de voir sa ration de nourriture réduite à des limites insoupçonnées… Nous étions ainsi, silencieux et travailleurs, jusqu’à midi. Nous mangions. Nous poursuivions notre labeur jusqu’à sept heures. Nous retournions dans nos cachots, dînions et, à neuf heures, nous devions tous dormir.

Je rencontrai un problème stupide. C’est qu’en défaisant les cordes goudronnées, ma main droite ne saignait pas comme l’autre, et j’eus peur d’éveiller des soupçons. Pour y remédier, je joignais les mains pour tacher aussi de sang la main droite et feignais de me sucer les deux, comme si toutes deux me faisaient mal. Ma technique de précaution suffit amplement pour éviter toute question embarrassante. Mais, de toute façon, mourir sur le bûcher comme nécromancien ou mourir de douleur et de soif faute de sokwata, à vrai dire… je ne sais ce que je préférais. Heureusement, il se pouvait que le Bor daigne m’acheter de la karuja. Si je m’armais de courage pour le lui demander.

Finalement, le matin du cinquième jour, alors que nous déjeunions, je m’approchai du Bor et lui murmurai :

— « Bor. Je peux te demander quelque chose ? »

Il arqua un sourcil en percevant ma nervosité.

— « Qu’est-ce que tu veux ? »

J’hésitai et m’approchai de son oreille avant d’avouer :

— « J’aimerais t’acheter de la karuja. J’ai pas d’argent. Mais je te jure que, quand je sortirai, je te revaudrai ça largement. Promis, juré. »

Le Bor me regarda dans les yeux et s’esclaffa bruyamment.

— « Et tu penses que je vais te croire, hein ? »

Maintenant, l’attention des autres s’était tournée vers nous. Je m’empourprai et affirmai :

— « Oui. Je mens pas. »

Le Bor me regarda, les yeux plissés.

— « Tu es si accro que tu peux pas t’en passer une lune ? »

Je ne lui répondis pas, mais je lui adressai une mine suppliante. Il me rendit un regard songeur et, soudain, un sourire étira ses lèvres.

— « Bien. Mais il se peut que je te demande plus que de l’argent. Un service à l’intérieur de ces trois murs et de cette grille. Je te l’expliquerai ce soir, d’accord ? »

J’acquiesçai, appréhensif. Je ne voyais pas très bien quel service je pouvais lui rendre maintenant, n’ayant pas un clou en poche, mais je n’avais pas de doute, quoi qu’il me demande, je le ferais. Parce que, sans le Bor, j’étais mort.

Les geôliers ne tardèrent pas à arriver pour nous conduire à la salle de travail et, durant toute la journée, je pensai à ce service que le Bor allait me demander. Je n’avais rien d’autre à faire à part penser et m’abîmer la main.

Quand ils nous rendirent à nos cachots, nous dînâmes, le Bor commença à jouer la partie de cartes quotidienne avec le Raïwanais, le Toqué et le Pied-tors et je crus qu’il avait complètement oublié notre discussion du matin quand, soudain, peu après que le geôlier soit passé dans le couloir, il laissa tomber les cartes et dit :

— « Tous, écoutez. Venez. Variolé. Hérétique. Ce que j’ai à dire vous regarde tous. »

Intrigué, j’allai m’asseoir au pied du lit, j’enlaçai mes genoux et le Bor m’adressa un léger sourire avant de déclarer à voix basse à tout le monde :

— « J’ai le plaisir de vous annoncer que vos chers compagnons le Bor et le Raïwanais vont vous fausser compagnie avant l’hiver. Et, si vous pensez qu’on va mettre fin à nos jours, vous vous trompez : on va s’envoler comme des oiseaux par la fenêtre. J’ai déjà le matériel : j’ai seulement besoin d’un petit volontaire pour qu’il monte jusqu’à la fenêtre et lime les barreaux. Avec de la patience et de la persévérance, il y arrivera sûrement. Un volontaire ? » ajouta-t-il.

Tous étaient restés interdits face à la nouvelle, mais je réagis rapidement en comprenant la proposition tacite :

— « Moi, ch’suis volontaire. »

— « Naturel que tu l’es, » sourit le Bor. « Et, maintenant, j’ai besoin de six volontaires pour la fermer. Vingt siatos chacun, c’est suffisant, messieurs ? »

Le Pied-tors souffla.

— « Assurément, » affirma-t-il à voix basse. « Mais, Bor, tu es sûr que tu veux t’évader ? Il ne te reste que huit lunes. »

Les yeux du Bor scintillèrent.

— « Huit lunes, c’est plus que suffisant pour perdre une dame. Et il est hors de question que je la perde. Le Toqué, qu’est-ce que tu dis ? »

Celui-ci acquiesça avec une moue désintéressée.

— « C’est vos affaires, je m’en mêle pas. Évidemment, je parlerai pas. Mais t’as intérêt à tenir ta parole et abouler ces vingt siatos dès que tu sortiras. »

— « Tu les auras. Variolé ? »

Le jeune journaliste jura à son tour et l’Hérétique roula les yeux et revint sur son lit en disant :

— « Fais ce que tu voudras, Deux-cent-trois : je m’en fiche comme d’un saint. »

— « Je m’en doutais. » Quand le regard du Bor se tourna vers Farigo, celui-ci pâlit. « Et toi, le môme ? Es-tu assez diable pour moucharder aux gardiens et empêcher le Bor de se réunir avec sa bien-aimée ? »

Farigo fit non de la tête, effrayé.

— « Non, m’sieu. Je dirai rien. »

— « Bien sûr que tu ne diras rien. Ton honneur et ta vie en dépendent. »

Quand je sentis le regard du Bor se poser sur moi, je levai les yeux au ciel.

— « Moi non plus, naturel, » dis-je.

— « Je n’en attendais pas moins de toi, » me complimenta le Bor. « Parfait. Je te demanderai juste qu’en plus, tu te débrouilles pour récupérer des morceaux de corde de chanvre pendant la journée. On en aura besoin. »

Je haussai les épaules, prenant l’air de celui qui est habitué à planifier des évasions.

— « Ça court. »

Le Bor sourit.

— « Bon. Eh bien, alors… » Il sortit plusieurs limes de sous son lit et m’en tendit une. « Au travail, Quatre-cents. »

Je pris l’outil et remarquai qu’avec celui-ci, le Bor m’avait laissé une petite boule noire dans la paume de la main. La karuja, compris-je. Je dissimulai et, sous les regards de mes compagnons de cachot, je grimpai jusqu’à la fenêtre, je me recroquevillai et jetai un coup d’œil à la ville nocturne. Dans les ombres de la nuit, on ne voyait que des lumières lointaines dans les fabriques près du fleuve d’Estergat et les étoiles ténues qui brillaient dans le ciel. Je n’étais emprisonné que depuis à peine une semaine et, pourtant, comme j’aurais aimé pouvoir être là-bas dehors, avec mes camaros, libre et sans avoir à supporter les manies des gardiens ni à boire leur soupe dégoûtante ! Je me sentis soudain en complet accord avec la décision du Bor. Je comprenais parfaitement que perdre huit lunes de vie à l’Œillet au lieu de les passer avec sa dame était une injustice. Surtout que, d’après ce qu’il disait, son unique crime avait été de maudire les ancêtres d’un grippe-clous. Il méritait bien de sortir de là et la tête haute.

Je saisis les barreaux et les tâtonnai. La fenêtre se rétrécissait vers l’extérieur. Elle avait une grille dont les barreaux, verticaux et horizontaux, étaient très gros et en fer résistant… mais ils n’étaient pas en pur acier noir. Je souris, fourrai la karuja dans ma poche pour quand j’en aurais besoin, lançai un sortilège de silence et commençai à limer.