Accueil. Cycle de Shaedra, Tome 5: Histoire de la dragonne orpheline

16 Chemin des marécages

Le jour du départ s’annonça gris et, bientôt, tous les kals, nous étions installés dans deux grandes charrettes qui n’avaient aucune bâche pour se protéger de la pluie. Pour compenser, lorsque la bruine se transforma en pluie, on nous donna une énorme toile noire rectangulaire que nous dûmes soutenir à chaque coin.

Nous étions tous présents. Pas seulement les har-karistes. Avend, Salkysso, Yori, Marelta et Kajert aussi étaient là. Avend avait la mine très sombre et Salkysso m’apprit qu’il était ainsi depuis plus d’un mois, mais personne ne savait pourquoi. Marelta était très occupée à raconter tout ce qu’elle savait sur Aefna, sur les magasins, la mode, les temples magnifiques et les rues et leurs portiques… C’était un flux continu de paroles. Elle s’était assise à côté de Yori et celui-ci semblait être sur le point d’exploser. Laya, cependant, l’écoutait avec un extrême intérêt, et Yeysa semblait attentive elle aussi.

Le départ avait présenté quelque difficulté. Cela n’avait pas été facile de cacher Frundis, mais ce qui m’avait donné le plus de mal, ç’avait été de lui faire comprendre que je ne l’abandonnais pas. Je lui promis que ce serait juste pour le voyage, car, à Aefna, personne ne chercherait à savoir si j’avais récupéré mon bâton ou si j’en avais acheté un nouveau très ressemblant, par nostalgie. J’avais dû me lever la nuit pour le placer sous le siège en bois de la charrette et le recouvrir, de sorte que, le matin, lorsque tous posèrent leurs sacs de voyage, aucun d’entre eux ne remarqua sa présence. Moi qui pensais m’en aller presque les mains vides, je fus très surprise quand Kirlens m’offrit une boîte en carton pleine de délicieux biscuits, et Wiguy, un paquet rectangulaire, en me demandant de ne pas l’ouvrir avant d’être partie. Mon sac était, finalement, bien rebondi.

— Attention ! —cria soudain Ozwil, au moment précis où toute l’eau accumulée sur notre toit de toile tombait sur nous.

— Démons ! —s’exclama Yori, en se plaignant—. Quel maladroit !

— Désolé —s’excusa Ozwil, sans pouvoir toutefois s’empêcher de rire lorsqu’il vit que nous étions tout trempés.

Laya, Kajert et Avend, en grognant, cessèrent de soutenir le toit improvisé et, en voyant que les autres se plaignaient, Kajert expliqua :

— De toutes façons, si c’est pour nous tremper d’un coup au lieu de petit à petit, je ne vois pas beaucoup l’intérêt.

J’entendis que celui qui tenait les rênes des quatre chevaux laissait échapper un léger éclat de rire en nous voyant si ronchonneurs. En quelques minutes, nous passâmes d’être mouillés à êtres trempés comme une soupe. Enveloppés dans nos capes, nous regardions, en silence, le paysage monotone qui menait à Belyac.

— Si seulement il ne pleuvait pas —fit Laya vers midi.

— C’est sûr, oui —soupirai-je—. J’ai l’impression qu’il va nous pousser des nageoires.

— Toi, tu en as déjà —dit Marelta, railleuse.

Venant d’une autre personne, je l’aurais pris comme une plaisanterie, mais le ton de Marelta ne laissait pas l’ombre d’un doute : elle voulait s’en prendre à moi. J’avais passé trop de temps à me taire, sans répondre à ses paroles pleines de goguenardise, et je me sentais en excellente forme pour lui répliquer ; cependant, je savais qu’une dispute, outre le fait d’être totalement inutile, ne donnerait rien de bon.

— Les ternians sont comme les lézards, la pluie ne les dérange pas —poursuivit Marelta—. C’est pour ça qu’ils n’ont jamais su construire leurs propres maisons. C’est vrai ! —dit-elle, en voyant que les autres la regardaient, silencieux, en secouant la tête—. Les autres races ont dû apprendre aux ternians ce qu’était la civilisation. Et si on les laissait faire, ils partiraient en courant dans leurs bois, comme les singes.

“J’ai une envie irrépressible de lui donner un coup de poing”, communiquai-je sereinement à Syu.

“Et moi d’affiler mes dents”, répliqua le singe, en les montrant à l’elfe noire avec un air qui prétendait être menaçant.

Je souris à Marelta, froide et indifférente.

— On voit que tu connais ta leçon d’Histoire. Mais laisse-moi te dire qu’effectivement, j’ai plus d’affinité pour Syu que pour des personnes criardes et ridicules qui ne peuvent pas parler sans cracher de venin.

— L’Histoire ! —s’écria Marelta, en s’esclaffant—. Comme si les ternians avaient une « Histoire ». Ils ne savaient même pas écrire il y a quatre jours.

— Revois ta leçon —lui répliquai-je—. Tu te trompes.

Marelta leva les yeux au ciel.

— Tu as raison, tout n’a pas à voir avec la culture : la race des ternians a toujours montré son infériorité. Tout le monde le dit —ajouta-t-elle, presque avec sincérité.

Je haussai un sourcil.

— Et qui est ce « tout le monde » ? Parce que je ne me sens inférieure à personne, moi.

— Laisse tomber —dit soudain Marelta, en détournant le regard—. Je ne parle pas avec des êtres inférieurs.

Je secouai la tête, hallucinée.

— Tu sais, Marelta ? Avant, tes répliques étaient plus ingénieuses. Tant de temps sans me voir… Tu commences à manquer d’entraînement.

Ozwil, Salkysso et Révis sourirent et Marelta les regarda comme si elle contemplait trois nérus un peu stupides.

— Cela suffit. Je ne dis que ce que tous pensent ici…

— Marelta —intervint Laya, avec diplomatie—. Ici, nous connaissons tous l’histoire de chaque race et de chaque peuple d’Ajensoldra. Et à aucun moment, un maître de la Pagode n’a dit que, les elfes noirs, nous étions supérieurs à d’autres races ni que les ternians étaient incivilisés.

— Oui, c’est ridicule, Marelta —approuva Ozwil, gâchant tout l’effet diplomatique de Laya.

— Allez au quarantième enfer ! —s’écria Marelta, en croisant les bras—. Je sais ce que je dis, et je sais des choses sur elle que personne ne sait —ajouta-t-elle, en me désignant d’un geste du menton.

— Même pas moi ? —répliquai-je, moqueuse.

— Ça suffit —dit alors Avend, et son ton sérieux et responsable nous fit tous taire—. Vous n’êtes plus des nérus. Taisez-vous donc.

Avend n’avait pas parlé de toute la matinée et nous nous figeâmes en nous rendant compte que la conversation pouvait être plus qu’ennuyeuse pour ceux qui n’y participaient pas. Laissant échapper un grand soupir, je m’enveloppai davantage dans ma cape et je me tournai vers le paysage pluvieux. On n’entendait que le grincement de la charrette et le bruit des sabots mêlé à celui de l’averse.

— Nous allons tomber malades —se plaignit Zahg, grognon.

Ozwil jeta un regard hostile vers le ciel gris.

— Cette pluie n’a rien de naturel —dit-il—. Ce sont sûrement quelques celmistes d’Aefna qui nous l’envoient pour que nous perdions plus rapidement le Tournoi.

— Sûrement —approuvai-je, avec un petit sourire—. Quels tricheurs —me lamentai-je.

— On n’a plus qu’à le prouver —dit Salkysso, en passant la main sur son visage dégoulinant d’eau—. Il nous faudrait un détective.

— Avend ! —s’exclama Laya—. Tu ferais un bon détective, toi !

Avend nous regarda tous et j’eus l’impression qu’il était à des lieues de là.

— Moi non —répondit-il, alors—. Aryès le ferait beaucoup mieux.

Je sentis un pincement au cœur en l’entendant parler d’Aryès, et mon humeur tomba comme la pluie. Je ne prononçai plus un mot jusqu’au soir, où il cessa de pleuvoir et le ciel se teinta de couleurs chaudes qui contrastaient avec les nuages sombres qui filaient au sud-est. Les terres que nous traversions étaient détrempées, surtout au nord.

“Moi, dans ma vie d’avant, je n’avais jamais vu autant de pluie”, m’assura Syu, en sortant la tête, par le col de ma cape.

“Je sais. Mais les choses changent. Peut-être que le Cycle des Marais a commencé depuis deux ans déjà et qu’il changera bientôt”, dis-je, avec espoir. “Mais ne pensons plus à la pluie. Le soleil est en train de se coucher… tu sais ce que cela signifie ?”

“Qu’il est l’heure de dormir ?”, suggéra Syu.

“Qu’il est l’heure de manger, Syu, de manger !”, fis-je, et tous deux, nous sourîmes à cette pensée.

* * *

Nous nous arrêtâmes à l’auberge suivante. Elle était assez grande, construite de bois et de pierre blanche. Les clients habituels devaient être peu nombreux, vu les rares granges qui étaient dispersées sur l’immense étendue de terrain plat et embourbé que nous avions traversée.

Un garçon de notre âge sortit pour nous accueillir et s’occuper des chevaux et nous entrâmes dans l’établissement, pressés de changer nos vêtements mouillés. L’intérieur était chaleureux et accueillant, et le couple d’aubergistes nous souhaita la bienvenue avec amabilité. Leur expression dénuée de surprise me fit comprendre qu’ils étaient déjà au courant de notre arrivée. Il était clair que notre voyage avait été programmé à l’avance. Ce qui se comprenait, car il n’était pas facile de loger un groupe de presque trente personnes. Tandis que les maîtres de la Pagode s’approchaient du comptoir, la femme de l’aubergiste nous fit signe de monter les escaliers.

— Je vais vous conduire à vos chambres. La plupart sont de quatre personnes.

Je remarquai que Syu s’agitait, inquiet.

“Comment vas-tu faire pour te transformer ?”, me demanda-t-il.

Je retournais cette question dans ma tête depuis plusieurs heures.

“Je me débrouillerai”, affirmai-je, et je me raclai la gorge. “Veux-tu rester tranquille ?”

Le singe n’arrêtait pas de gesticuler depuis que nous étions entrés.

“Il y a une odeur qui me préoccupe”, avoua-t-il.

“Quelle odeur ?”, demandai-je, alertée.

Syu regarda autour de lui, en tendant le cou.

“Une odeur de chats”, répondit-il alors.

Le singe gawalt avait raison, comme je pus le vérifier par la suite : l’auberge était envahie par les chats. Rien qu’en grimpant les escaliers, nous croisâmes déjà un chat noir qui s’était immobilisé au milieu, paralysé par tant d’agitation, et qui nous regardait, les yeux grands ouverts et les dents sorties.

— Saute, petit chat ! —fit Yori, en faisant claquer ses pas sur les marches pour chasser le félin.

Le chat feula et se faufila entre nous comme un éclair, en direction du réfectoire, provoquant plus d’un commentaire.

— Ne vous effrayez pas —dit l’aubergiste, radieuse, en se tournant vers nous—. Celui-ci est très timide. Aimez-vous les chats ?

J’entrevis le regard méprisant de Marelta et je compris ce qu’elle devait penser : une conversation à propos de chats avec une aubergiste excentrique —car tout son aspect le laissait penser— n’était pas digne d’une kal de bonne famille. Ozwil, cependant, l’air très intéressé par le sujet de conversation, répondit :

— Chez moi, j’ai une chatte qui a eu une portée de huit petits, il n’y a pas longtemps.

Les yeux de l’aubergiste s’illuminèrent.

— Huit chatons ! —s’enthousiasma-t-elle, en sortant un trousseau de clés—. Ceci est plus difficile que de remporter le Tournoi —ajouta-t-elle avec un sourire, en ouvrant la première porte—. Une chambre de quatre personnes, qui la prend ?

Soudain, pensant qu’être à proximité des escaliers pouvait avoir ses avantages, je m’écriai rapidement :

— Moi.

Sotkins et Laya rentrèrent avec moi et, en voyant Galgarrios hésiter, je réprimai un sourire.

— Tu ne rentres pas ? —lui demandai-je.

— Pas avant que nous nous soyons changées —fit Laya précipitamment—. Je ne supporte plus ces vêtements mouillés.

Je fis un signe d’excuse et je fermai la porte. Je me changeai aussitôt, enfilant ma tunique bleue et je tordis ma cape avant de l’étendre près de la fenêtre, gouttant encore. Les volets étaient fermés et je pensai attentivement à mon plan : si je me transformais, serait-il nécessaire de sortir de la taverne ? Ensuite, je reformulai ma phrase en supprimant le « si » : je devais me transformer de toutes façons, parce que, même si la nuit je ne sentais pas le goût amer du poison dans ma bouche, le jour suivant, je le sentirais forcément, et je ne pouvais pas me transformer en démon sur une carriole bondée de kals, sous les yeux des maîtres de la Pagode.

“J’essaierai de me cacher sous les couvertures”, proposai-je à Syu. “Qu’en penses-tu ?”

“C’est une idée”, approuva Syu.

“En espérant qu’ils ne feront pas de bazar et qu’ils iront se coucher tôt”, soupirai-je. “Quelle poisse ! Comme je le déteste !”

Syu n’eut pas besoin de me demander de qui je parlais, seule une personne avait tenté de me tuer trois fois : Taroshi, le gamin au petit visage de chérubin et au cœur de serpent déréglé.

J’allais quitter la chambre lorsque je me souvins du paquet de Wiguy et je le sortis de mon sac orange. Le paquet n’était pas mou, ce n’étaient donc pas des habits, comme j’aurais pu le supposer. Cela ressemblait à une boîte en carton dur. Avec une certaine curiosité, je l’ouvris et je fus très surprise. Wiguy m’avait offert un livre. La couverture était en peau et, sur le dos, était écrit en lettres dorées : Histoires d’Aefna et sur la première page : Histoires d’Aefna : la Cour, le Palais Royal et le sanctuaire de la Fille et du Fils-Dieu.

— Par Ruyalé —pouffai-je.

Laya et Sotkins, enfin changées, me regardèrent, intriguées.

— Que se passe-t-il ? —me demanda Laya.

— Wiguy m’a offert un livre sur les commérages d’Aefna. Et il est daté de l’année dernière seulement —dis-je, très amusée.

Elles examinèrent le livre et Laya haussa les épaules.

— Eh bien, c’est un beau cadeau, pourquoi cela te fait rire ?

— Parce que Wiguy ne m’a jamais offert de livre —dis-je, un sourire en coin—. Et on dirait que, comme je vais à Aefna, je dois connaître la vie de tous ses représentants.

Laya secoua la tête, sans comprendre ma réaction, tandis que je gardais soigneusement le livre dans mon sac à dos.

— Comme ça, j’aurai de la lecture. C’est le premier livre que je possède —leur révélai-je, avec un grand sourire—. Et maintenant, ouvrons la porte à Galgarrios.

— Nous pouvons le laisser se changer dans le couloir —insinua Laya, avec un petit gloussement.

Cette fois, c’est moi qui secouai la tête, sans comprendre. Nous laissâmes Galgarrios seul, avec Syu, car celui-ci n’osait pas sortir à cause des chats, tandis que nous descendions à la taverne, en nous demandant ce qu’on allait bien nous donner à manger.

Une fois en bas, nous vîmes Salkysso et Kajert assis à une table, en train de discuter, l’air moroses, et nous nous approchâmes d’eux.

— Que se passe-t-il ? —demandai-je.

Salkysso et Kajert échangèrent un regard et le premier haussa les épaules en disant :

— C’est Avend. Il est d’une humeur très étrange. Je ne sais pas ce qu’il a. Il ne veut pas descendre dîner.

— Mais il ne faut pas le prendre très au sérieux —lui dit Kajert—. Il est triste, c’est tout. Ça lui passera.

— Et pourquoi est-il triste ? —s’enquit Laya—. Nous devrions tous être contents, nous allons voir Aefna !

— Et participer au Tournoi —renchérit Sotkins, avec un sourire.

Je vis que Salkysso et Kajert n’avaient pas envie d’en dire davantage sur le sujet et je m’assis avec eux.

— Espérons que cela lui passera. Regardez ! —fis-je, en signalant par la fenêtre cinq chats, postés sur le toit de l’étable. Deux avaient le pelage aux rayures noires et rousses, deux autres, gris, aux oreilles tombantes, se fondaient dans le crépuscule. Le cinquième chat, en plein labeur de nettoyage, était particulièrement laid, avec son pelage long qui lui cachait les yeux et avec son museau écrasé violacé.

— On aurait dû appeler cette auberge la Maison féline au lieu du Cygne Bleu —observa Salkysso.

— Ce qui est sûr, c’est que les souris doivent se faire rares par ici —commenta Ozwil, en s’approchant.

Il était accompagné de Révis, Yori, Galgarrios et d’autres kals dont les visages ne m’étaient pas inconnus. Toutefois, j’avais si peu parlé avec ces derniers que je ne me souvenais jamais de leurs noms.

Soudain, je vis le singe grimper d’un saut sur la table.

“Eh !”, fis-je, avec un grand sourire. “Je croyais que les chats te faisaient peur.”

Syu poussa un feulement moqueur.

“Me faire peur ? À moi ? Non, j’ai pensé que tu aurais besoin de mes conseils, au cas où…” Il se tut : il venait d’apercevoir les chats, par la fenêtre. J’éclatai de rire et, en voyant que les autres me lançaient des regards curieux, je leur dis :

— Vu comment Syu les regarde, les gawalts et les chats ne font pas bon ménage.

“En plus”, dit Syu, en détournant le regard de la fenêtre et se pourléchant les lèvres, “les gawalts, nous ne vivons pas seulement de l’air du temps.”

On commençait à sentir des odeurs de repas, me rendis-je compte alors. Et de bon repas.

— Attention, tout le monde ! —dit le maître Aynorin, en apparaissant au bas des escaliers—. Je ne veux pas de chahut. Le dîner va bientôt être servi, alors asseyez-vous tous ! Allez !

Le dîner me parut succulent. Malgré les paroles du maître Aynorin, on entendit bientôt des éclats de rire, des cris et de grosses voix. À un moment, en voyant qu’Avend ne descendait pas, Salkysso voulut discrètement monter pour essayer de le convaincre, mais il revint, vaincu. L’attitude d’Avend commençait à me préoccuper. Apparemment, cela faisait déjà longtemps qu’il était ainsi. Salkysso, depuis le départ d’Aryès, était devenu son meilleur ami ; c’était son compagnon d’apprentissage en énergie arikbète. S’il n’arrivait pas à l’égayer, je ne voyais pas qui pourrait le faire…

Suminaria, peut-être, pensai-je alors avec un pincement de compassion. Suminaria ne faisait pas partie des kals qui allaient participer au Tournoi. Du moins, c’est ce qu’il semblait, parce qu’elle ne voyageait pas avec nous. Son oncle Garvel méritait sans aucun doute de porter le nom de tyran.

Le maître Aynorin but plus qu’il n’aurait dû, et les trois autres maîtres l’envoyèrent se coucher le premier. Le maître Dinyu paraissait amusé par le caractère peu sérieux du maître Aynorin. Par contre, le maître Juryun et le maître Tuan montrèrent des signes de désapprobation.

Plus la fin du repas approchait, plus je sentais la nervosité grandir en moi.

“Peut-être que j’aurais dû demander une chambre d’une personne, mais cela aurait paru bizarre”, dis-je, envahie par la crainte.

“Bah, ne te tourmente pas”, répondit le singe, près de la fenêtre, tout en croquant une pomme à pleines dents. Il ne quittait pas les chats des yeux.

Lorsque le maître Dinyu eut déclaré que le repas était terminé et qu’il était temps que nous allions dormir en silence, nous nous levâmes tous, à moitié endormis, et nous regagnâmes nos chambres respectives, en bâillant. Cependant, une fois dans la chambre, Laya commença à peigner sa chevelure, en disant qu’elle avait envie d’un bain chaud, et pendant qu’elle partait prendre un bain et que Sotkins réalisait quelques mouvements de har-kar, je me mis au lit en essayant d’être patiente. Sotkins possédait une concentration impressionnante. Cela se voyait dans son regard qui brillait parfois avec la même sérénité que celle du maître Dinyu. En l’observant par-dessus le livre que m’avait offert Wiguy, je pensai à voix haute :

— Tu prends ça trop au sérieux.

Sotkins réalisa quelques mouvements de plus, puis elle me sourit.

— Tu devrais en faire autant. C’est bon pour l’esprit.

— Bah, mon esprit se porte à merveille —répliquai-je joyeusement.

Sotkins sourit de nouveau et elle commença à détacher ses longs cheveux d’un bleu grisâtre qu’elle tenait toujours relevés en une tresse compliquée autour de la tête. Puis elle prit un livre de son sac et se mit au lit, sans allumer la lampe posée sur la table de nuit. Avec une certaine surprise, je vis que le livre s’illuminait seul.

— Ça alors ! —m’exclamai-je, fascinée—. C’est le livre qui émet cette lumière ?

Sotkins pouffa.

— Non. C’est mon amulette —expliqua-t-elle, en se redressant et en me la montrant.

— C’est de l’ercarite ?

Sotkins haussa les épaules.

— Elle doit avoir quelque sortilège —répondit-elle.

— L’ercarite est une pierre naturelle, elle n’a pas de sortilège —lui dis-je—. Et elle brille dans l’obscurité. Où l’as-tu achetée ?

Soudain, le regard de Sotkins se fit un peu mélancolique.

— C’est ma mère qui me l’a donnée. Son nom et le mien y sont gravés —dit-elle, en passant le doigt sur le pendentif qui brillait.

Il devait sûrement signifier beaucoup pour elle, compris-je.

— Et cela ne te dérange pas pour dormir ?

Amusée, Sotkins sourit et, sur son visage, toute trace de tristesse disparut.

— Comme je te l’ai dit, la pierre est enchantée. C’est un sortilège… spécial. Il se met à briller lorsque j’en ai besoin.

— Ouah —soufflai-je—. Alors, il sait lire ta pensée ?

— D’une certaine façon —répondit-elle.

À ce moment, Galgarrios entra. Sans dire un mot, il se dirigea vers son lit, il s’assit et commença à ôter ses bottes. Je l’observai, les sourcils froncés, tandis que Sotkins se concentrait de nouveau sur son livre. Le caïte posa ses chausses et, en tunique, il se coucha sans rompre le silence. Il était clair que quelque chose le préoccupait.

— Galgarrios ? —chuchotai-je, doucement—. Tu as l’air tracassé.

Galgarrios poussa un long soupir.

— C’est à cause d’Avend —répondit-il simplement.

— Avend —répétai-je. Que lui arrivait-il ? Il semblait vraiment que quelque chose de grave lui était arrivé, mais quoi ?

Alors que je croyais que Galgarrios était déjà endormi, celui-ci me dit avec toute la sincérité du monde :

— Si tu peux faire quelque chose pour l’aider, Shaedra, fais-le. Moi, je ne sais pas quoi faire.

Et en disant cela, il se tourna sur le côté, vers la fenêtre. Je soupirai et je fixai mon livre, le regard statique. Tous me disaient la même chose. Avend m’avait demandé de parler avec Suminaria. Galgarrios maintenant me demandait de parler avec Avend. Mais que pouvais-je faire de plus que les autres ? Sans doute, Galgarrios avait trop confiance en moi, comme depuis toujours. Si Salkysso et Kajert n’avaient pas réussi à aider Avend, moi, je ne pouvais pas faire grand-chose, me répétai-je.

Je fermai le livre et je m’aperçus que Sotkins m’observait, le regard interrogateur. Je pris un air découragé et je rangeai le livre dans mon sac, en disant :

— C’est inutile. Je n’ai pas lu un seul paragraphe. À ce rythme, le livre de Wiguy va être plus interminable que l’Histoire de la douce Nabiana en vingt-quatre tomes.

— Cet humain, Avend, c’est le fils des Nurlynder, ceux des vignobles, n’est-ce pas ?

— Oui, c’est cela. C’est une famille marchande. Mais il est orphelin. Il vit avec son oncle.

— Hmm. Leurs affaires marchent très bien, à ce que j’ai entendu dire.

— Je crois, de toutes façons, que son état d’âme actuel n’a rien à voir avec les affaires de son oncle et de ses cousins.

Sotkins haussa les épaules.

— Généralement, lorsque quelqu’un ne veut rien dire, les problèmes viennent de là. Ne t’inquiète pas, les choses finissent toujours par s’arranger. Mais que diable fait Laya ?

— Elle doit sûrement se préparer pour demain —supposai-je—. Vu le temps qu’elle met à se faire belle.

Sotkins secoua la tête, amusée.

— Sûrement —me dit-elle—. Elle a toujours été comme ça ?

— Depuis que je la connais —acquiesçai-je et je bâillai—. Je vais dormir. Bonne nuit, Sotkins.

— Bonne nuit. Je vais lire encore un peu jusqu’à ce que Laya revienne.

J’éteignis la lampe et je me glissai totalement sous les couvertures. Syu vint de je ne sais où et se roula en boule près de moi.

“Je ne vais pas pouvoir dormir”, me plaignis-je. “Maudit soit Taroshi !”

“Cesse de maudire et endors-toi”, fit le singe. “Quand veux-tu te transformer ?”

“Quand tout le monde dormira, quelle question.”

“Alors, je te réveillerai à ce moment. Tu sais bien que les singes gawalts, nous n’avons pas besoin de dormir autant. Et en plus… avec tant de chats dans les parages, dormir serait comme se jeter dans le Tonnerre.”

Je souris, en me souvenant combien la puissance des eaux du Tonnerre avait impressionné et effrayé Syu.

“Pauvre Frundis”, dis-je, après un silence. “J’aimerais pouvoir le sortir de l’ombre.”

“Chut ! Dors. En plus, il fait nuit, tu ne peux pas le sortir de l’ombre”, fit Syu.

Sachant que Syu tiendrait parole, je m’endormis en toute confiance, mais je me réveillai presque cinq minutes après, quand Laya entra. J’attendis peut-être encore une demi-heure, sans pouvoir dormir, puis je me dis que, plus je perdais de temps, moins je tiendrais le lendemain, de sorte que je libérai la Sréda et je me transformai, sans atteindre pour autant le même degré de transformation que lorsque j’avais failli abandonner ce monde par la faute de Taroshi.

Aryès m’avait dit un jour qu’il m’avait vue dormir sous ma forme de démon. Malgré cela, il m’était impossible de trouver le sommeil, en sachant quelle catastrophe m’attendrait si quelqu’un me découvrait. Galgarrios pouvait se réveiller et se rendre compte que ma respiration résonnait différemment. Je le voyais déjà en train de me demander, prévenant, si j’allais bien.

Il pouvait aussi y avoir un incendie et, alors, nous devrions tous sortir de l’auberge et je devrais me retransformer en terniane pour, finalement, laisser le poison m’envahir lentement et me tuer le lendemain devant les yeux ébahis de mes amis et des maîtres. J’imaginais déjà Marelta et Yeysa, l’une, un sourire en coin, me jetant des calomnies, l’autre, me regardant avec un mépris inhumain.

“Syu”, dis-je très doucement, les larmes aux yeux. “Je sens que Taroshi m’a passé sa folie, tu crois que c’est contagieux ?”

Mais Syu dormait et, quand il me demanda, à moitié endormi, ce que j’avais dit, je répondis tendrement :

“Rien. Rendors-toi.”

Et, à partir de là, je m’efforçai de ne pas laisser ma terrible imagination s’envoler. Finalement, je réussis à m’endormir, mais je me réveillai une nouvelle fois avec la sensation d’entendre des cris. Je poussai un gémissement de douleur en me mordant la langue et je tendis l’oreille. Rien. Tout, dans l’auberge, était plongé dans le silence le plus profond. Alors, s’élevèrent de nouveau des feulements et je compris que c’étaient les chats qui se battaient. J’entendis le bruit d’une fenêtre qu’on ouvre et une voix autoritaire, sans doute celle de l’aubergiste, qui mettait fin à la bataille des deux animaux.

“Maudits chats”, grommela Syu, tiré lui aussi de son sommeil.

Craintive, je jetai un regard pour savoir si quelqu’un, dans la chambre, s’était également réveillé. Et je me rendis compte alors que je m’étais partiellement découverte. Je replaçai les couvertures, le cœur tremblant. Et si, pendant que je dormais, un des trois s’était réveillé pour boire de l’eau ou pour quoi que ce soit d’autre ?

Comme j’étais transformée, mon cœur battait déjà plus vite, sinon, sans aucun doute, j’aurais senti mon pouls s’accélérer. J’essayai de me calmer et j’avalai le sang qui s’écoulait de ma langue blessée.

“Être sous ces couvertures, c’est comme être dans un volcan”, souffla Syu, en s’éloignant de moi. Le pauvre était asphyxié.

“C’est l’inconvénient d’être l’ami d’un démon”, lui dis-je. “C’est curieux. Le froid, la chaleur… ce sont des sensations qui dépendent totalement de nous.”

“Hum, oui”, dit le singe, en s’asseyant contre le bois du chevet du lit. “Mais, ça, c’est comme un four.”

Je me couvris du mieux que je pus avec les couvertures, en me demandant quelle heure il était. Peut-être que cela faisait cinq heures que j’étais transformée. Cela devait être amplement suffisant pour me permettre de voyager le jour suivant. J’avais beau chercher les racines du poison, je ne les trouvais pas. C’était le plus désespérant : ne jamais savoir quand le poison commencerait à apparaître. Parce que, lorsqu’il ressurgissait, ses effets étaient fulgurants : je commençais à sentir un goût amer dans la bouche et, un quart d’heure après, je sentais que mes entrailles me brûlaient et, quelques minutes plus tard, ma gorge sans doute se contracterait, m’empêchant de respirer. En définitive, si ce poison ne disparaissait pas avec le temps, je pouvais dire adieu à ma vie normale. Mais, enfin, quand avais-je eu une vie normale ?

Avec un petit sourire peu sage sur le visage, je récupérai la Sréda et je m’endormis, en reprenant ma forme habituelle. Et, comme si je n’avais aucune préoccupation, je dormis profondément tout le reste de la nuit.