Accueil. Cycle de Shaedra, Tome 5: Histoire de la dragonne orpheline

1 La grotte des pensées

Je fus réveillée par un coup de tonnerre qui venait de retentir dans la vallée. À l’extérieur de la grotte, on entendait, plus qu’on ne voyait, la pluie tomber avec fracas.

Syu, effrayé, avait bondi et s’était agrippé à mon cou.

“Du calme, Syu”, lui dis-je. Mais je percevais, moi aussi, cette tension dans l’air que provoquent les orages. Aléria avait dit une fois que les orages dans les Hordes étaient beaucoup plus dangereux qu’en Ajensoldra parce qu’ils étaient chargés non seulement d’électricité, mais aussi d’énergie brulique à l’état brut. Et Frundis m’avait chanté une fois une romance sur un berger qui, le cœur brisé par l’indifférence de sa bien-aimée, perdait la vie, frappé par un éclair, sur la crête d’une colline. La jeune femme, le matin suivant, découvrait le pauvre berger au milieu de son troupeau et pleurait, inconsolable.

Un autre coup de tonnerre retentit et je sentis que Syu s’accrochait davantage à moi. Je soupirai.

“Syu, ne m’étouffe pas !”, protestai-je.

Le singe gawalt grogna.

“Je ne t’étouffe pas, quelle idée. C’est juste que… tout cela ne me plaît pas du tout.”

Il jeta un coup d’œil rapide vers l’entrée de la grotte puis il se glissa de nouveau sous la couverture, en me lâchant et se roulant en boule contre moi.

“Je me demande combien il reste d’heures avant le lever du jour”, réfléchis-je.

“Le lever du jour ?”, souffla le singe. “Et comment savoir si le jour ne s’est pas déjà levé ? Tout est toujours sombre.”

Je souris.

“Aujourd’hui, tu es un peu pessimiste.”

“Parce que je m’ennuie”, répliqua le singe, sur un ton grognon. “Et parce qu’il fait orage.”

“Demande à Frundis de te chanter quelque chose”, lui proposai-je.

“Il dort”, dit Syu. “En plus, quand il fait orage, il me joue toujours la Chanson du tonnerre et j’ai l’impression d’avoir deux orages dans la tête.”

J’acquiesçai de la tête.

“Ce n’était pas une bonne idée, alors”, concédai-je. “Allez, dors, va.”

“Je n’ai pas besoin de dormir autant d’heures d’affilée que les saïjits”, rétorqua le singe.

“Drakvian non plus n’a pas besoin de dormir autant”, raisonnai-je, amusée.

Syu laissa échapper un petit grognement.

“Pff. Ça, par contre, ce n’est pas naturel. On dirait qu’elle dort, mais elle ne dort pas vraiment. Je me demande même parfois si elle sait rêver.”

“J’imagine qu’elle doit bien rêver, oui”, fis-je. “Elle a sûrement rêvé quelquefois qu’elle saigne un bon lapin.”

Syu sursauta.

“Shaedra !”

“Quoi ? Moi, des fois j’ai déjà rêvé que je mangeais un bon plat de riz cuisiné par Wiguy.”

“Ben voyons”, bâilla le singe. “Moi, en tout cas, je ne rêverai jamais de riz. De fruits à la rigueur, mais pas de riz. Tes rêves sont trop saïjits. Je crois que je vais dormir un peu plus.”

Je souris et je le laissai dormir. L’orage continuait et, cependant, Syu réussit à se rendormir. Par contre, moi, je n’arrivais pas à trouver le sommeil. Je pensais au pétrin dans lequel nous nous étions fourrés en sortant d’Ato.

L’expédition avait été toute une épopée. D’abord, trois jours après notre départ d’Ato, je m’étais tordue bêtement la cheville et j’avais dû poursuivre en sautillant, aidée de Frundis, en attendant que ma cheville soit remise, c’est-à-dire, pendant presque une semaine. Puis, à peine arrivés au milieu des Hordes, avant même de trouver la moindre trace des Chats Noirs, nous étions tombés sur un groupe important d’inconnus qui nous avaient tendu une embuscade et nous avaient encerclés en nous menaçant de leurs flèches encochées. Ils s’étaient mis à parlementer avec les raendays, Sarpi, Dun et Nandros, et ils nous avaient expliqué qu’ils n’étaient pas les Chats Noirs, mais des amis de Lénissu. Ils nous avaient aimablement exposé leur plan et nous étions parvenus à un accord : ils nous prenaient en otage comme monnaie d’échange pour récupérer Lénissu. Tous avaient été plus ou moins d’accord, excepté Nandros et Suminaria, cette dernière persistant à vouloir trouver le véritable Sang Noir. Cependant, je doutais que nos ravisseurs soient suffisamment aimables pour nous laisser partir tranquillement si nous ne voulions pas coopérer. Ils nous avaient séparés en deux groupes. Escortés par Wanli et six archers, nous nous laissâmes conduire jusqu’à une grotte, Ozwil, Wundail, Aryès, Déria, Dol, Syu, Frundis et moi.

Le visage hâlé, Wanli ressemblait à une fée parée de vêtements montagnards. C’était une elfe de la terre sympathique, quoique mystérieuse, aux manies plutôt bizarres : par exemple, avant de s’endormir, elle dessinait toujours un symbole étrange dans l’air, en utilisant les harmonies, et le symbole demeurait là peut-être une heure entière. C’était impressionnant à voir, surtout qu’elle assurait n’avoir jamais étudié les arts celmistes et connaître à peine les rudiments des énergies harmoniques.

— Shaedra ? —murmura une voix.

Je levai les yeux et vis qu’Aryès s’était levé.

— Bonjour ou bonne nuit —lui répondis-je avec un sourire moqueur—. Comment as-tu dormi ?

— Mal. Cet orage semble sorti d’un conte de terreur. Il n’a pas de fin.

— Imagine-toi que tout de suite l’orage s’en va et qu’un magnifique jour bleu se lève —dis-je, avec espoir—. Ce serait merveilleux.

— Avec des chants d’oiseaux et des vols de papillons —compléta Aryès—. Oui, ce serait…

Un coup de tonnerre retentit et j’eus du mal à saisir le mot « merveilleux ».

— Shaedra, Aryès —dit alors la voix de Déria—. Vous êtes réveillés ?

— Oui —répondîmes-nous.

La drayte vint s’asseoir près de nous, enveloppée dans sa couverture ; elle grelottait.

— J’ai froid —se plaignit-elle.

La pluie tombait à verse, mais je remarquai que le ciel nuageux ne semblait plus aussi sombre qu’avant. Cela signifiait peut-être que le jour se levait.

Dolgy Vranc dormait profondément et ronflait bruyamment. Ozwil secouait la tête de temps en temps, l’air de dire non à son rêve. Wundail, lui, était assis à l’entrée de la grotte et semblait à moitié endormi, appuyé contre la roche. Quant à Wanli, elle dormait paisiblement en remuant les mâchoires, comme si elle mangeait en rêve, et je songeai qu’elle se lèverait encore en se plaignant d’un mal de tête.

Nous vivions une situation étrange où nous étions des otages et, en même temps, nous participions à l’enlèvement. Wanli s’était présentée comme une amie de Lénissu d’une façon qui ne me laissait pas douter qu’elle le connaissait personnellement depuis longtemps. Que tant de gens se soucient de sauver Lénissu me stupéfiait. Un des points positifs, c’était que Wanli, avec ses airs de fée, avait une grande capacité de persuasion. Elle parvint même à convaincre Ozwil qu’elle n’était pas un Chat Noir et elle réussit à persuader tout le monde que nous allions faire sortir de prison un innocent, ce dont j’avais été incapable jusqu’alors. Malgré tout, selon Wanli, il y avait eu, dans l’autre groupe, une tentative de fuite de la part de Sarpi, Dun, Suminaria et Nandros et ils avaient dû leur attacher les mains à tous. En réalité, tout cela était quand même bel et bien un enlèvement. Dans notre groupe, il était difficile d’oublier que nous étions surveillés par des archers postés à l’extérieur de la grotte.

La tactique était simple. Ils avaient envoyé à Ato une lettre dans laquelle ils avaient demandé qu’on relâche Lénissu en échange de la libération des otages, c’est-à-dire nous. Je supposai que les parents de Yori, Avend et Ozwil devaient être plus que furieux et je le regrettai pour eux et pour leurs fils, qui allaient recevoir un sermon simplement parce qu’ils avaient souhaité partir un peu à l’aventure. L’enlèvement de Suminaria devait avoir fait beaucoup de bruit dans tout Ajensoldra, à moins qu’on ait tu l’affaire. Perdre des raendays comme Djaïra, Kahisso et Wundail était une chose : ils n’importaient à personne hormis à leurs amis et parents, c’est-à-dire, à Kirlens, Wiguy et moi. Mais Ato ne pouvait abandonner ses gardes, en particulier la femme d’un orilh, cela aurait causé très mauvaise impression. Et Ato ne pouvait, en aucun cas, délaisser Suminaria. C’était une Ashar et, selon Wanli, les Ashar n’étaient pas suffisamment nombreux pour se permettre de perdre une possible héritière.

J’avais du mal à imaginer comment devait se sentir Suminaria en ce moment même. Elle devait être furieuse qu’on l’utilise comme un appât pour obliger le Mahir à libérer Lénissu.

Je devais me l’avouer : je n’aimais pas la façon de procéder, car elle ne résolvait pas le problème de la sentence. Si Wanli et ses complices se faisaient passer pour les Chats Noirs, tous ne pourraient qu’en déduire irrémédiablement que Lénissu était leur chef. Et mon oncle ne pourrait plus fouler les rues d’Ato. Ce n’était pas juste.

Mais, apparemment, Wanli n’en avait rien à faire que Lénissu soit considéré comme un hors-la-loi, du moment qu’il restait en vie. Je devais reconnaître qu’au moins, Wanli plaçait les priorités dans le bon ordre. Malgré tout, le plan laissait à désirer, mais ni moi, ni les autres n’avions de meilleure idée. Wanli assurait que réaliser une évasion du quartier général d’Ato était une tâche beaucoup plus compliquée que de convaincre une jeune Ashar de quatorze ans d’organiser une expédition qui parte à la recherche du Sang Noir. Je déduisis de cette assertion que, d’une façon ou d’une autre, ils avaient convaincu Suminaria pour qu’elle organise cette expédition et y participe.

Et, quand on demanda à Wanli si elle savait où se trouvait le Sang Noir, elle ne voulut pas répondre. Elle se contenta de hausser les épaules et de continuer à faire reluire ses bottes. C’était une autre de ses manies : ses bottes devaient toujours être propres le matin. Vu comme il pleuvait, il était clair qu’à peine elle faisait un pas hors de la grotte, ses bottes se couvraient de boue. Cependant, son effort vain valait mieux qu’une perpétuelle inactivité.

Cela faisait déjà des jours et des jours que nous attendions la venue d’un des amis de Wanli qui était resté avec l’autre groupe pour qu’il nous informe sur le déroulement des négociations et pour qu’il nous dise quand est-ce que nous devrions descendre pour retourner à Ato. Mais il n’y avait toujours aucun signe de cet ami et nous commencions tous à nous impatienter.

— Cette expédition s’avère plus ennuyeuse que ce que j’espérais —commenta Aryès, après un moment de silence.

— Ne te plains pas trop vite, jeune homme —dit Wundail, depuis l’entrée. Nous nous retournâmes vers lui en sursaut. Personnellement, j’étais convaincue, qu’à peine quelques secondes plus tôt, il dormait. Ses cheveux emmêlés et sales tombaient, désordonnés, sur son visage humain—. Je suis sûr —ajouta-t-il, comme pour lui-même, en contemplant la pluie— que nous allons avoir des problèmes très vite.

Aryès, Déria et moi échangeâmes un regard perplexe.

— Des problèmes ? —demandai-je—. Quel genre de problèmes ? Ils vont relâcher Lénissu et tout va s’arranger. Pas vrai ?

— Je suppose —répondit Wundail, après un bref silence qui m’inquiéta—. C’est sûr que, si nous n’avons rien d’autre à faire que de jouer le rôle d’otages, ce n’est pas mal.

— Mais ? —l’encouragea Aryès, en fronçant les sourcils.

Wundail sourit légèrement et secoua la tête, sans répondre, et s’absorba de nouveau dans sa muette contemplation de la pluie.

Je ne pus m’empêcher d’être surprise par son attitude. Que craignait donc Wundail ? Que tout le plan de Wanli et de ses compères échoue ? C’était une possibilité, mais je ne croyais pas que cela tournerait mal. Je ne voyais pas pourquoi cela ne marcherait pas. Wanli semblait avoir réellement confiance en son plan et, bien que je ne puisse pas totalement me fier à elle, parce que je ne la connaissais que depuis quelques semaines, je pensais que c’était une personne qui tenait sa parole.

J’entendis un bruit de bottes sur le sol rocheux et je levai les yeux. Wanli s’était levée et nous observait fixement.

— Que votre ami ne vous transmette pas son pessimisme —nous dit-elle à tous les trois—. Il nous fait très peu confiance.

— Comment pourrais-je vous faire confiance ? —dit Wundail, en la regardant effrontément.

Wanli haussa les épaules, en soupirant.

— Tu devrais être un peu plus respectueux —lui répliqua-t-elle, grognonne—. Au fait, bonjour à tous —dit-elle, avec un peu plus d’entrain—. Je crois que le soleil s’est levé.

— Vraiment ? —grogna le semi-orc, en se redressant et en scrutant la pluie dense—. On ne croirait pas.

Ozwil fut le dernier à se réveiller et nous eûmes du mal à le convaincre qu’il avait dormi plus de dix heures. Vraiment, peu de voyageurs pouvaient dire qu’ils avaient autant de temps que nous pour dormir. Mais c’est que, nous, nous avions tout l’air d’avoir décidé de nous installer à vie dans cette grotte dont je commençais à connaître tous les recoins et les aspérités. De temps en temps, je me demandais si les archers qui étaient postés dehors ne s’étaient pas déjà noyés avec tant d’eau.

Comme les jours précédents, nous passâmes la journée à parler et à jouer aux cartes que Wundail gardait toujours soigneusement dans sa poche. Comme personne n’avait vraiment envie de penser au futur proche, les sujets de conversation étaient plutôt généraux, philosophiques, historiques et même littéraires. Je dois dire que Frundis m’offrit une bonne méthode pour passer le temps, en nous chantant à Syu et moi de très longues romances. Et lorsque je me mettais à chanter quelque ballade que je connaissais, Frundis passait souvent plusieurs minutes à déblatérer contre mon manque d’esprit artistique chaque fois qu’il remarquait une fausse note ou une erreur.

Nous étions en plein milieu d’une partie de cartes lorsque nous entendîmes du bruit au-dehors et, en nous approchant de l’entrée de la grotte, nous aperçûmes Wanli. Elle était partie le matin et elle revenait accompagnée d’un homme. La pluie était moins dense que quelques heures auparavant et j’eus le temps d’observer l’aspect de celui qui l’accompagnait avant qu’il atteigne la grotte. Ce n’était pas un homme très âgé, il devait avoir la cinquantaine et il était terriblement laid si l’on s’en tenait aux règles ajensoldranaises, parce qu’on voyait clairement qu’il n’appartenait à aucune race en particulier. Il avait quelques traits sibiliens, des oreilles d’elfe de la terre, il portait une barbe et la forme de ses yeux rappelait un peu celle des humains. En Ajensoldra, on appelait ces saïjits, les esnamros, de par leurs caractéristiques aussi mélangées que celles de ces étranges plantes qui poussaient sur les terrains rocheux des Extrades et parce que les gens étaient incapables de les classer.

Eh bien, cet homme était un esnamro en tout point. Avec un certain amusement, je remarquai l’expression d’étonnement qu’afficha Déria quand elle aperçut le nouveau venu. Lorsque tous deux entrèrent dans la grotte, Wanli s’écria :

— Bonsoir à tous ! Je vous présente mon ami, le Loup.

Le Loup roula les yeux et inclina légèrement la tête.

— Neldaru Farbins, pour vous servir —annonça très courtoisement l’inconnu.

Wundail se leva avec agilité et tendit la main.

— Enchanté —dit-il—. Moi, c’est Wundail.

Neldaru répondit d’un geste de la tête, en le regardant si fixement qu’on aurait dit qu’il était en train de l’ensorceler. Wundail cligna des yeux et recula, un demi-sourire surpris sur le visage.

— Dolgy Vranc —énonça le semi-orc, d’une voix rauque, en posant ses cartes sur la roche.

— Et voici Déria, Shaedra, Aryès et Ozwil —dit Wanli avant que nous puissions nous présenter—. Tous des élèves de la Pagode Bleue.

— Je ne suis pas élève de la Pagode Bleue, moi —protesta Déria.

— Bon, presque tous —rectifia Wanli, en croisant les bras et en acquiesçant de la tête, l’air pensive.

Il y eut un bref silence pendant lequel nous contemplâmes le visage de Neldaru, nous attendant à ce qu’il explique pourquoi il avait laissé l’autre groupe pour venir avec nous, mais il n’était à l’évidence pas très vif et ce fut Wanli qui reprit la parole.

— Neldaru voulait venir voir si vous alliez tous bien. Il a sans doute pensé que nous étions engloutis sous la pluie —ajouta-t-elle avec un sourire moqueur. Neldaru secoua légèrement la tête, en levant les yeux au ciel, sans perdre pour autant son air lunatique.

— Comment vont les autres ? —demanda aussitôt Wundail, l’air préoccupé.

— Parfaitement —répondit Wanli.

Neldaru acquiesça de la tête pour confirmer et dit :

— Les gardes d’Ato sont arrivés avec Lénissu dans la Vallée des Pâquerettes hier après-midi. J’ai parlé avec leur porte-parole, un certain Bwirvath Hénélongo. Il s’est montré prêt à accepter nos conditions. Après tout, nous détenons l’héritière des Ashar.

— Hénélongo ? —répéta Dolgy Vranc, surpris—. Le père de Nart ? Je suis sûr que cet homme n’est pas sorti d’Ato depuis qu’il était un kal.

— Je suppose que le fait que son fils fasse partie de notre expédition lui a rendu sa jeunesse —répliqua Wundail, narquois.

Neldaru jeta à tous deux un regard froid pour leur imposer silence et il poursuivit.

— Bien. Le sieur Hénélongo est un piètre acteur et on lit facilement sa pensée.

J’ouvris grand les yeux, impressionnée.

— Vous êtes bréjiste ? —l’interrompis-je.

Quand les yeux noirs de Neldaru se fixèrent sur moi, je rougis. Quoique les diverses interruptions ne semblent pas l’irriter, je devinai que ce n’était pas une bonne idée de lui couper la parole.

— Pardon, continuez —le priai-je, en me raclant la gorge.

Neldaru se gratta une oreille, fronça les sourcils et remua légèrement la tête.

— Je ne suis pas bréjiste —dit-il au bout d’un silence quelque peu étrange—. Pour deviner une pensée, il suffit parfois de bien observer.

— Et alors, qu’est-ce que pensait le sieur Hénélongo ? —demanda Ozwil, impatient.

Neldaru posa sur lui ses yeux lunatiques et profonds.

— Le sieur Hénélongo pensait qu’il était en train de me trahir. Dans ses yeux et sa voix, j’ai vu et entendu clairement qu’il m’avait déjà enterré.

Ainsi prononcée, la phrase était vraiment bizarre. Neldaru ne semblait rien vouloir ajouter et je plissai les yeux, en essayant de deviner que diable il avait bien voulu dire en déclarant que le père de Nart l’avait déjà enterré.

— Ce qui veut dire ? —l’encouragea Wanli après un silence.

— Hein ? Oh, eh bien, cela veut dire que les dix gardes qui accompagnent Lénissu ne sont qu’un leurre. Derrière eux, quelque part, il y a des mercenaires qui attendent que nous ayons rendu nos prisonniers pour nous tomber dessus.

Wanli acquiesça de la tête et nous regarda tous.

— Il fallait s’y attendre. Ato n’allait pas perdre l’occasion de se débarrasser d’une bande de hors-la-loi. Je vous propose donc ceci. Vous serez les premiers à être libérés. Comme ça, ils penseront que nous leur faisons confiance et que nous allons tomber dans leur piège comme des lapereaux. Puis, nous libérerons la moitié de l’autre groupe, et nous garderons Suminaria, Nandros, Yori et Sarpi. Et peut-être Nart. Ce sont les prisonniers de plus de valeur pour les gens importants d’Ato.

— Je garderais aussi Dun —intervint Neldaru—. En fin de compte, même s’il n’en a pas l’air, il a une valeur inestimable pour l’échange de prisonniers.

Wanli haussa un sourcil.

— Dun ? Et qu’est-il d’autre à part un jeune garde d’Ato ?

Neldaru regarda l’elfe, un petit sourire aux lèvres.

— Le sang des Nézaru coule dans ses veines.

Nous en fûmes tous stupéfaits. Dun, un Nézaru ? J’entendis le franc éclat de rire de Wundail.

— Une Ashar et un Nézaru ! Vraiment, on peut dire que notre expédition était une expédition d’élite.

— Cependant —intervint Dolgy Vranc, en inspirant bruyamment—, je sais de bonne source que les Nézaru ont tant d’héritiers qu’ils se rendraient à peine compte s’ils en perdaient un. Même que les Nézaru sont connus pour leur habileté à s’assassiner entre eux.

— Entre eux —releva Neldaru—. Mais comment pourraient-ils laisser quelques maudits Chats Noirs enlever un Nézaru ?

— Pour ne pas dire que, pour eux, un enlèvement est pire qu’un meurtre —affirma Wanli—. Alors, nous sommes tous d’accord ?

— Attendez —intervint Aryès, en s’humectant les lèvres—. Je n’arrive pas à bien comprendre. Nous partons avec les gardes et, eux, ils libèrent Lénissu ?

— C’est plus compliqué que ça —dit Wanli—. Vous autres, vous allez rester avec eux pendant que nous, nous négocions. Si tout se passe comme ce qui a été accordé, il n’y aura pas de sang versé et tout se terminera bien comme dans les meilleurs contes.

— Et Lénissu ? —m’enquis-je, inquiète—. Comment va-t-il ?

Neldaru me regarda et fronça les sourcils comme s’il avait besoin de peser sa réponse avant de l’énoncer à voix haute :

— Il avait l’air d’être en bonne santé. Je n’ai pas pu parler avec lui.

— Mais alors… vous êtes vraiment les Chats Noirs ? —demanda Ozwil, avec la bouche légèrement ouverte, l’air d’avoir réfléchi mûrement au sujet.

Wanli roula les yeux.

— Nous étions les Chats Noirs. Cela fait plus de dix ans que nous ne le sommes plus, mon cher. Ceux qui se font passer pour les Chats Noirs maintenant sont des assassins et des monstres qui n’ont rien à voir avec nous. J’espère que tu as bien compris ; nous autres, nous ne faisons jamais de mal à personne.

— Mais… qui êtes-vous alors ? —insista Ozwil, en rougissant inexplicablement.

Wanli sourit et posa une main maternelle sur l’épaule de l’elfe noir.

— Nous sommes les amis de Lénissu. Et si la Justice d’Ato ne fait pas son travail comme il se doit, nous le ferons à sa place.

— Bien dit —approuva Wundail—. Tout pour l’amitié. « Honneur, vie et courage » —cita-t-il, solennellement.

Neldaru se tourna vers lui et l’observa attentivement tandis que Wanli s’esclaffait et affirmait :

— Les raendays, vous ne changez jamais.

Une demi-heure après, nous marchions sous une fine pluie et descendions le terrain pierreux qui conduisait à la grotte. Nous devions arriver à la Vallée des Pâquerettes avant le soir, ce qui était une tâche impossible, car le soleil se couchait déjà et il restait, selon Wanli, au moins deux heures de trajet.

Le plan de Wanli et de Neldaru ne me convainquait pas, mais il est vrai qu’à ce moment, rien ne me convainquait. Je craignais que tout le plan rate, comme l’avait prédit Wundail le matin même… Malgré tout, il y avait au moins une chose positive : j’allais revoir Lénissu, et Neldaru l’avait vu ! Cela signifiait que sa blessure à la jambe avait guéri et qu’avec un peu de chance, il ne lui restait plus qu’une cicatrice à la place de la plaie.

“Fais attention où tu marches”, me dit patiemment Syu lorsque je faillis marcher sur une très grosse limace rouge. Je vacillai, mais je réussis à éviter le funeste destin au pauvre animal et je posai le pied dans une flaque de boue. Les bottes que m’avait offertes Lénissu plus d’un an auparavant étaient de très bonne qualité et elles n’avaient pas une égratignure malgré tout l’usage que j’en avais fait. Je devrais demander à Lénissu avec quel matériel exact elles étaient faites, songeai-je. Il me les avait données quand nous étions à Ténap et, là-bas, ce qui se vendait le plus, c’étaient des charrettes, des constructions en bois, des vêtements de peaux et des chaussures de cuir. Si ces bottes avaient été fabriquées à Ténap, cela signifiait qu’il y avait là-bas de très bons cordonniers…

“Fais attention, en haut”, grogna le singe gawalt.

Je me baissai pour éviter une branche pleine de piquants et je soufflai.

“Tu n’es pas très douée pour penser et marcher en même temps”, me fit remarquer Syu. “Tu devrais essayer d’être un peu plus gawalt. Les gawalts, nous n’écrasons pas les limaces.”

Je m’esclaffai et les autres se retournèrent vers moi, surpris.

— Pardon —dis-je—, c’est Syu.

“C’est vrai que tu ne risques pas de les écraser, assis sur mon épaule”, remarquai-je, amusée. “Mais tu as raison, je ne devrais pas penser autant en marchant, surtout en terrain inconnu. Le problème, c’est que Frundis me déconcentre avec sa musique. Du coup, je ne fais plus attention.”

“Qui m’accuse ?”, protesta Frundis, en baissant le son de sa musique de harpe et de flûte traversière. À ce moment, j’entendis un autre bruit et je vis une ombre se glisser entre les arbres. Cela dura à peine une seconde, mais…

— Attention ! —me crièrent Aryès et Déria en même temps, tandis que je dérapais sur le terrain glissant.

Le bras robuste de Wundail me soutint et je réussis à récupérer l’équilibre avec son aide et celle de Frundis, alors que Syu s’agrippait à moi en me donnant des leçons sur la concentration et l’aplomb d’un bon gawalt.

— Démons —soufflai-je.

— Fais plus attention —me dit Wundail—. Il n’a pas arrêté de pleuvoir ces derniers temps. Tout est embourbé comme un marécage.

Je secouai la tête et, sans cesser de froncer les sourcils, je continuai à avancer avec les autres, tout en me demandant qui était la personne ou la créature que je venais d’entrevoir entre les arbres. Drakvian, peut-être ? Ou bien un nadre rouge ? Ou un Chat Noir ? Ou bien un espion ? À moins que ce ne soit qu’une simple illusion de mon esprit, ajoutai-je, en soupirant. C’était difficile à savoir avec cette pluie, qui, quoique fine, ne cessait de tomber, mais je ne pus éviter d’avoir un étrange et funèbre pressentiment.