Accueil. Cycle de Shaedra, Tome 4: La Porte des Démons

9 Arrivée intempestive

Je commençai sérieusement à douter de la capacité de justice du Mahir. D’abord, il avait pendu Sayn, ensuite il avait arraché mes griffes et, maintenant, il voulait condamner Lénissu…

— Cela suffit —décidai-je, à voix haute—. Je dois faire quelque chose.

J’étais assise sur le sofa, chez Dolgy Vranc, et, à dire vrai, je ne savais depuis combien de temps j’étais là, plongée dans mes pensées, mais, lorsque je pris la parole, tous se tournèrent vers moi, surpris.

— Tu ne peux pas faire grand-chose —me dit Akyn, réaliste. Aléria et lui nous avaient rejoints lorsqu’ils m’avaient vue éclater en sanglots, et je crois qu’être entourée des êtres que j’aimais, m’aida à me remettre plus rapidement—. La seule chose que tu peux faire, c’est témoigner et dire que Lénissu était dans les Souterrains quand les crimes des Chats Noirs ont été commis et qu’il ne pouvait pas être là pour les organiser.

— Cela ne suffira pas —répliquai-je, en faisant non de la tête—. Je n’en ai aucune preuve.

— Shaedra a raison, Akyn —intervint Dolgy Vranc, sur un ton peiné—. Je regrette de devoir dire ça, Shaedra, mais Lénissu est dans une situation très délicate. Tu ne peux pas agir à la légère ou tu pourrais faire empirer les choses. Nous devons réfléchir.

Il y eut un silence. Assis dans son fauteuil, Dol jouait avec un bracelet de couleur, le regard perdu. Aryès, assis sur une chaise, appuyait le menton sur ses deux bras et semblait très sombre. Akyn avait le visage abasourdi et il était évident qu’il ne trouvait aucune solution. Et Aléria, assise sur le sofa, avait les yeux fermés, mais, loin de paraître endormie, elle semblait se concentrer sur quelque chose, comme si elle essayait de se tranquilliser.

Quant à moi, je promenai mon regard sur chaque visage, songeuse.

— Je voudrais savoir quelque chose —dit soudain Aléria, en ouvrant les yeux—. Mais ne te fâche pas contre moi, d’accord ?

Je roulai les yeux.

— Vas-y.

— Pourquoi dit-on que Lénissu est le chef des Chats Noirs ? Cela n’a pas de sens qu’ils aient tout inventé. Lénissu, comme nous le savons, avait des relations… douteuses. Peut-être que c’est le chef d’une organisation de contrebandiers appelée les Chats Noirs et que le Mahir les confond avec les Chats Noirs des Hordes…

— Cela n’a pas de sens —l’interrompis-je—. Deux organisations des Hordes qui porteraient le nom de Chats Noirs ? Ils se seraient dévorés entre eux pour défendre leur nom. Non, non, Lénissu n’est le chef de rien de tout cela —affirmai-je, têtue.

— D’accord, c’était seulement une hypothèse —répliqua Aléria—, mais tu devrais être plus ouverte aux hypothèses parce qu’il est clair que Lénissu n’a pas fait que des choses légales.

— Mais il n’a tué personne —dis-je, en m’appuyant contre le sofa.

— Même s’il en a cabossé plus d’un, selon ses propres dires —fit remarquer Aryès—. Mais la question n’est pas là.

— Juste —approuva Dol—. Il faut prouver que Lénissu est innocent. C’est là-dessus qu’il faut que nous nous centrions.

Je croisai les bras.

— D’accord. Cela peut s’avérer une tâche ardue. Si vous avez des propositions…

Je laissai la phrase en suspens. Déria arrêta de jouer avec les rideaux de la fenêtre et se tourna vers nous.

— Moi, je propose que nous allions chez les volontaires qui veulent partir à la recherche de Lénissu. Nous les endormons avec Endormeuse et, comme ça, nous gagnons assez de temps pour penser.

Dol et moi, nous sourîmes.

— Ce n’est pas une mauvaise idée —reconnus-je—. Le problème, c’est qu’il n’y a pas seulement les volontaires d’Ato. Il y a plus de gens, tu as bien entendu le Daïlerrin.

— C’est vrai —admit Déria, avec une moue de contrariété.

— Bon, et si nous prenions quelque chose pendant que nous réfléchissons ? —proposa Dol après un silence, en se levant de son fauteuil.

Nous approuvâmes tous d’un geste et, dix minutes plus tard, nous étions tous une tasse entre les mains, songeurs. Je pris une gorgée de mon infusion.

— Si nous trouvions le véritable chef de cette organisation —réfléchit Akyn au bout d’un moment—, nous pourrions alors démontrer que Lénissu n’est pas le coupable.

— Ça, c’est une idée magnifique ! —approuva Déria, radieuse.

— Magnifique, sans aucun doute —acquiesça Dol—, mais nous avons un problème : ce chef ne se laissera pas découvrir si facilement.

— Je suppose —fis-je, en terminant mon infusion d’un trait.

— Nous allons faire une chose —dit Dol—. Laissez-moi douze jours. Ne faites rien de stupide entretemps. Je vais essayer d’en apprendre davantage sur les Chats Noirs. Et si j’apprends quelque chose, j’irai voir le Mahir et je lui dirai où est-ce que je crois que les Chats Noirs se cachent. L’idéal serait qu’il envoie des gens assez entraînés, parce que j’ai cru comprendre que cette organisation est pleine de guerriers aguerris. Et si le Mahir m’écoute, alors le Sang Noir tombera dans les griffes d’Ato et nous pourrons prouver que Lénissu est innocent.

— Douze jours —répétai-je—. Et si, entretemps, on le capture et on le ramène à Ato ?

— Alors, nous devrons trouver un plan pour organiser une évasion —intervint Aryès.

Je le contemplai, bouche bée.

— Une évasion du quartier général ? —fis-je—. Ce n’est pas… comment dire… un peu téméraire ? Vous m’aideriez vraiment à faire quelque chose contre la Loi d’Ato ? —soufflai-je.

Aryès sourit.

— Je crains que ce soit ce que je viens de dire. Il existe une vieille tradition que mon père me raconte souvent, et, selon cette tradition, le peuple, lorsque la Loi devient injuste, ne doit pas s’y soumettre. Et maintenant, c’est ce qu’il se passe —déclara-t-il.

— On dirait Révis prêchant sur l’injustice du travail forcé —répliquai-je, en riant.

— Bon, j’ai du travail à faire —dit le semi-orc, en se levant—. Vous autres, ne faites rien. Et félicitations à tous pour les résultats —ajouta-t-il avec un sourire.

Nous sortîmes tous de chez lui et Aléria nous invita à manger chez elle. Nous laissâmes donc le semi-orc seul, avec, en tête, des plans qu’il n’avait pas voulu nous détailler.

Stalius n’était pas à la maison quand nous arrivâmes et nous cuisinâmes des pâtes avec des légumes et une tarte aux framboises légèrement cramée. Nous mangeâmes le tout, en parlant à qui mieux mieux de choses sans importance, pour fêter les résultats.

Je passai toute l’après-midi avec Kwayat et, lorsque je lui dis que j’avais senti la Sréda pour la première fois, il se contenta d’incliner la tête, imperturbable. On ne pouvait pas dire que c’était un maître de ceux qui félicitent leurs élèves au moindre succès. Mais il fallait le reconnaître : il était efficace. Il passa toute l’après-midi à varier les sujets et, quand il dit « Cela suffit pour aujourd’hui » j’eus l’impression que ma tête allait oublier tout ce qu’il m’avait appris. Aussi, sur le chemin du retour, je me mis à tout repasser, en essayant de mettre de l’ordre dans tout cela.

Lorsque je revins au Cerf ailé, Kirlens m’assaillit, agité et m’emmena précipitamment dans la cuisine.

— Shaedra, où étais-tu passée ? —me demanda-t-il, presque en colère—. Pourquoi tu n’es pas revenue à midi ?

Je clignai des yeux, perplexe. Mon esprit était encore en train de réviser les différentes façons d’insulter un démon. Kwayat disait que c’était très important, surtout pour savoir les éviter ou les reconnaître.

— Je… je suis désolée. J’ai mangé chez Aléria.

— Ah —dit Kirlens, plus tranquille—. Je suppose… que tu es au courant. Pour Lénissu, je veux dire.

J’acquiesçai lentement de la tête.

— Oui.

— C’est… incroyable —fit Kirlens, consterné—. Mais… je savais que cet homme cachait quelque chose. Les personnes les plus sympathiques peuvent s’avérer être de véritables démons.

J’écarquillai les yeux, stupéfaite. Comment Kirlens pouvait-il croire que Lénissu était réellement mauvais ? Mais je lui souris largement.

— Eh bien, regarde, moi, je suis très sympathique et je suis un véritable démon —dis-je, les yeux brillants d’espièglerie.

Kirlens secoua la tête, incrédule.

— Comment peux-tu tout prendre à la légère ? C’est ton oncle, après tout. Je croyais que tu l’aimais.

Je soufflai, suffoquant presque.

— Bien sûr que je l’aime. Beaucoup plus que ce que tu crois. Ce qu’il y a, c’est que tout cette histoire ne tient pas debout. Lénissu n’est pas un criminel. Et je pense le prouver —conclus-je.

Kirlens fronça les sourcils et me désigna de l’index.

— Je ne veux pas que tu te crées des ennuis. Si Lénissu est innocent, la justice d’Ato se chargera de le remettre en liberté.

— Je n’ai pas une très grande confiance dans la justice d’Ato —murmurai-je.

L’aubergiste secoua la tête.

— Eh bien, tu devrais. En fin de compte, jusqu’à présent, elle a toujours bien fait les choses. Elle met les voleurs au travail et elle donne des amendes aux escrocs.

— Et les criminels, on les pend ou on leur coupe la tête —grognai-je—. Et regarde ce qu’ils ont fait avec mes griffes, je ne méritais pas ça. On me les a arrachées uniquement parce que c’est ce que voulait l’oncle de Suminaria.

Kirlens soupira.

— Les griffes peuvent blesser sans qu’on le veuille —rétorqua-t-il—. Je ne justifie pas ce qu’ils t’ont fait, mais la majorité des gens n’a pas trouvé l’idée si mauvaise. Les gens sont méfiants par nature.

Je ne pouvais pas croire ce qu’il me disait. Je savais qu’il ne le disait pas par méchanceté… mais, malgré tout, cela me blessa profondément qu’il puisse en arriver à justifier la sauvage opinion de la « majorité ».

— Et si Lénissu est innocent, ils l’absoudront —ajouta Kirlens avec ferveur.

J’acquiesçai et je me dirigeai vers les escaliers.

— Je crois qu’aujourd’hui je vais sauter le repas —dis-je, en me mordant la lèvre.

— Je comprends. Je comprends que toute cette histoire te pèse. Mais tu verras. Quoi qu’il arrive, ce sera le mieux pour toi.

Je doutais sérieusement qu’il arrive quelque chose de bon, s’ils capturaient Lénissu. Lorsque j’entrai dans la chambre, je trouvai Syu en train de danser joyeusement sur le lit.

“Syu !”, m’étonnai-je, en souriant à demi. “D’où te vient cette humeur joyeuse ?”

“Frundis a fini sa composition et il me l’a fait écouter !”, m’expliqua-t-il.

“Ça, c’est une surprise !”, répondis-je, joyeusement. “Je commençais à me demander quand je pourrais l’entendre.”

Je pris le bâton dans mes mains.

“Bonjour, Frundis, me ferais-tu l’honneur de me faire découvrir ta nouvelle composition ?”, demandai-je, avec le tact qui était nécessaire en ces occasions.

Frundis émit un bruit de cloches.

“Pourquoi veux-tu l’entendre ?”, répliqua-t-il, grandiloquent.

“Pour voir si tu es réellement un compositeur”, lui dis-je, moqueuse.

Frundis laissa échapper un son de défi.

“Eh bien, en voici la preuve !”, s’écria-t-il.

Et un flux de sons au rythme gai et rapide m’assaillit. Je souris et j’écoutai la composition jusqu’à la fin. Lorsque le bâton joua la dernière salve de notes, je soufflai.

“Ça alors, Frundis, tu es un artiste !”

Le bâton rit, flatté.

“Je sais. Je t’ai déjà dit que j’étais le meilleur compositeur au monde. Et le meilleur musicien. Et un des meilleurs conteurs. Je suis génial.”

Syu et moi éclatâmes de rire bruyamment. Comment Frundis pouvait-il être aussi pédant et en même temps sympathique ?

Après avoir écouté la musique plusieurs fois de suite, Frundis se lassa et je leur racontai à tous deux tout ce qui s’était passé pendant la journée et Syu haussa les épaules lorsque je lui racontai mon agréable conversation avec Marelta.

“Il vaut mieux ne pas se fâcher et ne pas faire empirer les choses”, dit-il.

“Je sais, mais Marelta me met à bout de nerfs”, soupirai-je. “Et pourtant elle n’est pas si méchante”, méditai-je. “Avec les autres, elle n’en a pas l’air. À moins que ce soit une hypocrite. Les personnes mauvaises sont souvent hypocrites”, ajoutai-je.

“Hum”, grogna Syu. “Je crois que, de nouveau, tu penses trop. Les saïjits pensent toujours trop. Au fait, j’ai vu Drakvian, dans le bois.”

Je sursautai.

“Quoi ?”

“Et elle m’a demandé si je pouvais te dire d’aller dans la forêt cette nuit. Mais en faisant très attention, elle a dit”, précisa Syu. “En plus, elle me l’a répété plusieurs fois parce qu’elle croyait que je ne l’avais pas comprise. Les vampires aussi sont un peu lents d’esprit quand ils veulent parler à un singe gawalt”, fit-il avec un sourire espiègle.

Je fronçai les sourcils. Drakvian était revenue et elle voulait me parler.

“Ça alors… Elle n’est pas malade, au moins ?”

“En tout cas, elle n’en avait pas l’air”, dit Syu. “Bien que je ne me sois pas trop approché d’elle. On ne sait jamais…”

“Oh, voyons, Syu. Drakvian est une amie. Elle ne va pas t’attaquer”, lui répliquai-je, amusée.

Syu prit un air têtu.

“Les singes gawalts ont leurs raisons pour rester à distance des vampires. Il existe des légendes”, dit-il, énigmatique.

“Hum, je ne dis pas qu’il n’y ait pas de mauvais vampires. Mais Drakvian est infiniment plus gentille que Marelta, je peux te l’assurer.”

“Il faudra que tu me montres qui est cette Marelta”, dit Syu, pensif. “Pourquoi tu ne me laisses jamais aller à la Pagode Bleue ?”

“Parce que…” Je me tus et je fronçai les sourcils. “Eh bien… à vrai dire… Je crois que mon intention était que l’on ne me regarde pas d’un mauvais œil, mais, de toutes façons, tout le monde sait déjà que tu es ici.”

Les yeux de Syu s’illuminèrent.

“Alors je pourrai aller à la Pagode Bleue ?”, demanda-t-il, enthousiaste, tout en remuant la queue comme un chien.

Je ris et j’acquiesçai.

“Si c’est ce que tu souhaites… Mais je te rappelle que maintenant toutes mes études vont se centrer sur les techniques du jaïpu et de combat corps à corps. Cela ne va pas te plaire.”

Syu réfléchit quelques secondes puis sourit.

“Je suis curieux de voir”, avoua-t-il, en croisant les mains dans le dos, l’air sérieux.

Cette nuit, je sortis avec Syu, mais je laissai Frundis dans la chambre, malgré ses protestations. Drakvian devait avoir une bonne raison pour me dire de faire très attention et, cette nuit, il y avait plus de gardes éveillés, car on avait annoncé la présence d’écailles-néfandes au sud et on ne savait pas exactement quand ils arriveraient. Et ce n’était pas précisément le meilleur moment pour que l’on me surprenne en train de vagabonder, de nuit, dans Ato. Cela pourrait donner lieu à des commérages.

Pendant tout le trajet, je ne cessai de m’envelopper d’un nuage harmonique assez efficace. Et je crois que personne ne me vit entrer dans la forêt.

Je continuai à marcher en silence, tandis que Syu me conduisait à l’endroit où il avait vu Drakvian pour la dernière fois.

“C’était là”, dit-il alors, en s’arrêtant.

À peine eut-il prononcé ces mots que Drakvian apparut, sortant de sa cachette et découvrant son abondante chevelure verte, sa peau translucide et ses yeux profonds.

— Shaedra —murmura-t-elle, sur un ton inhabituellement bas—, viens, éloignons-nous un peu plus.

Je la suivis pendant un bon quart d’heure et je commençai à prier pour que les écailles-néfandes ne nous attaquent pas à cet instant précis : nous étions trop loin d’Ato.

Nous nous arrêtâmes non loin du Tonnerre, sous de grands arbres touffus qui déployaient leurs énormes racines tout autour d’eux, comme des araignées géantes.

— Que se passe-t-il ? —demandai-je, lorsque Drakvian s’arrêta.

La vampire posa ses deux mains sur les hanches et me regarda fixement.

— Je suis venue t’aider —déclara-t-elle, étrangement solennelle.

J’arquai un sourcil.

— M’aider ? —répétai-je, incrédule.

— Oui. N’est-ce pas vrai que des gens veulent se débarrasser de Lénissu ? Eh bien, je les en empêcherai. Je sais où il est.

Un moment, je restai sans voix. Je me raclai la gorge.

— Où ? —articulai-je.

— Lorsqu’il est parti, j’ai suivi sa trace —dit-elle—. Il est allé à Ombay puis à Acaraüs récupérer son cheval.

— Trikos ? —soufflai-je.

— Ouais. Il y est très attaché, à ce que j’ai pu voir —fit-elle, en grinçant des dents.

— Et où est-il allé ? —insistai-je.

— Cela fait deux semaines que j’ai arrêté de le suivre.

Je laissai échapper un soupir de découragement.

— En deux semaines, il peut lui être arrivé toutes sortes de choses.

— Oui, mais on ne le poursuit que depuis quelques jours. Il est sûrement sain et sauf.

Je secouai la tête, perplexe.

— Et tu dis que tu veux m’aider ? Je ne vois pas comment. Lénissu est à un endroit que nous ne connaissons pas et, toi, tu ne peux pas changer les lois d’Ato. Mais je te remercie de tes bonnes intentions.

— Mes bonnes intentions ! —s’écria Drakvian, en se tordant de rire—. C’est la première fois qu’un saïjit me dit que j’ai de bonnes intentions. Normalement, nous, les vampires, nous avons toujours de mauvaises intentions.

— Ça, ce n’est pas vrai —répliquai-je—. Ça, cela dépend de chacun. Toi, tu as l’air d’une personne pleine de bonnes intentions. Et alors, qu’est-ce que tu proposes que nous fassions ?

Les yeux de Drakvian brillèrent de malice.

— Je propose un marché. Moi, je cherche Lénissu et je lui dis qu’il est recherché et je fais tout mon possible pour qu’il ne soit pas capturé, s’il y consent. Et toi, en échange, tu me dois une faveur.

Je souris, incrédule.

— Une faveur ?

— Rien d’exceptionnel, je t’assure.

— Ce serait plus facile si tu me disais en quoi consiste cette faveur —lui dis-je.

La vampire haussa les épaules sans répondre et nous nous regardâmes en silence ; enfin, je souris largement.

— Marché conclu. Mais s’il arrive un malheur à Lénissu, la faveur que je te dois ne vaudra plus.

La vampire acquiesça énergiquement de la tête.

— Cela me paraît juste.

Je lui tendis la main pour conclure le marché et la vampire eut un sourire ironique.

— Moi, je ne conclus pas les marchés de cette façon. Sais-tu comment je fais un marché ? —demanda-t-elle, avec désinvolture.

Je laissai retomber ma main.

— En partageant le sang d’une vache ? —suggérai-je, moqueuse.

La vampire se mit à rire.

— Non. Quoique ce ne soit pas une mauvaise idée. Non, j’échange des objets de valeur. Toi, tu me donnes un objet et, moi, je t’en donne un autre. Un objet dont on ne se séparerait pas à moins d’avoir une très bonne raison pour ça.

— Et là, c’est une bonne raison —approuvai-je, pensive.

Je révisai mentalement mes possessions. Quel objet pouvais-je avoir qui ne soit pas tout à fait banal ? J’avais un sac orange, des parchemins, des plumes, un miroir et un couteau, cadeaux de Kirlens, le ruban bleu que m’avait offert Wiguy, deux tuniques et deux pantalons, une robe blanche dans l’océan Dolique…

Je secouai la tête, plus qu’étonnée.

— Je n’ai rien qui me soit réellement indispensable.

La vampire écarquilla les yeux, surprise.

— Vraiment ? Tout le monde possède quelque chose de valeur.

— Eh bien, moi, non. Écoute, Drakvian, tu ne crois pas que ce n’est pas très pratique, cette façon de faire un pacte ? Moi, je suis une terniane d’honneur, toi, une vampire d’honneur, que pouvons-nous perdre ?

Drakvian eut une expression dubitative.

— Eh ben… avoue que tu as de la chance, dans ce marché, car je te fais une faveur avant et toi seulement après. Je n’aime pas les pactes si peu substantiels fondé sur l’honneur. Et puis, je ne suis pas toujours une “vampire d’honneur”, comme tu dis —fit-elle avec un sourire espiègle.

Je roulai les yeux et il me vint une idée.

— Frundis ! Mais… Non, je ne peux pas m’en séparer, nous avons fait un pacte —expliquai-je—. Et c’est mon ami.

Drakvian grogna.

— Je n’ai pas la moindre intention de me promener avec un bâton bouffon qui chante pendant tout le voyage. Tu dois trouver un objet. Un objet muet. Qui ait de la valeur pour toi. Moi, je fais toujours des marchés avec des objets.

Je levai un sourcil.

— Toujours ? Et avec qui, si on peut le savoir ?

— Si on peut le savoir, tu le sauras —répliqua la vampire—. Demain, à la même heure, reviens avec l’objet et nous conclurons le marché.

— Demain ? —protestai-je, altérée—. Mais… pourquoi perdre plus de temps ! Lénissu est peut-être prisonnier en ce moment même.

— Il n’y a pas de marché sans échange d’objets —insista la vampire, têtue, en croisant les bras.

Je la contemplai, stupéfaite.

— Alors… en réalité, toi, ça t’est égal qu’il arrive quelque chose à Lénissu, n’est-ce pas ? —fis-je, un peu irritée par ses principes ridicules. Je soufflai bruyamment—. D’accord, je trouverai un objet.

— Parfait ! —exclama Drakvian.

Je roulai les yeux.

— Allons-y, Syu, rentrons à la maison —soupirai-je.

Le chemin du retour fut plus long, parce que nous nous étions tellement éloignés d’Ato que cette zone ne m’était pas familière et j’étais un peu désorientée. Dans le ciel, brillaient l’astre de la Bougie et celui de la Lune et il y avait plus de luminosité que d’habitude, ce qui était à la fois utile et gênant. Quand j’aperçus les lumières d’Ato, je redoublai de prudence et, quand j’entrai dans la ville, deux gardes et un veilleur faillirent me voir, mais je réussis à me cacher dans un coin plus sombre de la rue. Finalement, je grimpai sur le toit et je restai immobile un moment, indécise. Je pris alors une décision et, suivie de Syu, je me dirigeai vers la terrasse remplie de bric-à-brac. Avec une extrême prudence pour ne réveiller personne, j’ouvris le tonneau qui contenait la boîte de tranmur. Cette boîte était la seule chose que j’avais, que je ne voulais absolument pas perdre. Pour la simple raison que cette boîte était celle de Lénissu et non la mienne.

C’était une idée horrible. Comment pouvais-je conclure un marché avec quelque chose qui ne m’appartenait pas ? Mais, raisonnai-je, cette boîte était à Lénissu. Et, avec ce marché, Drakvian s’engageait à protéger Lénissu. Finalement, c’était logique que Lénissu contribue à sa propre protection, pensai-je. Je savais que c’était un raisonnement un peu forcé, mais je n’avais rien d’autre de valeur qui ne soit pas en chair et en os ou, dans le cas de Frundis, un bâton vivant. Avec un soupir, je me souvins du shuamir que m’avait rendu Marévor Helith et je regrettai de l’avoir perdu d’une manière si absurde.

“Ce qui est fait est fait”, me dit Syu, en me répétant une des formules que j’avais l’habitude d’utiliser.

J’acquiesçai sombrement et je transportai la boîte en bois de tranmur jusque dans ma chambre, en essayant de la cacher sous ma tunique, au cas où.

Cette nuit-là, j’eus assez de mal à m’endormir, et je ne cessai de me tourner et retourner dans mon lit, jusqu’au moment où je sentis quelque chose contre ma main et j’entendis une musique tranquille et le paisible son d’une rivière ou d’une fontaine. J’ouvris légèrement les yeux et je vis Syu, roulé en boule entre Frundis et moi, fatigué par l’effort d’avoir traîné Frundis jusqu’au lit. Je souris, émue.

“Merci, Syu.”

“Bonne nuit”, répondit le singe en fermant paisiblement les yeux.

Bercée par la douce musique de Frundis, je plongeai bientôt dans un profond sommeil.

* * *

Le jour suivant fut aussi fatigant que le précédent. Le matin, tous les nouveaux kals, nous écoutâmes le discours du Daïlerrin tandis qu’au-dehors il pleuvait de nouveau modérément, après des heures d’accalmie. Nous fûmes répartis entre différents maîtres. Le maître Dinyu s’occupait de la spécialisation en combats. C’était un maître récemment arrivé d’Aefna. On disait qu’il venait d’une famille étrangère, qu’il était né dans l’Empire d’Iskamangra et que c’était un très bon lutteur et un bon bréjiste, mais, à part ça, on ne savait pas grand-chose de lui. Lorsque les maîtres de la Pagode Bleue entrèrent pour s’adresser à leurs nouveaux élèves, je vis le Grand Archiviste et, j’ignore pourquoi, je fus surprise de penser que lui aussi était celmiste.

— Le grand archiviste donnera les cours d’énergie arikbète et d’histoire —déclara Eddyl Zasur rapidement—, le maître Jarp enseignera l’énergie brulique, le maître Yinur s’occupera de l’endarsie, le maître Juryun du combat armé et le maître Dinyu enseignera les techniques de combat et l’énergie bréjique.

Le dernier maître à incliner la tête et sourire était un petit bélarque mince avec une tunique noire au col relevé et un pantalon noir. Les bélarques étaient réputés pour leur souplesse et je ne doutai pas une minute de ses capacités. Son visage calme et souriant incitait à la sympathie et il me plut aussitôt.

— Le maître Dinyu, comme vous devez le savoir, est nouveau dans notre Pagode et j’espère que vous l’accueillerez avec amabilité —ajouta le Daïlerrin—. Si je ne me trompe pas, deux élèves n’ont toujours pas de maître, n’est-ce pas ? —Akyn et Kajert acquiescèrent, troublés, et le Daïlerrin sourit hypocritement—. Ne vous préoccupez pas, on ne vous a pas oubliés. La spécialisation en enchantement, c’est le maître Daï qui la dirige, je suppose que vous savez déjà où se trouve son bureau, à côté de la Pagode. Tout le monde a entendu parler de ses expériences. —Dans ses yeux, on voyait qu’il n’avait pas beaucoup de respect pour le maître Daï—. Quant à la spécialisation du morjas, le maître Tabrel a voulu s’en occuper personnellement.

Le Daïlerrin ne resta pas plus de temps que celui nécessaire aux présentations et nous répondîmes à son salut lorsqu’il sortit, vêtu de sa tunique blanche de cérémonie.

Chaque kal s’en fut avec son maître respectif. Suminaria, Yori et Marelta s’en furent avec le maître Jarp, Aléria avec le maître Yinur, Avend et Salkysso, la mine sombre, suivirent le Grand Archiviste et ainsi de suite. Lorsque le maître Dinyu appela ceux qui allaient se spécialiser en combat et énergie bréjique, nous fûmes six à le suivre : Révis, Laya, Ozwil, Galgarrios, Aryès et moi.

— Il a l’air sympathique —murmura Laya.

Nous acquiesçâmes de la tête.

Le maître Dinyu nous conduisit hors de la Pagode, nous descendîmes du côté ouest d’Ato par la rue de l’Érable et nous nous retrouvâmes dans un petit terrain de terre battue qui, vu son état, avait dû être préparé récemment. L’unique problème, c’était qu’il n’y avait pas de toit, et le terrain s’était donc transformé en un énorme bourbier. Une fois arrivés là, le maître Dinyu se tourna vers nous et, sans que lui importent ni la pluie ni la boue, il nous adressa un grand sourire. Je me sentis immédiatement plus détendue et à l’aise.

— Je me suis informé sur les coutumes de la Pagode Bleue et apparemment on entraîne les nouveaux guerriers avec les kals de deuxième année et quelques cékals volontaires. Cependant, pour les deux premiers jours, j’ai décidé de vous prendre à part pour vous enseigner les bases des techniques de combat et du har-kar. Mais avant de…

— Maître —intervint Ozwil sur un ton un peu irrité—, nous connaissons déjà les bases des techniques de combat. Nous apprenons depuis l’âge de huit ans le combat corps à corps ou avec un bâton.

Je roulai les yeux et j’échangeai un regard amusé avec Aryès. Le maître Dinyu fronça les sourcils.

— Vraiment ? Alors, je dirai aux autres élèves qu’ils viennent dès demain. Et maintenant, j’aimerais que vous vous présentiez un peu et que vous me disiez pourquoi vous avez choisi la spécialisation de combat.

J’écarquillai les yeux. Qui diables lui avait dit que les élèves choisissaient quoi que ce soit ?

— Voyons voir, toi —dit le maître Dinyu, en me regardant—. Présente-toi, s’il te plaît.

J’acquiesçai de la tête et j’obéis.

— Je m’appelle Shaedra, j’ai quatorze ans… à vrai dire, nous avons tous quatorze ans… j’aime le jaïpu et la vitesse, mais… je n’ai pas choisi la spécialité de combat. On l’a choisie pour moi.

— Ici, le jury décide selon les notes —acquiesça Aryès.

Le maître Dinyu haussa un sourcil, indigné.

— Vraiment ? Alors, tu ne veux pas apprendre le har-kar et les autres techniques de combat ?

Je haussai les épaules.

— La vérité, c’est que… —j’hésitai et je pensai que ce n’était pas précisément le moment idéal pour être sincère—. Je crois que, malgré tout, c’était ce que je voulais, maître Dinyu.

— Je comprends —dit-il ; néanmoins, il ne paraissait pas du tout comprendre—. Bien. Continuons avec les présentations.

— Moi, c’est Aryès —se présenta mon ami—, et je suis votre élève d’énergie bréjique.

— Ah ! Oui, bien sûr. Je t’apprendrai l’énergie bréjique pendant que les autres lutteront et peut-être quelque heure l’après-midi, si tu es d’accord, bien sûr.

Aryès ouvrit grand les yeux, surpris qu’on lui demande son opinion sur le sujet. Il acquiesça énergiquement.

— Bien sûr, maître Dinyu.

— Je suppose que tu dois avoir acquis de bonnes bases pour avoir choisi… ou avoir été choisi —se corrigea-t-il— pour cette spécialisation. Tu dois savoir que c’est une énergie très difficile et que l’apprentissage, c’est principalement l’élève lui-même qui le fait. L’énergie bréjique n’est pas seulement une énergie extérieure. C’est pourquoi, les élèves de har-kar aussi, vous apprendrez l’énergie bréjique. Un esprit distrait ne réussira pas à exécuter des mouvements précis. L’énergie bréjique vous aidera.

Il se tourna vers Ozwil.

— Et toi, quel est ton nom ?

— Ozwil Berreni —répondit celui-ci—. Et je veux apprendre à lutter.

Le maître Dinyu sourit.

— Alors, tu apprendras.

— Moi, c’est Laya. Je veux aussi apprendre, maître Dinyu. J’ai une question, est-ce que nous allons tout le temps nous entraîner ici ? Parce qu’à ce qu’on dit, il nous vient un Cycle des Marais et, ici, il n’y a pas de toiture —articula-t-elle, en rougissant.

Le maître regarda le ciel gris et pluvieux, puis fixa de nouveau ses yeux sur son élève.

— Eh bien, pour le moment, nous resterons là. Mais je verrai si je peux trouver une salle à la Pagode Bleue.

— Merci, maître Dinyu, ma mère me dit que se mouiller n’est pas bon pour la santé —remercia Laya en inclinant la tête.

Je réprimai difficilement un éclat de rire et je me concentrai pour garder mon sérieux tandis que Révis se présentait, enthousiaste :

— Je suis Révis et je veux être maître d’armes.

— Moi, je m’appelle Galgarrios —dit Galgarrios, avec sa voix sympathique accoutumée—. Et je suis très heureux de pouvoir apprendre avec les kals de deuxième année.

— On m’a dit qu’ils ont un bon niveau —approuva le maître Dinyu—. J’espère être à la hauteur du maître Dakley.

— À ce propos, qu’est-il arrivé au maître Dakley ? —demanda Ozwil.

— Il a pris sa retraite —répondit Laya, grognonne, avant que le maître Dinyu n’ait pu répondre—. Tu n’es au courant de rien, ou quoi ?

— Bon —fit le maître Dinyu, en fronçant les sourcils—. Nous allons commencer. Mettez-vous tous en ligne et suivez mes mouvements. Aryès, toi aussi, ces mouvements aident à se concentrer.

Aryès parut soulagé de ne pas être oublié et nous nous rangeâmes tous en ligne. Le maître Dinyu leva les deux mains et les plaça d’une manière qui ne m’était pas familière. Je l’imitai, néanmoins, et il dut passer de l’un à l’autre pour rectifier nos postures.

— La paume de la main ne doit pas être totalement tendue ni pliée. Vous devez la laisser sans tension, détendue. Les bras doivent contenir toute la force. C’est bien —dit-il, lorsque notre position initiale lui sembla acceptable—. Maintenant, voyons les jambes. Elles doivent être légèrement pliées —signala-t-il, en voyant que Laya prenait la position d’un flamand.

Il nous apprit plusieurs positions différentes, une avec les bras tendus, une autre avec les jambes pliées touchant presque le sol, et chaque fois qu’il lui semblait que nous avions bien imité ses mouvements, il nous demandait de rester dans cette position pendant dix longues minutes. Cela me donnait l’impression de répéter une danse et d’être restée figée au premier pas. Au moins, cet exercice me laissait le temps de penser, mais je ne savais pas si c’était une bonne idée, parce que penser à Lénissu ou à la boîte de tranmur que j’avais cachée sous mon lit n’était pas précisément une pensée très relaxante et le maître Dinyu nous avait invités à penser au temps et au mouvement ou à l’immobilité. Toutes ces choses me paraissaient très intéressantes, mais elles ne me semblaient pas donner matière à penser pendant plus d’une ou deux minutes.

Peu à peu, je me rendis compte que le maître Dinyu prétendait nous enseigner purement et logiquement ce qu’était la concentration. Il disait que la concentration était comme une bulle qui éclatait pour un rien et se reformait facilement si l’on savait comment agir. Sincèrement, au début j’avais cru que la spécialisation en combat allait s’avérer très ennuyeuse, mais, finalement, ce fut tout le contraire, et pendant toute la matinée, nous ne nous donnâmes pas un seul coup. Et nous ne nous touchâmes même pas : au bout de deux heures, il nous fit mettre en cercle, les mains à quelques centimètres les uns des autres, une main sous l’autre. L’objectif était de ne pas nous toucher et de demeurer comme des statues. Puis les choses se compliquèrent et il nous demanda de bouger les jambes en maintenant nos mains figées.

Au bout des cinq heures d’exercices, nous étions restés la plupart du temps immobiles, mais nous étions exténués.

— Vous devez trouver l’équilibre du jaïpu —nous répéta le maître Dinyu—. Cet après-midi, je veux que vous lisiez Histoire du har-kar pour que vous connaissiez les plus importantes personnalités du har-kar. C’est un livre assez court. J’ai regardé à la bibliothèque, vous trouverez des exemplaires en nombre suffisant. Et demain, lorsque vous observerez les techniques qu’utilisent les kals de deuxième année, vous me direz comment s’appellent ces techniques. Le cours est terminé. Merci de m’avoir écouté.

Le maître Dinyu était beaucoup plus courtois que les autres professeurs, quoique moins protocolaire, pensai-je. Le maître Jarp était beaucoup plus succinct, et le maître Aynorin était toujours plus détendu et semblait presque se considérer comme un élève parmi les autres qui en savait davantage que ses compagnons. Le maître Dinyu était différent. Je n’avais remarqué à aucun moment cet accent pédant typique de certains maîtres et, à aucun moment, il n’avait perdu sa sérénité. Il était comme Kwayat, mais en plus gai. Parce que le visage de Kwayat, reflétait l’imperturbabilité, plus que la sérénité, comme s’il gardait à l’intérieur quelque chose qu’il ne voulait montrer à personne ou comme si sa vie antérieure l’avait laissé indifférent envers son entourage. Le maître Dinyu, au contraire, semblait très attentif à tout ce qui l’entourait et son expression inspirait la confiance et donnait l’impression qu’il avait bon cœur.

Soudainement, alors que nous revenions à Ato, je me rendis compte qu’il nous avait demandé de lire. Lire un livre !, me dis-je, désespérée. Comment diables allais-je avoir le temps de lire un livre en un jour si je devais passer toute l’après-midi avec Kwayat ?

Je sentis que la tête me tournait et, tandis que je courais vers la taverne, j’eus la certitude que, si je continuais à apprendre des choses à ce rythme, je finirais aussi folle que ce Tuanesar le Fou dont m’avait parlé une fois Daelgar.

Lorsque j’entrai à la taverne, je sentis que les gens étaient plus altérés que d’habitude. Je saluai les personnes connues et certaines me répondirent avec hésitation, sûrement à la pensée que j’étais la nièce du Sang Noir, mais Taetheruilin le nain, lui, me dit en donnant un fort coup de poing sur la table :

— Diables, jeune fille ! Tu n’es pas au courant ? Le fils de Kirlens ressuscité est entré par cette porte ! Va, et vois par toi-même.

Je fronçai les sourcils, en pensant qu’il s’agissait d’une plaisanterie.

— De quoi parles-tu ? Qu’est-il arrivé à Taroshi ?

Le forgeron nain s’esclaffa bruyamment et signala deux étrangers.

— Ceux-là sont venus avec lui.

Je me tournai vers les étrangers et je restai pétrifiée. Je connaissais ces deux personnes. Une sibilienne rousse et un humain aux cheveux châtain foncé… Des images embrouillées ressurgirent de ma mémoire. Mais je ne réussissais pas à me rappeler…

— Mille sorcières sacrées, Wundail ! —m’exclamai-je, bouche bée—. Par Ruyalé, est-ce possible ?

L’humain sourit tandis que les habitués, curieux, se taisaient pour suivre la conversation.

— Je crois bien que c’est possible, oui —répondit-il.

Je me précipitai vers eux, remplie de joie. Je n’avais pas oublié que c’étaient eux qui m’avaient sauvé la vie.

— Je suis content de te voir, Shaedra —dit alors Wundail, tandis que je l’embrassais, comme un vieil ami—. Je me demandais comment s’était passé tout ce temps pour toi.

— J’essaie de ne pas me créer d’ennuis —répliquai-je, avec un large sourire—. Salut, Djaïra —ajoutai-je, en m’adressant à la rousse.

La sibilienne se racla la gorge.

— Tu te souviens de moi ? —me demanda-t-elle, surprise.

— Bien sûr —dis-je, étonnée—, comment pourrais-je oublier ? Vous m’avez sauvé la vie.

— Euh… —souffla Djaïra, en remarquant les regards curieux autour d’elle—. C’est vrai. Je me souviens que tu as presque provoqué un désastre pendant la bataille contre les harpïettes.

— Kahisso m’a sauvée —me rappelai-je, avec émotion.

— Oui. Et, moi, je l’ai sauvé, lui.

— Djaïra —la coupa Wundail, en se raclant la gorge—. Je ne crois pas que ce soit le meilleur moment pour parler des problèmes passés.

Soudain, je compris tout.

— Kahisso est dans la cuisine, n’est-ce pas ? —fis-je, abasourdie.

Wundail acquiesça de la tête.

— Tout à fait. Son père s’est évanoui.

— Ça a été impressionnant à voir —reconnut Djaïra, avec un sourire narquois—. Un homme si robuste… Il pèse une tonne.

Les rires éclatèrent dans toute la taverne et les gens se mirent de nouveau à commenter l’évènement avec animation.

— Il faut que j’aille le voir —dis-je soudain—. Je vous revois après.

C’était inédit qu’il n’y ait personne au comptoir… Contournant les tables en toute hâte, j’atteignis la porte de la cuisine, je la poussai et je vis Kirlens assis ou plutôt effondré sur une chaise tandis que Kahisso, à genoux devant lui, avait l’air très préoccupé. Wiguy, par contre, donnait de petits tapes sur la joue de l’aubergiste et grognait et vociférait.

— Tu penses que c’est normal d’apparaître comme ça, si brusquement, sans avertir ? Tu vois ! Le choc l’a tué ! Avoir des enfants pour ça ! Pauvre Kirlens !

Je refermai la porte, craignant que les autres entendent les cris de Wiguy et je me précipitai vers eux.

— Wiguy, arrête de le martyriser, tu ne vois pas que tu le tortures ? —fis-je, tout en signalant d’un geste Kahisso qui, les yeux exorbités, contemplait son père, livide comme la mort.

Cependant, en entendant ma voix, il sursauta.

— Shaedra !

— Salut, Kahisso. —Je souris—. Ne te tracasse pas pour Kirlens. C’est sûrement une commotion. Il va se remettre en un rien de temps.

— Il est dans cet état depuis vingt minutes —répliqua Wiguy, assénant une autre claque au pauvre évanoui.

Kahisso nous regardait tour à tour, un peu étourdi.

— As-tu essayé de lui jeter un seau d’eau ? —suggérai-je, en voyant que les petites claques ne fonctionnaient pas.

Wiguy se mordit la lèvre, le regard posé sur Kirlens.

— Bonne idée. Et toi —dit-elle, en pointant un doigt menaçant sur Kahisso—, il vaudra mieux que tu ne t’en ailles pas maintenant que tu l’as mis dans cet état, parce que je ne te le pardonnerais jamais.

Et elle rentra dans le débarras pour aller chercher un seau d’eau. Kahisso, les yeux rivés sur son père, lui prit la main avec force.

— Je regrette —fit-il, inquiet—. Je regrette tant. Il y a tant de choses que j’aurais dû faire et que je n’ai…

— Arrête donc de pleurnicher ! —gronda Wiguy en réapparaissant avec un seau d’eau à moitié rempli.

Elle s’approcha de Kirlens, leva le seau, le retourna et l’eau tomba d’un coup, réveillant l’aubergiste, cependant le seau échappa des mains de Wiguy de sorte que Kirlens eut droit non seulement à une cascade froide, mais aussi au seau entier qui s’enchâssa sur sa tête, l’occultant totalement.

Kirlens cracha de l’eau et, moi, examinant mes griffes, je me raclai la gorge.

— Quand j’ai dit que tu lui jettes un seau d’eau, je ne le disais pas littéralement —marmonnai-je, en me retenant de rire.

Alors que Kahisso souriait, soulagé de voir que son père revenait à la vie, Wiguy retira et écarta discrètement le seau, l’expression honteuse, elle donna une serviette à Kirlens, qui se sécha le visage en grognant, puis elle se mit un peu en retrait, laissant père et fils se retrouver.

— Que diable… ? —fit Kirlens. Sa phrase resta en suspens et son visage s’illumina—. Kahisso ! Mon fils ! Et moi qui pensais que j’avais fait un rêve merveilleux ! Tu es vraiment revenu !

Ils s’étreignirent fortement et Kahisso ouvrit grand les yeux, surpris, par l’étreinte de fer de son père.

— Comme tu m’as manqué —grognait Kirlens, ému, en lui posant ses deux paluches sur les épaules—. Je ne cessais de me demander où tu étais.

— Père… —murmura celui-ci, en baissant la tête, un peu confus—. Je regrette d’avoir…

— Ne dis pas de bêtises ! Je sais que tu étais très occupé. Et maintenant, tu vas manger une de mes bonnes soupes, hein, qu’en dis-tu ? Les voyages à Ato ne sont pas très sûrs dernièrement, tu as sûrement dû avoir un horrible voyage. Je t’ai pourtant toujours dit qu’il ne faut jamais voyager seul.

— Eh bien, en réalité… je n’ai pas voyagé seul. Je suis venu avec deux compagnons, Wundail et Djaïra, ils sont à la taverne.

Aussitôt, Kirlens fronça les sourcils.

— Des compagnons ? —répéta-t-il—. Ce ne sont pas des… ?

Il ne termina pas sa phrase, mais je compris sans difficulté qu’il se demandait s’ils faisaient partie des raendays ou non et la vraie question que se posait Kirlens était de savoir si son fils, Kahisso, était toujours l’un d’eux. Les raendays, à proprement parler, n’avaient pas vraiment une mauvaise réputation, mais si, celle d’être des malotrus brutes et grossiers. Il existait un dicton qui disait ceci : « Le raenday qui frappe à votre porte entre deux fois », ce qui signifiait que, si vous faisiez une faveur à un raenday, celui-ci allait profiter de votre générosité jusqu’au bout, ce qui n’était pas très respectueux. Et Kirlens avait une aversion spéciale à l’égard de cette confrérie, pour des raisons personnelles. Par deux fois déjà, un groupe de raendays avait détruit l’intérieur de la taverne après une bagarre et, surtout, les raendays avaient pris son fils, le condamnant à errer dans ce monde sans pouvoir rester auprès de sa famille. Mais je savais que les raendays n’étaient pas responsables de cela : Kahisso avait choisi son propre destin.

Remarquant les assiettes de riz qui refroidissaient sur la table, je demandai à Wiguy à voix basse :

— Ces assiettes… il faut les servir, n’est-ce pas ?

Comme si elle s’éveillait d’un long rêve, Wiguy détourna son attention de la conversation de Kirlens et de Kahisso et, consternée, elle ouvrit des yeux exorbités.

— Diantre ! —chuchota-t-elle—. Vite, allons servir. Les clients doivent être furieux…

— Ne te tracasse pas —répliquai-je, en roulant les yeux—. Je crois que les clients s’amusent comme des petits fous à commenter le retour de Kahisso.

En moins de dix minutes, cependant, nous servîmes toutes les assiettes aux clients, qui nous demandèrent cent fois avec un grand sourire comment se portaient les nerfs du pauvre Kirlens.

— Il est heureux comme un roi —répliquai-je à voix haute, quand j’en eus assez de tant de questions—. Ce n’est pas tous les jours qu’on retrouve un fils.

— Bon appétit —fit Wiguy.

— Du riz froid —commenta une voix grognonne—, quel festin.

Wiguy se tourna comme une flèche vers celui qui avait parlé et le signala de l’index.

— Mange et, si ça ne te plaît pas, laisse-le, mais ne critique pas avant d’avoir goûté —rugit-elle.

Certains laissèrent échapper des rires amusés en voyant le visage autoritaire de Wiguy.

— Sacré caractère !

— Elle ne tient pas de notre Kirlens, en tout cas.

— Il a bien dû goûter le riz s’il dit qu’il est froid, non ? —rétorqua Nart, assis avec Mullpir et Sayos dans un coin, près de la fenêtre.

En entendant la voix de Nart, les yeux de Wiguy semblèrent jeter des éclairs et je posai ma main sur son bras, un peu appréhensive.

— Du calme —lui dis-je—, tu t’emportes alors que personne ne t’a rien dit de mal. Tu es énervée, retourne à la cuisine, je m’occupe de tout.

Miraculeusement, cela fonctionna. Wiguy soupira, acquiesça et partit comme une flèche vers la cuisine, en claquant la porte, ce qui fit redoubler les rires. Je secouai la tête, en soupirant, et je m’approchai de Nart et de ses deux amis.

— Pourquoi tu t’en prends toujours à elle, Nart ? —lui demandai-je, sur un ton fatigué.

Nart prit un air innocent.

— Moi, m’en prendre à elle ? Cela ne me viendrait pas à l’idée !

Mullpir et Sayos s’esclaffèrent et je laissai échapper un grognement.

— Tu devrais avoir plus de considération pour les nerfs de Wiguy. Tu sais dans quel état elle se met quand elle se fâche. Après, c’est impossible de la calmer. Le seul qui peut la tranquilliser, c’est Kirlens et, tout de suite, il est occupé. Ce n’est pas juste que tu t’en prennes à elle et cela devient répétitif.

Nart haussa les épaules, mal à l’aise.

— Je sais. Je ne peux pas faire autrement. C’est comme quand tu as une piqûre de moustique et que tu ne peux pas t’empêcher de la gratter.

Je fronçai les sourcils.

— Une chance, alors, qu’une piqûre ne soit pas éternelle.

Nart me fit un grand sourire.

— Qui a dit que celle-ci ne l’est pas ? Oh, allez, Shaedra, arrête de te préoccuper pour Wiguy, elle sait se défendre, tu l’as bien vu.

Ils rirent et je m’éloignai d’eux en secouant la tête, hallucinée. Nart ne changerait jamais.

Lorsque je revins à la cuisine, je vis que Kahisso était assis et parlait, pendant que Kirlens avait mis la soupe à chauffer et écoutait attentivement son fils. Wiguy n’était nulle part.

— Shaedra ! —s’exclama Kahisso, interrompant son récit—, je ne t’ai encore rien dit, comment vas-tu ?

— Bien —fis-je, en souriant—. Toi, par contre, tu es très maigre.

— Et toi alors ? —répliqua-t-il, moqueur—. Personne ne dirait que tu vis dans une taverne et que tu as des plats à portée de la main.

— Elle mange comme deux —assura Kirlens, avec un sourire heureux auquel ses yeux souriants faisaient écho—, mais elle bouge comme quatre.

Je m’esclaffai.

— Au fait, je n’ai pas encore mangé —dis-je—. Et je suis morte de faim, ce matin, le maître Dinyu nous a tués avec son har-kar.

— Har-kar ? Tu apprends le har-kar ? —Kahisso semblait réellement impressionné.

— Ouaip —répondis-je, modestement.

Kirlens remplit deux bols et les posa sur la table.

— Mangez, tous les deux. Shaedra apprend les techniques de combat, et ça ne me dit rien qui vaille, parce que Shaedra ne veut pas être Garde d’Ato.

— Non —approuvai-je, en avalant une cuillerée de soupe—. Mais ça ne fait rien. Le maître Dinyu est un très bon maître et je le trouve sympathique. Mais… je ne voulais pas vous interrompre. De toutes façons, il faut que je mange à toute vitesse parce que je dois lire un livre et aller voir Kwayat et…

— Par tous les dieux ! —s’écria soudain Kirlens—, qui s’occupe du comptoir ?

Je sursautai. Ouille.

— Euh… pour le moment il n’y a personne —avouai-je, en rougissant—. J’ai dit à Wiguy que je m’occuperais de tout, parce qu’elle s’est encore mise en colère et, quand elle se fâche, elle est beaucoup plus maladroite.

— J’y vais ! —cria alors Wiguy, en descendant rapidement les escaliers—. J’y vais. Ne dis pas de bêtises sur moi, Shaedra. Surtout devant Kahisso, il va me prendre pour une écervelée. Maintenant, c’est moi qui m’occupe de tout —dit-elle, lorsqu’elle vit que Kirlens allait intervenir—. Ne vous préoccupez de rien. Shaedra, tu ne devrais pas être déjà partie ?

— Quelle heure est-il ?

— Presque deux heures.

J’écarquillai les yeux, je remuai rapidement la soupe qu’il me restait et je l’avalai d’un trait. J’allais laver le bol et la cuillère quand Kirlens me dit :

— Laisse ça. Je le laverai. Toi, fais ce que tu as à faire.

J’acquiesçai rapidement et je partis en toute hâte vers le fond de la cuisine. Je sortis par la porte arrière, je traversai la cour des sorédrips qui se couvraient rapidement de fleurs blanches gorgées de pluie et, pour aller plus vite, je descendis le Couloir en courant, prenant le raccourci en tournant à droite. J’arrivai à la colline, trempée et inquiète parce que j’étais en retard. Si Aléria avait été là, elle m’aurait foudroyée des yeux, prête à me sermonner. Mais Kwayat était beaucoup plus compréhensif.

En haut, sur la colline, il m’attendait debout, sous un parapluie couleur sable.

— Bonjour, Kwayat —fis-je, en haletant.

— Bonjour. Suis-moi. J’ai trouvé une maison abandonnée dans la forêt. J’en ai plus qu’assez de cette pluie —ajouta-t-il, en jetant un regard sombre sur le ciel gris sombre.

Cette nouvelle me parut fantastique et nous pénétrâmes dans la forêt. Nous cheminâmes vers le sud-ouest. Cette forêt ne m’avait jamais été aussi familière que les bois du nord d’Ato, mais, cet hiver, j’y avais passé beaucoup de temps avec Syu et Frundis et je commençais à connaître assez de recoins. C’est pourquoi cela m’intrigua que Kwayat ait trouvé une maison, parce que je n’en avais aperçu aucune jusqu’alors.

Mais il s’avéra que la maison était une petite grotte incrustée dans la colline. Apparemment, elle avait été autrefois occupée, car la terre était battue et il y avait même des conduites pour recueillir les infiltrations et les renvoyer dehors, de sorte que la terre était sèche.

La grotte était si bien masquée que je fus même étonnée que quelqu’un ait pu la trouver sans connaître son existence. Kwayat s’assit dans un coin, tout en repliant son parapluie et, moi, je m’assis en face de lui, attendant qu’il parle. Dehors, la pluie continuait à tomber, doucement, mais avec insistance.

— Aujourd’hui, je vais t’apprendre quelque chose de très important —dit alors Kwayat, sur un ton cérémonieux. Ses cheveux blancs tombaient autour de son visage en mèches pointues.

J’arquai un sourcil.

— Plus important qu’apprendre à me transformer correctement ?

Kwayat me regarda fixement de ses yeux bleus.

— C’est quelque chose que tout démon a besoin de savoir. Tu sais que la Sréda est synonyme de vie. La Sréda est pour ainsi dire presque sacrée.

— C’est ce que tu m’as dit —acquiesçai-je—. Ce que je ne comprends pas c’est pourquoi, dans ce cas, il y a tant de querelles entre démons. Si la Sréda est aussi sacrée, ils devraient être plus pacifiques, n’est-ce pas ?

— Ça, dis-le aux saïjits —se moqua-t-il, avec un sourire sarcastique.

Il se mit alors à m’expliquer toutes les croyances qui tournaient autour de la Sréda, parmi lesquelles Kwayat semblait prendre au sérieux un certain nombre.

— Par curiosité, y a-t-il d’autres créatures qui utilisent la Sréda ? —demandai-je à un moment.

— N’importe quelle créature peut utiliser la Sréda —répliqua Kwayat—. Mais seulement lorsqu’elle est active. Certains disent que l’on se transforme en démon en raison d’une sorte de mutation, mais cette explication me semble très grossière. Mutation est un terme trop commun.

Avec le temps, j’avais compris que Kwayat aimait présenter les démons comme des êtres spéciaux, et non comme des êtres difformes qui avaient souffert une mutation brutale pour une raison ou une autre.

— Ce que je ne comprends pas, c’est comment les tahmars peuvent avoir perdu leur capacité à récupérer leur forme saïjit —dis-je, après une pause.

— Oh. C’est simple. Ils ne sont pas capables de contrôler la Sréda correctement. Cela a à voir avec la transformation en démon. C’est-à-dire qu’ils mutent différemment. Les tahmars disent que les yirs, nous ne sommes qu’à moitié démons —ajouta-t-il, avec un sourire ironique.

— Mais… ces tahmars, où vivent-ils ?

— Un peu partout. Dans les forêts, les montagnes, les Souterrains… et même dans la mer. Enfin, ils ne sont pas plus malins que nous, ni nous plus intelligents que les saïjits, malheureusement —soupira Kwayat.

Je me mordis la lèvre, méditative, et le démon sourit.

— Vas-y, pose ta question —m’encouragea-t-il.

Je me raclai la gorge.

— Tu as dit qu’au total, il y avait plus de deux mille démons dans la Terre Baie, en comptant les tahmars —commençai-je à dire—, ce n’est pas beaucoup si l’on considère que la Terre Baie s’étend depuis Iskamangra jusqu’aux communautés, n’est-ce pas ?

Kwayat haussa les épaules.

— Le nombre n’est pas notre point fort. Et notre division non plus. Mais les démons existent depuis les temps immémoriaux. Et nous arrivons au point important dont je voulais te parler : comment faut-il traiter la Sréda.

J’acquiesçai et Kwayat continua à parler et parler et je l’écoutais en essayant d’être aussi attentive que je le pouvais. Ce n’était pas manifeste, mais on devinait que Kwayat voulait accélérer mon apprentissage le plus vite possible pour éviter qu’il ne puisse arriver un malheur. Moi, évidemment, je ne souhaitais pas me transformer en un kandak et j’étais soulagée de savoir qu’il était possible de contrôler les transformations.

Cette après-midi, tous deux nous fîmes le chemin du retour à Ato ensemble, en silence. Le silence de Kwayat n’était pas comme ces silences éloquents qui incommodent ou rendent nerveux. Kwayat tout simplement ne parlait pas lorsqu’il n’avait rien d’important à dire. Et chaque fois qu’il se taisait, son visage imperturbable demeurait sérieux et indéchiffrable.

Je pris congé de lui en arrivant à la taverne et je me souvins alors que je devais aller à la bibliothèque prendre Histoire du har-kar. Mais je ne pouvais pas y aller dans l’état où j’étais, toute boueuse, trempée et les mains sales. Runim m’écorcherait vive si elle me voyait toucher un de ses livres avec les mains boueuses.

Aussi, j’entrai au Cerf ailé. La taverne était presque vide. Je ne vis que Wundail et Djaïra, assis à la même table qu’avant, en train de parler avec animation.

Wundail leva la tête en me voyant.

— Salut de nouveau ! —fit-il joyeusement—. Djaïra et moi, nous étions en train de discuter, comme d’habitude. Elle n’est jamais d’accord, et moi non plus. —Il sourit puis m’examina—. Diable, chaque fois que tu apparais, tu es encore plus trempée. Il pleut encore dehors ?

J’acquiesçai en grimaçant.

— Pourtant, le Daïlorilh dit, maintenant, qu’il n’est pas si sûr que nous allions avoir un Cycle des Marais —commentai-je—. Il n’est jamais sûr de rien.

— Certains cycles sont très difficiles à prévoir —répliqua Wundail—. Je me souviens encore du cycle précédent, les gens hésitaient entre un Cycle de l’Or et un Cycle des Glaces. Et ils n’arrêtaient pas de nous rebattre les oreilles avec ça —soupira-t-il.

Je souris.

— Je vais me laver. Et je vais directement à la bibliothèque. Je dois prendre un livre.

Djaïra haussa un sourcil.

— Tu n’es pas de celles qui restent très longtemps tranquilles, n’est-ce pas ?

— Malheureusement, on ne m’en laisse pas la possibilité —répliquai-je avec un sourire fatigué.

Et je partis à la cuisine me laver un peu avec une cuvette d’eau. Là, je trouvai Wiguy assise, en train de recoudre une petite déchirure d’une de ses robes. Elle prit un air de reproche quand elle me vit et, lorsque je lui demandai où étaient Kahisso et Kirlens, elle me dit qu’ils étaient montés dans la chambre de ce dernier.

— Je n’avais jamais vu Kirlens aussi ému —me révéla Wiguy, sans cesser de coudre—. Par contre, son fils, n’est pas quelqu’un de très affable, j’ai l’impression, il n’a même pas eu le détail de lui envoyer de ses nouvelles ces dernières années. Moi, à la place de Kirlens, je lui aurais fermé la porte au nez. Au moins jusqu’à ce qu’il se soit excusé convenablement —ajouta-t-elle, comme je la regardais, stupéfaite—. Moi, je désapprouve totalement son comportement. Et, maintenant, va savoir quand est-ce qu’il pense repartir. Kirlens sait parfaitement que s’il n’a pas renoncé à être un raenday, c’est qu’il continuera à mendier de porte en porte et à jouer avec cette épée qu’il a.

— C’est un cimeterre —lui dis-je, en me séchant les mains avec un torchon.

— Peu importe. Être raenday n’apporte rien. Tu ne peux même pas mener une vie normale.

J’acquiesçai de la tête, tout en réfléchissant.

— Peut-être que Kahisso pense arrêter —suggérai-je.

Wiguy laissa échapper un grognement.

— Je n’y crois pas beaucoup. Mais, si c’est le cas, alors, je m’en réjouirai pour Kirlens, même si vivre sous le même toit que ce type ne va pas être facile. Est-ce que tu imagines toutes les créatures qu’il a dû tuer ? Pour ne pas parler de choses bien pires encore. Les raendays ont de très mauvaises manières —déclara-t-elle, en m’interrompant avant que j’aie eu le temps de dire quoi que ce soit.

— Wiguy, tu devrais mieux le connaître avant de donner ton opinion. Kahisso m’a sauvé la vie.

Wiguy haussa les épaules.

— Une bonne action ne rend pas un homme bon.

— En cela, tu as tout à fait raison —répliquai-je, en souriant.