Accueil. Cycle de Shaedra, Tome 3: La Musique du Feu

16 Tornades

Le jour suivant, je me réveillai dans une stalle libre des écuries. J’eus d’abord du mal à me rappeler pourquoi je me trouvais là, puis je me levai d’un bond, atterrée. Apercevant la lumière par les fenêtres, je sus qu’il faisait jour, mais depuis combien de temps le jour s’était-il levé ?

Dans les écuries, cela sentait le crottin, le cheval et la paille, mais, la nuit, c’est à peine si je m’en étais aperçue et j’avais dormi comme une souche après avoir récupéré mon aspect normal, totalement épuisée. Il ne m’était même pas passé par la tête qu’il aurait été beaucoup plus prudent de retourner dans la chambre de la pension.

Avec un soupir, je jetai un coup d’œil et je vis qu’un garçon d’écurie s’occupait d’un énorme cheval noir, quatre stalles plus loin. Soulagée de savoir que j’avais récupéré mes capacités celmistes, j’utilisai les harmonies et me glissai silencieusement vers la sortie des écuries, remarquant au passage que Trikos profitait de ces jours de loisir pour récupérer le poids perdu.

En sortant des écuries, je regardai le ciel et j’évaluai l’heure. Cela faisait plusieurs heures qu’il faisait jour. Comment avais-je pu dormir autant ? Les autres devaient probablement me chercher, pensai-je alors.

Lorsque j’entrai dans la pension, en percevant les regards qui se tournèrent vers moi, je pensai à l’aspect que je devais avoir et je passai la main dans mes cheveux. Un brin de paille tomba sur le sol et d’autres suivirent quand je secouai les tresses que Syu m’avait faites sur le devant de la tête.

La gérante de l’auberge, dame Yen, fronça les sourcils en me voyant, mais, bien heureusement, elle me reconnut et elle ne m’interpella pas quand je me mis à courir en grimpant les escaliers. D’abord, je frappai à la porte de Dolgy Vranc, mais personne ne répondit. Alors, j’allai dans ma chambre et, en frappant à la porte, celle-ci s’ouvrit presque aussitôt, laissant apparaître les visages préoccupés d’Aryès et de Déria. Leurs expressions reflétèrent immédiatement le soulagement.

— Shaedra ! —cria Déria—. Nous croyions que les Istrags t’avaient enlevée !

Sa voix, loin d’être horrifiée, était empreinte d’émotion et vibrait d’un esprit aventurier.

— Tu vas bien ? —demanda lentement Aryès, alors que j’entrais dans la chambre, honteuse de les avoir préoccupés.

— Oui. Je me suis réveillée dans les écuries —dis-je simplement—. J’ai dormi jusque très tard.

— Nous ne te trouvions ni toi ni Syu, et Lénissu est devenu pâle comme la mort quand on lui a dit que tu avais disparu —raconta vivement Déria.

Je la regardai, hébétée.

— Lénissu ?

— Il est revenu ! —annonça joyeusement Déria—. Ce matin, très tôt. Il a chevauché depuis hier, sans s’arrêter.

— Lénissu est revenu ? —prononçai-je, sans pouvoir le croire—. Où est-il ?

— Il est parti te chercher —m’expliqua Aryès—. Dol, ton frère et ta sœur et lui se sont séparés pour partir à ta recherche. Et… ils nous ont dit de rester ici au cas où tu reviendrais.

Je les observai, stupéfaite.

— Alors, comme ça, vous pensiez qu’on m’avait enlevée ? —Je ris impulsivement—. Cela n’aurait aucune logique.

— Bien sûr que non —renchérit Aryès—. Qui serait assez fou pour vouloir te capturer ?

Je l’observai une seconde en plissant les yeux, puis je joignis les mains d’un air décidé.

— Il faut aller les chercher et leur dire que je vais bien…

— Il vaudra mieux que nous ne bougions pas —me répliqua-t-il—. Sinon, nous pouvons passer plusieurs jours à tourner en rond dans Ombay sans réussir à nous trouver.

— Tu as raison —concédai-je.

Il me regarda les sourcils froncés, comme s’il s’attendait à me voir défaillir ou quelque chose de semblable, puis il dit :

— Alors, comme ça, tu étais aux écuries ? Que faisais-tu là-bas ?

Je haussai les épaules et Déria ouvrit la bouche comme un « o ».

— Tu n’es pas somnambule par hasard ?

Je fis une moue, en réprimant un sourire, et je haussai de nouveau les épaules.

— C’est peut-être ça…

Et je me traitai de lâche en me voyant mentir de façon si effrontée, mais je ne me sentais pas prête à leur dire la vérité. Parce que si je le faisais, celle-ci acquerrait un aspect réel pour moi aussi et c’était trop accepter en trop peu de temps.

Une heure plus tard, mon frère et ma sœur revinrent et me grondèrent, furieux d’avoir dû supporter une telle frayeur. Puis Dol arriva. Ce fut le seul qui ne fut pas surpris de me trouver saine et sauve. Lénissu apparut peu après. Lorsque mon oncle entra dans la chambre et me vit, il laissa échapper un soupir difficile à interpréter.

— Enfin, nous voilà tous de nouveau réunis —se contenta-t-il de dire.

— Où est Syu ? —demandai-je.

Mais à peine eus-je posé la question qu’une boule de poils fusa comme une flèche et me chargea de toutes ses forces. Je tombai sur le lit, en riant.

“Où étais-tu passé ?”, lui demandai-je.

Syu prit un air mystérieux, mais Lénissu répondit à ma question.

— Je l’ai trouvé sur le marché du quartier, en train de voler des sucreries. On dirait plus un enfant hyperactif qu’un singe gawalt, quoique, bien sûr, il n’y ait pas beaucoup de différence entre l’un et l’autre. —Syu lui montra les dents, mais Lénissu l’ignora et me contempla, l’expression interrogatrice—. Alors ? Que faisais-tu ? Chasser les mouches pour le repas ? À moins que tu n’aies tout simplement décidé de nous faire passer un mauvais moment ce matin ?

Je me raclai la gorge.

— Moi aussi, je me réjouis de te voir, mon oncle —lui répliquai-je—. Qu’est-ce qu’il t’est arrivé au bras ?

Lénissu fronça les sourcils.

— Au bras ? —répéta-t-il—. Oh ! Le bras, oui. Une petite égratignure de rien du tout.

— Il a l’air tout raide —fis-je.

Il m’adressa un regard assassin.

— Je sais très bien où tu veux en venir, ma nièce. Et je t’avertis que je ne vais rien te dire ; ce que j’avais à faire à Dathrun, c’étaient des affaires personnelles.

— Très bien —dis-je, imitant son ton sec—. Alors, moi non plus, je ne te dirai rien.

“Bien dit !”, me félicita Syu, émettant un grognement envers Lénissu.

Mon oncle haussa les épaules.

— Comme tu voudras. Au fait, je te l’ai déjà dit auparavant, mais tu es aussi têtue que ta mère. Et maintenant, si tout le monde est d’accord, nous mangeons, nous achetons des provisions et nous quittons Ombay cet après-midi.

J’entendis un raclement de gorge et je me tournai vers Murry, surprise par son expression grave.

— Justement, Lénissu, tout le monde n’est pas d’accord… Sincèrement, cela a été merveilleux de pouvoir tous vous connaître et, un moment, j’ai pensé que je pourrais partir avec vous, mais… je veux revenir à Dathrun. Il y a un an, je vous aurais suivis n’importe où, mais les choses ont changé. Et je… j’ai une vie là-bas.

Il y eut un profond silence où personne ne dit rien. De mon côté, je savais qu’un jour cela devait arriver et, d’une certaine façon, je me réjouissais que Murry soit aussi sincère avec nous : il nous aimait, il reconnaissait qu’il était de notre famille, mais sa vie et ses amis étaient à Dathrun…

— Moi aussi —dit Laygra avec une petite voix, évitant nos regards—. Je ne peux pas tout laisser en arrière. Si nous ne nous inscrivons pas ce mois, nous prendrons du retard dans les cours et je… je veux profiter de l’occasion que nous a donnée le maître Helith. Je veux être vétérinaire et je sais que je n’aurai pas une autre opportunité comme celle-ci.

Sa voix était hésitante, comme si elle ne croyait pas que ses arguments soient tout à fait valables. Lénissu acquiesça de la tête, calmement.

— Bien sûr. Je comprends. —Il donna une tape sur l’épaule de Murry, affectueusement—. Le temps peut tuer n’importe quel rêve. Il y a quatre ans, j’aurais pu vous donner à tous un foyer, et vous auriez pu vivre ensemble… mais les choses ne sont pas toujours comme l’on voudrait. J’étais convaincu que j’avais perdu toute ma famille et, dans les Souterrains, tout semble beaucoup plus sombre… Maintenant, les choses sont différentes. Alors… je vous souhaite toute la chance possible.

Murry et Laygra acceptèrent ses paroles avec une légère inclinaison de la tête. Laygra, pour la première fois, me regarda dans les yeux, elle s’avança vers moi et me prit les mains avec douceur.

— Tu seras toujours ma sœur.

Je souris, touchée.

— Toi aussi.

— Tu viendras nous rendre visite, n’est-ce pas ? Ato doit être ennuyeux en hiver, on dit qu’il y fait un froid horrible avec de la neige et tout. Tu viendras, n’est-ce pas ?

J’acquiesçai, émue, et je lui serrai les mains avec force.

— Bien sûr que oui. Et quand Syu aura une carie à force de manger autant de sucreries, tu le soigneras.

Elle me répondit avec un large sourire puis leva un doigt menaçant vers Syu.

— Il vaut mieux que tu arrêtes de manger aussi mal. Tu vas devenir gros et édenté.

Elle parlait en imitant la voix du professeur Erkaloth et j’éclatai de rire tandis que le singe gawalt prenait un air coupable, tout en agitant cependant la queue, moqueur.

Nous mangeâmes à la pension et c’est là que mon regard croisa celui du jeune de la veille. Il eut l’air troublé en me voyant, mais il ne me reconnut pas, j’en étais presque sûre. Cependant, je sentis un tressaillement me parcourir le corps en remarquant son regard posé sur moi, lorsque nous sortîmes de la salle à manger. S’il était réellement ivre, il fallait espérer qu’il ne se souviendrait de rien, me répétai-je.

Après quelques préparatifs, l’heure des adieux arriva. Nous laissâmes Laygra et Murry avec une caravane de passagers qui se rendaient à Dathrun et nous leur fîmes nos adieux, avec de fortes étreintes et peu de mots. Je retins seulement ce que Murry dit à Lénissu :

— Je regrette de t’avoir mal jugé depuis le début. Maintenant, je vois que l’on ne peut pas croire tout ce que l’on entend raconter.

— Si je pouvais te raconter la véritable histoire sur tes parents, je le ferais —lui murmura Lénissu, comme plongé dans ses souvenirs—. Mais ce ne serait pas une bonne idée.

Murry ne protesta pas, il acquiesça de la tête en silence et nous nous séparâmes.

À dire vrai, ce fut plus dur pour moi que ce que je voulus reconnaître alors. J’avais tant de fois rêvé que je retrouvais mon frère et ma sœur, que c’était presque ironique à présent de leur dire adieux pour la simple raison que nous avions des objectifs différents. Murry avait Keysazrin et il ne pouvait la laisser, même si peut-être dans quelques mois il allait s’apercevoir, comme le lui disait Iharath, que son amour n’avait pas d’avenir. J’espérais qu’il n’en serait pas ainsi, cependant. Quant à Laygra, je lui souhaitais beaucoup de succès dans ses études. Je ne pouvais rien faire d’autre que leur souhaiter bonne chance de loin.

Nous traversâmes les amples champs cultivés qui entouraient la ville en échangeant à peine quelques mots. Mais, lorsque nous arrivâmes aux frontières des prairies de Drenaü, je retrouvai la bonne humeur. Déria se mit à jouer de l’harmonica et Aryès, Dol et moi, nous nous mîmes à discuter pour savoir si les contes de fée renfermaient ou non des vérités. Lénissu conduisait la carriole et Trikos avançait inexorablement.

Comme vers la fin de l’après-midi il cessa de pleuvoir et que le soleil fit son apparition, nous décidâmes d’alléger un peu le chargement et nous marchâmes près de la carriole, fatigués d’être toujours assis.

— Qu’est-ce qu’il a, Lénissu ? —demanda Déria, à voix basse, pendant que nous marchions sur le chemin, en essayant de nous couvrir le moins possible de boue—. Il a l’air pensif.

— C’est curieux —admis-je, sur un ton méditatif—. Penser, ce n’est pas dans ses habitudes.

Déria me donna un coup de coude entre les côtes, en riant.

— Je parlais sérieusement.

Je lui souris, mais je ne répondis pas. Je ne savais pas ce qui préoccupait Lénissu, je ne savais pas non plus si quelque chose le préoccupait réellement, alors il valait mieux ne pas y penser.

— Je n’aime pas cet endroit —dis-je, pour changer de sujet—. Tout est trop plat.

— Nous verrons bientôt les montagnes —répliqua Aryès—. On pourrait même peut-être déjà les voir, s’il y avait une meilleure visibilité.

Peut-être avait-il raison, mais nous ne pûmes pas le vérifier car, une heure après, il recommença à pleuvoir. Le ciel était aussi sombre que la nuit.

De nouveau dans la carriole, nous reprîmes les leçons avec Déria et, plus tard, Aryès essaya de m’expliquer ce que l’on ressentait lorsqu’on utilisait l’énergie orique. Pour moi, c’était une énergie que je connaissais à peine et j’étais encore surprise qu’Aryès ait appris tout seul, fasciné par le mécanisme orique. Aussi, durant les jours pluvieux qui suivirent, je m’intéressai à cette étrange énergie et j’appris certaines choses curieuses qui me rappelèrent à quel point les énergies étaient différentes entre elles.

Nous avancions depuis trois jours dans les prairies lorsqu’enfin, il cessa de pleuvoir et de timides rayons de soleil firent leur apparition entre les nuages. Et quand j’aperçus les montagnes, dans le lointain, je laissai échapper une exclamation de joie.

— Nous arriverons, disons dans deux jours à peu près —évalua Lénissu, en se mordant la lèvre—. Si le soleil sort et le chemin sèche, peut-être en un jour, mais je crains que le soleil ne vienne seulement voir si nous sommes toujours vivants. Il s’éclipsera en un rien de temps.

— Ça, c’est de l’optimisme —commentai-je avec un profond soupir.

Déria acquiesça.

— Vraiment, il y a de moins en moins de différence entre vivre à Tauruith-jur et vivre à l’air libre. Quoique, dans le premier cas, tu ne te mouilles pas et, dans le second…

— Oui, bon ça va, on sait —la coupa Dolgy Vranc avec une moue morose—. Ne parlons plus de la pluie, s’il te plaît…

— Lénissu, regarde —fit soudain Aryès, assis à côté de mon oncle sur le banc avant—. Là-bas. Tu vois ?

Tous, en l’entendant, nous nous précipitâmes vers eux, pour voir ce qu’indiquait Aryès. À cinq cents mètres d’où nous étions, il y avait une construction, probablement une auberge, mais ce n’était pas ce qui avait attiré l’attention d’Aryès. Ce qu’il observait, c’était une colonne grisâtre qui venait du sud-ouest et qui s’élevait de la terre jusqu’au ciel.

— Trikos —fit Lénissu sur un ton tendu—. Vite !

Il fit claquer les rênes du cheval et le candian accéléra légèrement, fatigué de marcher sur le chemin boueux.

— Qu’est-ce que c’est ? —demandai-je avec appréhension.

— Est-ce que cela pourrait être une… tornade ? —dit Aryès, bouche bée.

— Cela en a tout l’air —affirma Dolgy Vranc—. Quoique je n’en aie jamais vu.

— Tout est très sombre par là —dit Déria d’une petite voix, le regard rivé sur la tornade.

— Le vent commence à souffler —ajouta Aryès.

Les yeux exorbités, j’observai la tornade se rapprocher de plus en plus de nous. La toile de la carriole s’agitait violemment et le bois craquait bruyamment.

Lénissu s’efforçait de nous conduire à l’auberge le plus rapidement possible, mais, moi, me souvenant d’histoires sur des villages entiers détruits par des tornades, je doutais que ce soit un bon choix.

De toutes façons, il n’y avait pas d’autre option. Le vent était constant et il se renforçait lorsque nous arrivâmes à l’auberge. Il ne pleuvait plus. Tout se passa très vite. Lénissu nous cria de descendre de la carriole et de nous prendre par la main pour que le vent ne nous emporte pas.

— Derrière l’auberge, il y a une trappe —nous dit-il, en essayant de couvrir le vacarme du vent—. Courez et cachez-vous dedans !

Syu s’agrippa à mon cou, muet de peur.

“Syu, ça va ?”, lui demandai-je, préoccupée par son état.

“Il n’y a pas d’arbres”, articula-t-il simplement, les yeux à demi fermés. “Et tout est plat.”

Il s’agrippa à moi encore davantage et d’autres pensées confuses me vinrent, décousues et tumultueuses. Je lui caressai la tête pour le calmer.

“Du calme. Nous n’allons pas nous envoler. Et souviens-toi, si nous volons, que j’ai du sang de dragon…” Je me raclai la gorge, en essayant de me tranquilliser moi-même. En vain.

Aryès et Déria me prirent par la main et, même si je souhaitais rester auprès de Lénissu, je me laissai entraîner jusqu’à la partie arrière de l’auberge. Là, nous trouvâmes des planches de bois massif qui devaient être très lourdes, mais que le semi-orc souleva sans apparente difficulté.

— Rentrez ! —cria Lénissu, en nous rejoignant. Sous le bras, il portait sa boîte en bois de tranmur et un sac de provisions.

Plusieurs tuiles se soulevèrent, emportées par le vent. Nous descendîmes les escaliers précipitamment. Dolgy Vranc referma la trappe et nous nous retrouvâmes dans l’obscurité. Mais une lueur brillait un peu plus bas.

— Qui va là ? —demanda en abrianais une voix rauque d’homme.

— Bonjour, nous sommes des voyageurs. Êtes-vous le propriétaire de l’auberge ? —demanda Lénissu.

— Oui, c’est moi le propriétaire —répondit-il—. Combien êtes-vous ? Je vous vois à peine.

— Cinq. Dites-moi, comment se fait-il que vous utilisiez des tuiles pour construire le toit des auberges dans les prairies de Drenaü ? C’est comme fabriquer des routes en verre sur une montagne enneigée.

— Hum. J’ai construit cette auberge il y a trois ans. Je ne savais pas qu’il y avait des tornades par ici. C’est la première fois que j’en vois une.

— Aah… Je comprends —répliqua Lénissu, en s’asseyant face à la silhouette du propriétaire—. La dernière fois que je suis passé par là, je me souviens que cette auberge était en pierre et sans toit. Qu’est-il arrivé à l’ancien propriétaire ?

— Oh. À ce que j’ai entendu dire, il est mort d’une grippe.

— Les fièvres froides ?

— Quoi ? Non, il n’y a plus de fièvres froides par ici, les dieux soient loués —répondit l’homme.

— Alors, c’est que vous avez de la chance —fit simplement Lénissu. Seul quelqu’un qui le connaissait pouvait deviner qu’il se moquait de lui. Lénissu devait penser que les fièvres froides étaient plus habituelles qu’il n’y paraissait.

— Combien croyez-vous que la tornade va durer ? —demanda Dolgy Vranc, après un silence pesant.

— Moi, je dirais… une ou deux heures.

— Mais… vous n’avez pas dit que vous n’aviez jamais vu de tornade ? —dis-je timidement.

— Qui a parlé… ? Hum. Bon, en fait, je n’ai jamais vu de tornade… mais je sais de quoi je parle.

— Cela me réjouit d’entendre ça —dit soudain une voix qui provenait de l’obscurité.

J’entendis plusieurs murmures d’assentiment. Il était difficile d’évaluer combien de personnes se trouvaient dans ce refuge. Peut-être trois, en plus du propriétaire, ou peut-être six… enfin, je n’en avais aucune idée.

Dehors, on entendait des choses se rompre et tomber sur le sol. Mais il arriva un moment où le vent sembla couvrir tous les autres bruits. Les gens murmuraient et je pus deviner la présence d’une voix féminine, une voix d’enfant et une voix masculine douce qui semblait fredonner tout bas une chanson.

“Je n’aime pas l’obscurité”, dit Syu.

Le singe gawalt semblait avoir recouvré un peu de sérénité et, à présent, il s’était mis à me faire des tresses pour se tranquilliser.

“Comment fais-tu pour me faire des tresses sans rien y voir ?”, lui demandai-je, curieuse.

“Je vois assez avec la lumière de la bougie”, répondit-il. “Mais il fait encore trop sombre.”

“Oui. Ne te tracasse pas, nous allons bientôt sortir.”

“Je n’aime pas le vent non plus”, grogna-t-il.

“C’est de l’énergie orique à l’état pur”, lui dis-je, scientifiquement.

Je m’approchai de Lénissu à quatre pattes et je m’assis à côté de lui.

— Ça va, ma nièce ? —me demanda-t-il à voix basse.

— Parfaitement. Combien de temps crois-tu que cette tornade va durer ?

— Elle va vite passer, à moins qu’elle ne reste bloquée dans le coin, mais je parie que, dans moins d’une heure, nous pourrons dormir tranquillement dans une auberge sans toit.

Je laissai échapper un soupir plaintif.

— Qu’as-tu fait de Trikos ? —lui demandai-je.

— Euh… eh bien… Je l’ai mis dans l’étable —me chuchota-t-il—. Au moins, l’étable est en pierre massive. Mais j’ai comme l’intuition que notre carriole va souffrir. J’ai attaché les roues à un poteau, avec la corde qu’a achetée Dolgy Vranc.

Je souris, agréablement surprise.

— Dol avait raison, on a toujours besoin de quelques mètres de corde pour voyager.

— Il a dit ça ? Eh bien… il a peut-être bien raison.

Au bout d’un moment, le propriétaire nous adressa de nouveau la parole.

— Vous venez de l’est ou de l’ouest ? Je demande ça parce que j’ai entendu dire qu’il y a eu des problèmes à Ombay, ces jours-ci.

— Nous venons d’Ombay —répondit Lénissu—. Mais nous n’avons pas bien pu apprécier les révoltes parce que ces derniers jours il n’a pas arrêté de pleuvoir et, visiblement, les gens préfèrent rester chez eux.

— Maudit temps —grogna le propriétaire.

— À qui le dites-vous —acquiesça Dolgy Vranc.

Le propriétaire de l’auberge se tourna vers la silhouette estompée du semi-orc, comme s’il essayait de voir dans l’obscurité.

— Ce temps sape le moral —dit l’homme qui chantonnait—. Voulez-vous que je vous chante quelque chose ? Gratuitement, bien sûr.

— Allez-y ! —répondit d’une voix grave une silhouette qui était assise dans un coin du refuge.

L’homme prit son instrument, qui ressemblait à une sorte de viole, et commença à jouer un air doux, mais il passa rapidement à Je t’aimais tant, mon amour, une chanson folklorique ajensoldranaise au rythme rapide que j’avais très souvent entendue à la taverne.

Au début, Déria n’osa pas sortir son harmonica, alors je dus intervenir pour l’encourager et nous formâmes bientôt un concert sous terre, en faisant abstraction du vent qui soufflait constamment au-dehors.

Peu à peu, nous nous rapprochâmes tous de la bougie qui brillait encore et je pus voir les visages de ceux qui nous entouraient. Il y avait un enfant d’à peine deux ans assis sur le giron de sa mère, une elfe de la terre qui souriait en écoutant la musique. Le propriétaire était un elfe un peu rondouillard, ce qui était rare pour un elfe. À un moment, il s’inclina en avant et je vis qu’il avait les yeux d’un bleu très clair et un gros nez.

L’homme à la voix grave était le plus âgé et il avait une longue barbe blanche ; je me demandai s’il vivait à l’auberge ou s’il était seulement de passage. Quant au musicien, c’était un faïngal et il portait sur sa chemise la marque de son appartenance à la corporation des musiciens d’Ato. Je mis incroyablement longtemps à m’en apercevoir et, lorsque je le fis, je laissai échapper une exclamation de surprise.

— Yrasiuth ! C’est toi ?

Le faïngal sursauta et arrêta de jouer.

— Et toi, qui es-tu ? —demanda-t-il, hésitant.

Je souris largement, très heureuse.

— Shaedra, du Cerf ailé, tu te souviens de moi ? Tu venais toujours jouer à la taverne ! Tu avais toujours un nouvel instrument chaque fois que je te voyais. Que fais-tu loin d’Ato ?

— Shaedra ! Bien sûr que je me souviens de toi ! La petite terniane, oui. Kirlens disait toujours qu’un jour, il faudrait que je vous écoute chanter toi et Wiguy. Là, j’allais à Sarrath rendre visite à des parents.

— Sarrath ? Mais tu fais un détour, alors, non ?

— Non, si tu considères que le seul chemin un peu sûr est celui-ci. Au nord, plusieurs colonies de sauvages se sont installées. Sans parler des gobelins. Ils se reproduisent comme des lapins et, maintenant, ils pullulent dans les montagnes. Mais, dis-moi, Shaedra, tu n’étudiais pas à la Pagode Bleue ?

— Euh… eh bien, j’ai l’intention d’y revenir. Mais j’ai traversé un monolithe et je me suis retrouvée très loin d’ici.

— Ah ! Oui. J’avais entendu qu’il s’était passé quelque chose. Dommage que j’aie raté cet événement, j’aurais pu faire une chanson magnifique. Eh bien, je ne savais pas que tu étais parmi ceux qui avaient disparu. Mais la vérité, c’est que dernièrement j’ai été très occupé hors d’Ato et c’est à peine si j’ai rendu visite à Kirlens. Comment va-t-il ?

— Eh bien… cela fait quelques mois que je ne l’ai pas vu.

Yrasiuth s’agita dans l’obscurité.

— Oh, bien sûr —dit-il—. Alors, il sera content de te voir.

Je n’y avais jamais pensé selon le point de vue de Kirlens. Je pensais plutôt à la joie que j’éprouverais de le revoir, mais, bien sûr, comment Kirlens devait-il se sentir, lui, tout seul dans sa taverne, entre une maniaque et un fils psychopathe ?

— Mais allez ! —dit le faïngal—. Voyons si tu sais réellement chanter. Que penses-tu de La dupe dupa le dupeur ?

— Oh, hum, eh bien… —hésitai-je.

Mais Yrasiuth commença à jouer le début de la chanson et je ne pus faire autrement que de jouer le rôle de la dupe et lui, celui du dupeur. Je connaissais la chanson par cœur, de même que beaucoup d’autres chansons que j’avais entendues tant de fois qu’il était impossible de les oublier. Ainsi, le temps passa si vite que nous ne perçûmes pas la fin de la tornade et, lorsque nous cessâmes de chanter, le pire était passé.

— Attendez —dit le propriétaire sur un ton autoritaire, quand Lénissu et Dol se levèrent pour ouvrir la trappe.

— Et qu’attendons-nous si l’on peut savoir ? —répliqua Lénissu.

L’elfe se racla la gorge et fit un signe de tête.

— En avant, ouvrez la trappe. Je crois que le pire est passé.

— C’est ce que j’essaie de dire depuis un bon moment —marmonna Lénissu à voix basse.

Nous sortîmes. Le ciel était encore couvert au nord-ouest et une petite brise soufflait, mais il ne pleuvait plus et, vers le sud, le ciel était bleu et lumineux.

— Ce n’était pas n’importe quelle tornade —commenta Lénissu—. Elle ressemblait à celles qui se produisent dans les Républiques du Feu, mais sans le sable ardent qui brûle la peau. Des tornades qui détruisent tout sur leur passage et s’effilochent en pénétrant plus avant dans les terres.

Le propriétaire de l’auberge ne l’écoutait pas, trop anéanti devant le spectacle de son auberge détruite, et il courait de-ci de-là, se lamentant de son sort. Sa femme, son fils dans les bras, contemplait les ruines, les yeux fixes. Le grand-père, appuyé sur sa canne, tournait sur place pour avoir une vision d’ensemble des dommages. Le faïngal, Yrasiuth, attachait soigneusement son instrument en bandoulière, uniquement préoccupé de ses affaires.

— Eh bien —dit Dolgy Vranc sur un ton méditatif, en regardant les dégâts—. Je crois que nous devrions donner un coup de main à ce pauvre homme.

Les étables, mis à part la toiture, étaient intactes et Trikos et le poney du musicien allaient bien, quoiqu’ils soient quelque peu effrayés. Par contre, il n’en allait pas de même pour notre carriole. Nous nous approchâmes à petit pas et je contemplai le résultat, les yeux écarquillés.

— J’avais attaché les roues —dit Lénissu, en faisant un geste de la main comme pour s’excuser.

— Oui ! —concéda Aryès—. Les roues sont pratiquement intactes.

— Il n’en manque pas une —acquiesçai-je, en me raclant la gorge.

— Il ne nous manque que le reste —dit Dolgy Vranc, les mains sur les hanches, clignant des yeux vers le ciel qui s’éclaircissait.

— Mon idée n’était pas si mauvaise —se défendit Lénissu—. À quoi aurais-je pu l’attacher sinon ?

— Une corde de dix mètres, ça laisse de la marge —fit Dol diplomatiquement—, mais je reconnais que tu n’avais pas beaucoup de temps pour agir, alors… nous pouvons nous estimer chanceux d’avoir encore la corde.

— Et les quatre roues —ajoutai-je.

— C’est bon, ça va ! —répliqua Lénissu—. Au travail, les jeunes. Allez aider l’elfe.

En me retournant vers le propriétaire de l’auberge, je le vis si désespéré que je ressentis le besoin de lui donner un coup de main, même si cela n’était pas d’une très grande utilité étant donné tout ce désastre. Mais, en fait, je lui rendis davantage service qu’Yrasiuth, qui s’en fut, dès le lendemain matin, en nous souhaitant bonne chance, alléguant qu’il ne pouvait prendre du retard. Il me demanda d’apporter une lettre à un de ses amis d’Ato, je ne sus comment refuser et je la gardai avec soin dans une poche interne de ma cape.