Accueil. Cycle de Shaedra, Tome 3: La Musique du Feu

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— Non —dit catégoriquement Lénissu.

Je le regardai, stupéfaite. Je venais de leur exposer ce qui s’était passé pendant les examens et je leur avais dit que j’avais l’intention d’aller voir Marévor Helith. Mais l’idée ne semblait pas plaire à Lénissu.

— Pourquoi pas ? —dit Murry.

— Parce que Shaedra ne sait même pas qui lui a parlé. Cela pourrait être un piège —ajouta-t-il.

Je l’observai attentivement et je fis non de la tête.

— Ce n’est pas un piège et tu le sais, oncle Lénissu.

Lénissu fit une moue.

— Très bien, supposons que ce ne soit pas un piège. Pourquoi veux-tu parler à ce nakrus ?

— Il sait beaucoup de choses que nous, nous ne savons pas —intervint Laygra—. Il nous a raconté beaucoup d’histoires…

— Moi, je ne me fierais pas beaucoup aux paroles d’un nakrus —avertit Lénissu.

— Qu’est-ce que tu prétends ? —demanda soudain Murry, en l’observant attentivement—. Tu nous caches des choses que nous devrions savoir. Je le sais depuis le début. Si tu veux vraiment qu’on ait confiance en toi, pourquoi tu ne nous dis pas la vérité ?

Lénissu fronça les sourcils, contrarié.

— Murry, ne dévions pas la conversation, s’il te plaît.

— Murry a raison —intervint Dolgy Vranc—. Nous sommes déjà impliqués à fond dans cette histoire de nakrus et de liches, alors pourquoi n’es-tu pas sincère et n’expliques-tu pas la vérité à tes neveux ?

Apparemment, l’intervention du semi-orc finit d’exaspérer Lénissu. Nous étions assis sur la plage depuis plus d’une heure et le soleil était en train de disparaître à l’horizon. Mon oncle, couché sur le sable, les mains derrière la tête, lança un grommellement.

— Très bien. De toutes façons, qu’importe. Cette nuit, nous irons tous là-bas et nous parlerons tranquillement à ce maudit nakrus.

— Tous ensemble ? —demanda Déria, enthousiaste.

— Tous ensemble —confirma Lénissu, se levant d’un bond—. Et maintenant, si vous me permettez, je vais faire un tour.

Je l’observai s’éloigner sur la plage et je soupirai.

— Il ne nous a toujours pas dit ce qui le préoccupe —remarqua Laygra.

— Qu’est-ce qu’il lui arrive, à ton avis, Dol ? —demandai-je au semi-orc.

Dolgy Vranc se racla la gorge et secoua la tête.

— Je n’en sais rien.

Alors, Srakhi se leva sans un mot et s’éloigna, suivant les pas de Lénissu. Nous l’observâmes, curieux et surpris. Pensait-il pouvoir soutirer quelque chose de notre oncle ? Ou bien était-il lui aussi au courant de tout ? Lorsqu’il parvint à sa hauteur, nous le vîmes lui parler.

— Ce say-guétran —grogna Dol, au bout d’un moment—. Je crois que Lénissu a dû regretter déjà cent fois de lui avoir sauvé la vie.

Nous sourîmes tous et j’éprouvai, comme d’autres fois, un profond sentiment de bonheur de me sentir entourée d’amis que je connaissais.

* * *

Le soleil avait disparu depuis plusieurs heures déjà quand nous embarquâmes enfin sur la chaloupe d’un homme qui semblait familiarisé avec la contrebande et qui, comment en aurait-il été autrement, connaissait Lénissu. Il ne se montra pas plus aimable ni plus bavard pour autant. Il semblait plutôt contrarié qu’on l’ait dérangé. J’ignorais ce que lui avait promis Lénissu en échange, mais sachant qu’il n’avait que quelques kétales en poche, il ne pouvait pas lui avoir payé le service à l’avance.

Cependant, je ne posai pas de questions. Après tout, Lénissu était très habile en affaires et, moi, si ce n’avait été grâce à lui, j’aurais traversé la distance à la nage.

Tout était silencieux dans la baie. La nuit était noire et chaude, la houle était régulière et tranquille et j’étais celle qui était la plus inquiète de tous. Le propriétaire du canot, Trévan, appuya sa perche sur les bas-fonds et poussa l’embarcation jusqu’à ce que nous glissions sur les eaux de Dathrun.

Tout était sombre. Nous n’avions allumé aucune lumière et, assis sur les bancs de nage, nous gardions un profond silence. On n’entendait que la godille fendre l’eau.

Le ciel était étoilé et je me distrayai en observant les astres, tout en écoutant le clapotis de l’eau au milieu du silence. Nous passâmes les énormes murs de l’académie et nous nous rapprochâmes de ce qui devait être l’île où vivait Marévor Helith. Je regardai l’ombre compacte en plissant les yeux. Le nakrus nous attendait-il ? Est-ce que la personne inconnue qui m’avait parlé cet après-midi serait là ? Je pariai que oui. Rien n’échappait à Marévor Helith. Il semblait tout contrôler. Mais j’avais tellement de questions à lui poser que, cette fois, il serait sans doute surpris. Et il devrait me répondre, pensai-je, têtue.

Nous étions sur le point d’accoster quand Déria murmura :

— Peut-être qu’il dort.

Je me retins de rire.

— Je ne crois pas qu’il dorme beaucoup, Déria —lui répondit Lénissu.

— Oh —fit la jeune drayte, en comprenant.

En réalité, cela devait être terrible de ne pas dormir, pensai-je. Un nakrus ne dormait-il vraiment pas ? Je me dis que c’était une question intéressante à poser à Marévor. S’il en était ainsi, un nakrus devait vivre le temps comme une ligne droite et interminable. Aucun saïjit n’était capable de vivre sans dormir. Même les mirols, qui parfois se contentaient de quatre ou cinq heures de sommeil, avaient besoin de fermer les yeux et de se reposer. Et ne pas dormir signifiait ne pas rêver, ce qui était assez terrible, décidai-je.

Soudain, nous ressentîmes une embardée. Le canot avait touché le fond. Nous débarquâmes au milieu d’éclaboussures et de murmures. Lorsque je parvins sur la plage, j’avais le pantalon tout trempé et je me réjouis de ne pas avoir mis mes bottes.

— Bien —dit Lénissu au bout d’un moment—. Nous sommes tous là ?

— Je crois que oui —répondit le semi-orc.

— Alors, allons-y. Trévan, veux-tu bien nous attendre ici. Tout se fera comme nous avons convenu.

Seul le grognement bourru du marin lui répondit. Nous nous mîmes en marche.

Je me rappelai que l’île était petite, mais tout était si sombre que nous aurions bien pu marcher sur tout un continent que je ne m’en serais pas aperçue. Seul le contact avec le sable tiède, le parfum de l’herbe et les bruits sourds de nos pas nous prouvaient que nous étions toujours vivants.

— Aïe ! —exclama une voix.

— Murry ? —fit Laygra.

— Où êtes-vous ? —demanda Déria d’une voix apeurée.

— Il vaudrait mieux que nous nous prenions par la main —proposa Dolgy Vranc.

— Une idée de génie —renchérit Lénissu.

— Oui —confirmai-je—. Il ne faudrait pas que nous nous perdions pour toujours, comme ça arrive à Shakel Borris dans un des épisodes. Personne n’a lu Les aventures de Shakel Borris ? Eh bien, dans le livre, on raconte que, par une nuit aussi noire que celle-ci, tous les aventuriers de sa compagnie s’étaient retrouvés seuls et perdus, très très loin d’où ils auraient dû se trouver normalement…

— Shaedra ! —dit Aryès, d’une voix surprise—. Tu n’es pas en train de devenir une dévoreuse de livres comme Aléria ?

J’éclatai de rire.

— Je n’en suis pas encore arrivée à cet extrême ! —protestai-je—. En plus, Aléria ne lit pas des livres d’aventures. Elle préfère lire… —Je poussai un cri aigu en sentant soudain quelque chose de velu frôler ma jambe.

— Qu’est-ce qu’il se passe maintenant ? —fit Lénissu, exaspéré.

J’expirai brutalement et je laissai échapper un petit rire.

— Non, rien. Je crois qu’un chat s’est cogné contre moi.

— Un chat ? —répliqua Déria, stupéfaite.

— Disons, un animal poilu. Vous n’avez pas entendu comme un miaulement sourd ? … —Je tendis une main et j’attrapai le bout d’une chemise—. C’est toi, Aryès ?

— Non, c’est moi, Murry —répondit mon frère en soupirant—. Donne-moi la main.

— Nous sommes tous là ? —demanda Lénissu.

Nous répondîmes tous que oui, tour à tour.

— Que personne ne se perde —avertit Dol.

Nous avançâmes dans l’obscurité complète, pénétrant dans un terrain couvert de végétation. Nous émettions quelques commentaires sur le chemin que nous suivions, mais, le reste du temps, un silence absolu nous entourait.

Alors j’entendis un autre miaulement, plus fort et clair. Et un autre qui provenait du côté opposé. Je tournai brusquement la tête, en essayant de suivre l’ordre des miaulements.

— Un sacré concert —commenta Lénissu.

— Vous êtes sûrs que l’île où vit le nakrus est bien celle-ci ? —demanda Déria, sur un ton appréhensif.

— En tout cas, c’est ce qu’il nous a dit —répliqua Laygra.

Nous poursuivîmes et bientôt nous remarquâmes que l’air était de moins en moins sombre. Je pus enfin distinguer les silhouettes de mes amis, mais je cherchai en vain la source de la lumière. C’était comme si chaque particule de l’air s’était transformée en une lampe à la lumière ténue et douce.

— Où sommes-nous ? —demanda Déria, les mains sur les hanches, tout en jetant des coups d’œil énergiques de tous les côtés.

— Ça, c’est l’édifice que l’on voit depuis la tour du maître Helith —dit soudain Murry.

Nous nous tournâmes tous vers l’endroit qu’il signalait et nous vîmes, cachée entre les ténèbres de la nuit, une tour de forme curieusement sphérique, légèrement ovale, qui se dressait entre les arbres imposants de l’île. Tout à coup, je vis une ombre fugace passer à côté d’Aryès.

— Un autre chat ! —lui dis-je, me précipitant vers lui.

Aryès plissa les yeux, pour essayer d’apercevoir le félin. Moi, je croisai le regard vert de l’animal au poil noir avec une certaine inquiétude. Quelle sorte de chat gardait cette immobilité devant des inconnus ?

— Je ne savais pas que ce fou aimait autant les chats —dit Lénissu d’une voix rauque, faisant clairement allusion à Marévor Helith.

Outre le chat aux yeux verts, j’en aperçus deux autres qui nous observaient tandis que nous nous dirigions vers la porte de l’édifice. Une fois, j’essayai d’utiliser le kershi pour leur parler, mais ma tentative échoua lamentablement : il semblait que mon kershi avait décidé de ne fonctionner qu’avec Syu, les dieux savaient pourquoi. Et les chats continuaient à rôder aux limites de l’obscurité, poussant des miaulements bruyants. Franchement, ce n’étaient pas des chats discrets.

— Tu crois qu’ils pourraient être dangereux ? —me demanda Aryès, en me voyant aussi inquiète.

Je haussai les épaules.

— Une fois, j’ai lu qu’il existait des félins qui ressemblaient aux chats ordinaires, mais qui avaient du sang berserker dans les veines.

— Eeh… Tu ne sors pas ça de Shakel Borris ? —avança Aryès, sceptique.

Je lui souris largement.

— Non. Ça, c’est vrai, je l’ai lu dans un livre scientifique. Un livre que Runim m’a recommandé de lire —précisai-je—. Mais, si c’étaient des catraïndes, comme on les appelle, je crois qu’en ce moment nous ne serions pas en train de parler.

— Eh ben —se contenta de dire Aryès, en jetant un regard pensif vers les chats.

L’un d’entre eux, tigré, s’était assis et léchait sa patte avant, l’allure arrogante. Je m’étais mise à penser à une anecdote que m’avait racontée le docteur Bazundir, quand des coups frappés à la porte me ramenèrent à la réalité.

La porte s’ouvrit, laissant passer une lumière resplendissante qui nous aveugla tous pendant quelques instants.

— Bienvenus chez maître Helith —dit une voix énergique.

— Bonjour, Iharath —répondit Murry avec désinvolture.

Je sursautai en entendant le nom. Iharath ? Le semi-elfe roux, ami de Murry ? Mais… qu’avait-il à voir avec Marévor Helith ? Je plissai les yeux, en essayant de détailler les traits de la silhouette qui s’était mise sur le côté pour nous laisser passer.

— Vous vous connaissez ? —interrompit Lénissu, une expression interrogatrice sur le visage.

— Bien sûr, nous sommes dans la même classe —répondit le semi-elfe, en souriant ; il marqua une pause puis ajouta— : Bon, vous entrez ou vous restez dehors ?

Nous passâmes le seuil l’un après l’autre.

— Comment ce sont passés les examens pour toi ? —demanda Iharath à mon frère, quand celui-ci passa près de lui et lui serra la main.

Ce dernier haussa les épaules, une expression comique sur le visage.

— Je crois que j’aurais pu faire pire.

Iharath roula les yeux.

— Bah, cela n’a sûrement pas été si désastreux. Bonjour Laygra, bonjour Shaedra.

Ma sœur l’observait, les yeux agrandis par la stupéfaction et je supposai que, contrairement à Murry, elle n’était pas au courant qu’Iharath était plus qu’un simple étudiant de l’académie de Dathrun.

À l’intérieur de la salle circulaire, une sorte d’énorme tapis aux innombrables arabesques colorées recouvrait presque toute la superficie. Les murs de pierre blanche s’inclinaient légèrement vers l’intérieur et je vis à un endroit de larges escaliers qui descendaient. Tout dans la salle resplendissait de lumière et de couleurs. Vraiment, Marévor Helith adorait les teintes vives. Sur le tapis, s’amoncelaient des chaises tapissées, des coussins douillets, des draps, des couvertures et de petits carrés de pierre remplis de lampes et de bougies.

— Ça alors —fit Lénissu. J’observai avec une certaine surprise qu’il avait pâli, comme s’il avait vu quelque fantôme.

J’arquai un sourcil.

— Qu’est-ce qu’il se passe ?

Mon oncle me regarda du coin de l’œil et fit une moue pensive.

— Un jour, j’ai rêvé d’un endroit très semblable à celui-ci.

— Tu l’as rêvé ? —répéta une voix, provenant d’un endroit de la pièce—. Et, moi, je me souviens d’avoir rêvé que tu te trouvais là et que tu parlais avec moi, il y a un certain temps, oui.

Sursautant, je balayai la pièce du regard, cherchant la silhouette du maître Helith, en vain. Je ne parvins à le voir que lorsqu’il se leva d’un fauteuil qui nous tournait le dos et qui se fondait avec le mur du fond. Bien que je sache que c’était une personne un peu excentrique, je fus surprise par sa longue tunique ornée de bordures dorées et aux couleurs verte, rouge et noire. Il arborait son habituel sourire, peu esthétique pour qui n’était pas habitué à côtoyer des nakrus.

— Ne mens pas, Lénissu Hareldyn —ajouta-t-il, en promenant ses longs doigts squelettiques sur le dossier du fauteuil—. Ces derniers temps, j’ai perdu le goût pour les mensonges.

Lénissu haussa tranquillement un sourcil, mais je remarquai qu’il observait son interlocuteur avec un air quelque peu suspicieux.

— Vraiment ? —se contenta-t-il de répliquer.

Alors, comme ça, Lénissu et le maître Helith se connaissaient déjà. Bien sûr, pensai-je avec un soupir résigné. Après ça, qu’est-ce qui pourrait me surprendre ?

Le maître Helith se contenta de faire un geste de la tête et il nous regarda tous tour à tour.

— Bienvenus dans ma demeure —déclara-t-il amicalement—. Asseyez-vous. Iharath, peux-tu dire à Drakvian qu’elle surveille le marin ? —Le semi-elfe acquiesça et sortit avec diligence par la porte, sans un mot.

— Qui est Drakvian ? —demanda Laygra, en se mordant la lèvre, les yeux rivés sur son frère.

Murry se racla la gorge, mal à l’aise.

— Je ne l’ai vue qu’une fois. Ou plutôt, disons que je l’ai entendue. C’est une… hum…

— Drakvian est une vampire —expliqua le maître Helith comme si de rien n’était—. Elle est jeune, têtue et très rebelle. Je suis sûr que, si je vous la présente, vous allez tout de suite très bien vous entendre avec elle.

Laygra et moi, nous échangeâmes un regard éloquent. Décidément, le maître Helith était loin de comprendre la répugnance qu’éprouvaient les saïjits à l’idée de nouer amitié avec des morts-vivants.

Lénissu, Dol, Aryès, mon frère, ma sœur, Déria, Srakhi et moi, nous nous installâmes sur un tas de coussins, formant une sorte de demi-cercle. Le maître Helith s’assit en face de nous, les jambes croisées, m’évoquant l’image d’un oiseau exotique plein d’os et de plumes colorées. Il nous observa un moment comme s’il était réellement content de nous voir.

— Comment vont les études ? —demanda-t-il tranquillement.

— Oh, hum… —dit Murry en glissant vers nous un coup d’œil, l’air perdu—, bien. Enfin, plus ou moins.

— As-tu vu la dernière baguette du laboratoire ? —demanda soudain le nakrus, une lueur étrange dans les yeux.

Je vis que Murry rougissait, comme s’il était intimidé d’être le centre d’attention, et il acquiesça de la tête sous nos regards curieux.

— Oui. Iharath n’est pas encore parvenu à bien la comprendre.

— Moi non plus —admit le nakrus—. Il faudra que je passe un peu plus de temps avec cet artefact. Peut-être est-il dangereux, après tout.

Murry écarquilla les yeux.

— Dangereux ?

— Oui. On ne sait jamais. Une fois, j’ai trouvé une baguette qui explosait, si on l’activait. —Il sourit, peut-être en se remémorant la scène.

— De quoi diable parlez-vous ? —demandai-je.

Murry se tourna vers moi, en me disant :

— Nous parlons d’une baguette qu’Iharath a trouvée, il n’y a pas longtemps, dans un endroit abandonné de l’académie. C’est une baguette d’environ trente centimètres, avec au bout, une sorte de gemme qui brille par intermittence. Je n’ai pas pu identifier le bois, il ne ressemble à aucun arbre que je connaisse…

— Ce n’est pas du bois —expliqua Marévor Helith, avec enthousiasme—. C’est de l’os travaillé d’araignée géante.

Je ne pus m’empêcher de grimacer de dégoût.

— Ah —dit Lénissu, l’air faussement impressionné—. Eh bien. Alors, comme ça, maintenant tu te consacres à identifier des baguettes et tu donnes à mes neveux des magaras dont tu ne sais même pas toi-même l’effet qu’elles peuvent avoir. Vraiment intelligent.

Le maître Helith le fixa de ses yeux bleus et brillants et je tressaillis en me rendant compte qu’en réalité, nous parlions avec un nakrus très puissant, capable, par exemple, de construire un monolithe. Je ne pus m’empêcher de me demander pour la millième fois : pourquoi avait-il décidé de porter son attention sur de faibles mortels qui ne cessaient de ressasser des problèmes qu’ils ne pouvaient pas résoudre ?

— Je ne prétends pas vous mettre en danger inutilement —répliqua le nakrus—. Je te connais, tu es toujours aussi méfiant, mais tes neveux n’ont rien à craindre de moi. En fin de compte, j’essaie de les aider.

— Je me demande pourquoi —marmonna Lénissu.

— Mon plan n’est pas aussi froid que ce que tu sembles croire —dit Marévor Helith—. J’ai beaucoup d’années derrière moi et les mauvais sentiments ne m’affectent pas autant qu’avant. Je suis la bonté même —ajouta-t-il avec un grand sourire qui n’invitait pas beaucoup à la confiance.

— J’ai plusieurs questions —intervins-je avant que le sujet de la conversation ne dérive.

Le nakrus me regarda d’un air amusé.

— Moi aussi, j’ai des questions, et beaucoup. Mais je vais devoir imposer une limite à tes questions, je le crains. Nous allons faire un marché, chacun d’entre vous me posera une question et, ensuite, je vous en poserai une à chacun. Et nous répondrons tous avec la plus grande attention. Comme ça, nous ne nous disperserons pas avec des questions superficielles.

Décidément, le maître Helith aimait jouer. Nous nous agitâmes, mal à l’aise, car, tout compte fait, le maître Helith semblait mettre en évidence que, pour lui, toute cette histoire n’était rien d’autre qu’un jeu. Je commençai aussitôt à me demander, un peu paniquée, quelle question, parmi toutes celles que j’avais en tête, était celle qui me tourmentait le plus, alors que je sentais en même temps croître en moi un sentiment d’injustice et de colère. Il ne pouvait pas nous demander ça !, me dis-je, de plus en plus stupéfaite de ce que nous avait proposé le nakrus.

En souriant, il poursuivit en s’adressant à Dolgy Vranc :

— Nous commencerons par toi. Voudrais-tu être assez aimable pour me demander quelque chose d’intéressant ?

Le semi-orc l’observa, surpris, puis se mit à réfléchir, comme nous tous. Il n’attendit pas longtemps cependant.

— Quelle relation as-tu avec Jaïxel ? À ce que l’on m’a raconté, tu le connaissais depuis que c’était un jeune garçon. Tu sais ce qui lui est arrivé. Veux-tu le détruire maintenant malgré cela ?

— Une question ! —protesta Marévor Helith avec un grand sourire.

— Très bien, je poserai ma question plus clairement : veux-tu détruire Jaïxel alors que tu as été son maître ?

— Hum. Ce sont deux questions en une, mais je répondrai. Je n’ai pas l’intention de détruire Jaïxel, je ne sais pas où vous allez chercher de telles idées. Je souhaite seulement le remettre dans le droit chemin. Le fait d’avoir été son maître compte évidemment dans cette histoire. Si je ne l’avais pas été, je ne me serais même pas donné la peine de le connaître en tant que liche. Mais maintenant que je le connais, je suis presque sûr que je pourrais l’améliorer. —Il fit une pause et haussa les épaules—. Je ne vois pas quoi ajouter. À présent, c’est mon tour. As-tu passé une fois l’amulette autour du cou ?

Sa question causa un profond silence. Apparemment, rien ne pouvait échapper au regard vigilant du nakrus. Le semi-orc ouvrit grand les yeux et secoua finalement la tête.

— Non. Je ne l’ai jamais mise. Même si j’ai ressenti souvent une curieuse attraction… ce n’est pas naturel. J’ai l’impression que cette amulette est dangereuse même sans la porter.

Marévor Helith le regarda d’un air sagace et acquiesça, comme s’il s’amusait beaucoup avec ce jeu, puis il se tourna vers le suivant.

— Ton nom est… —dit Marévor Helith, en fronçant les sourcils.

— Srakhi Lendor Mid —répondit le gnome, l’expression bourrue.

— Je suis tout ouïe.

— Bien —dit Srakhi, en ruminant ses pensées. Depuis qu’il était entré, il n’avait pas cessé d’observer le nakrus, d’un air prudent et méfiant—. Je voudrais savoir si jusqu’à présent tu as suivi au cours de ta vie le chemin de la droiture et de la bonté.

J’écarquillai les yeux. J’entendis le rire étouffé d’Aryès et un petit gloussement de Déria. Marévor Helith prit la question sérieusement, cependant, et il répondit :

— Je n’ai pas toujours été une bonne personne. En général, les personnes qui deviennent des nakrus ne sont pas des gens très normaux. Mais j’espère ne pas me tromper en croyant que maintenant je suis quelqu’un de plus fiable et de plus honnête que beaucoup de saïjits. C’était ce que tu souhaitais savoir ?

Srakhi l’observa un moment, comme s’il sondait son cœur, puis il acquiesça. C’était maintenant le tour de Déria et j’étais curieuse de savoir ce qu’elle demanderait.

— Une seule question, ma chérie —l’encouragea maître Helith.

Déria se mordit la lèvre et on lisait la concentration sur son petit visage noir.

— Pourquoi tu n’aides pas Shaedra pour que les nadres rouges ne l’attaquent plus ? —demanda-t-elle.

Le maître Helith plissa les yeux et acquiesça, réfléchissant longuement avant de répondre.

— Je n’ai pas un pouvoir suffisant pour détruire tout ce qui est dangereux dans ce monde, petite. Et, en plus, rien ne nous dit que cette troupe de nadres rouges qui vous a attaqués soit réellement dirigée par quelqu’un. —Il haussa les épaules—. Peut-être que oui ou peut-être que non. Mais laissez-moi vous dire une chose —fit-il en levant l’index—. Lorsque vous étiez à Ato, j’ai appris que tout se compliquait, j’ai eu une idée et j’ai décidé d’agir. —Je remarquai qu’à cet instant Lénissu haussait un sourcil, moqueur—. Drakvian me donnait des informations sur toi, Shaedra, et elle m’a aidé à construire le monolithe que je planifiais pour t’envoyer à Dathrun, mais il se trouve que finalement l’histoire a tourné différemment. Vous avez traversé ces monolithes dont j’ignore totalement l’origine et vous êtes apparus dans la vallée d’Éwensin. J’ai perdu votre piste pendant un moment, mais ensuite je vous ai retrouvés… grâce à l’amulette. —Il sourit légèrement—. J’ai décidé de me presser avant qu’eux aussi ne la trouvent. Alors, Drakvian a sonné l’alarme et j’ai dû utiliser ma création antérieure encore plus tôt que prévu. Je vous ai fait disparaître, et vous avez été dispersés.

— Vous avez dit “eux aussi”, mais de qui parlez-vous donc ? Qui recherche Shaedra ? —demanda Aryès, dès que le maître Helith finit sa longue explication.

— Ah ! Une autre question. Eux, ce sont les membres d’une confrérie de nécromanciens qui s’est installée il y a des siècles dans une petite ville souterraine du nom de Neermat. La confrérie des Hullinrots contrôle naturellement la jolie petite ville et elle en a éminemment par-dessus la tête que ses squelettes invoqués et minutieusement postés à la périphérie pour protéger la ville disparaissent mystérieusement chaque fois qu’une liche exterminatrice de squelettes apparaît dans les parages avec un désir fou de vengeance. Et les Hullinrots craignent que d’autres créatures terribles profitent de la voie libre pour attaquer leur ville, et non sans raison —ajouta-t-il, l’air philosophe.

Nous le regardâmes tous, éberlués, en entendant de telles paroles. Lénissu avait froncé les sourcils, méditatif.

— Mais alors… pourquoi cherchent-ils Shaedra et pas Jaïxel ? —demanda Aryès.

Le nakrus pouffa.

— Je regrette, tu ne peux pas poser d’autres questions.

— Attends une minute —intervint Murry—. Es-tu en train de nous dire que seuls ces Hullinrots cherchent Shaedra ? Et Jaïxel, alors ? Il n’est pas à sa recherche ?

— Je suis content que ce ne soit pas ton tour, parce qu’autrement je ne saurais pas te répondre —lui répliqua-t-il avec un petit rire amusé. Son affirmation nous laissa tous médusés.

— Alors, comme ça, Jaïxel ne la cherche pas —grommela Lénissu, pensif—. C’est une bonne nouvelle. Les histoires sur cette liche m’ont toujours paru abracadabrantes. Toutefois, j’avoue que les liches ne sont pas ma spécialité. Tu pourrais nous éclairer un peu…

— Oh ! Mais arrêtez de m’interrompre —s’impatienta le nakrus avec une moue contrariée—. Je vous l’ai dit, je ne sais pas tout. Peut-être qu’il la cherche, peut-être que non, qui sait ! —soupira-t-il, d’un air dramatique—. Ce n’est pas ce qui nous intéresse pour le moment de toute façon : on en est aux questions —nous rappela-t-il, sur un ton joueur—. Maintenant, c’est à moi de poser des questions. Jeune fille —dit-il, s’adressant à Déria—, aimerais-tu entrer à l’académie de Dathrun ?

J’écarquillai les yeux et regardai Déria. Le visage noir de la drayte reflétait un profond étonnement.

— Moi… si j’aimerais entrer à l’académie de Dathrun ? Mais… pour quoi faire ? Pour étudier ? Ça me ferait énormément plaisir, mais… Je… ce n’est pas possible. Je ne sais rien sur la magie.

— Précisément. Moi, cela ne me servirait pas beaucoup de m’inscrire en première année à l’académie —dit le nakrus avec un grand sourire—. Garçon —dit-il alors, se tournant vers Aryès—. Je connais quelqu’un qui t’apprendrait volontiers plus de choses sur l’énergie orique. Je sais que tu donnerais beaucoup pour l’apprendre. Si je te montre où tu peux trouver cette personne, pourras-tu me promettre une chose ?

Aryès leva un sourcil, déconcerté.

— Quelle chose ?

— Tu ne peux pas me poser plus de questions —lui rappela le nakrus, en l’observant de ses yeux bleus.

Aryès ouvrit la bouche puis la referma ; il nous regarda puis fronça les sourcils et acquiesça.

— Si ce n’est pas une promesse qui aille contre mes principes, oui.

Le nakrus le fixa de ses yeux qui brillaient d’une lueur intense.

— Parfait. Maintenant, je vais passer à… —Marévor Helith nous observa, l’air calculateur, puis prononça— : Hareldyn Bottebrise.

— Cela fait longtemps que l’on ne m’appelait pas ainsi —remarqua Lénissu avec un léger sourire. Son visage cependant était tendu—. Bien, une question. Que prétends-tu faire avec la partie du phylactère de Jaïxel que porte Shaedra ?

Marévor Helith sourit, comme si, enfin, on lui avait demandé ce qu’il espérait depuis le début.

— Ce que je prétends, c’est extraire cette partie de son esprit sans que cela ne l’affecte et la rendre à Jaïxel.

Lénissu sembla s’étouffer avec sa salive.

— Magnifique, mais crois-tu que cela changerait Jaïxel ? —fit mon oncle.

— Je crois que, s’il retrouvait cette partie de son esprit, Jaïxel deviendrait plus conciliant —expliqua le nakrus—. Et maintenant, dis-moi, mon cher Bottebrise, reviendras-tu un jour auprès des autres eshayris ?

Lénissu grommela.

— Je ne vois pas en quoi cette question te concerne. —Il fit une pause et haussa les épaules—. Non, je n’en ai pas l’intention. Ils m’ont apporté plus d’ennuis que de bienfaits.

Les eshayris ? me dis-je, perplexe. Qui étaient les eshayris ? Lénissu et ses secrets, soupirai-je.

— Je m’en doutais —dit simplement le nakrus en le regardant comme s’il lisait ses pensées.

Lénissu, les mains sur sa ceinture, soutint un instant son regard puis roula les yeux et se tourna vers moi, comme pour me dire que Marévor Helith n’avait pas toute sa tête.

— Shaedra —dit alors le nakrus. Je devins tout d’un coup nerveuse en entendant mon nom, mais cela faisait déjà un moment que j’avais clairement choisi quelle serait ma question.

— Moi, j’ai beaucoup de questions —dis-je—, mais comme tu n’en veux qu’une… —j’inspirai et me lançai— : Où sont Aléria et Akyn ?

Marévor Helith, apparemment, ne s’attendait pas à cette question. Sans doute attendait-il que je lui demande quelque chose sur le phylactère que j’avais dans la tête. Il n’avait pas escompté que je pouvais être plus préoccupée pour mes amis que pour moi-même.

— Aléria et Akyn, tu dis ? —dit Marévor Helith, me regardant droit dans les yeux—. Eh bien, sincèrement, je ne sais pas où ils sont, mais je pourrais le savoir…

— Tu pourrais le savoir et tu n’essaies même pas ? —m’indignai-je, étouffant presque—. Aléria et Akyn pourraient être en danger. Peut-être que tu les as envoyés directement vers quelque chose d’horrible ! S’il y a une chose que j’aimerais savoir, c’est où ils se trouvent —avouai-je, les yeux brouillés par les larmes, mais avec détermination.

Le nakrus me considéra en silence puis il haussa les épaules.

— Je pourrais le savoir —répéta-t-il—. Et la méthode la plus sûre sera celle de suivre la piste du monolithe. Cela me prendra du temps, mais ce sera le mieux. Je ne peux pas charger davantage Iharath ou Drakvian, ils travaillent bien assez. Ce sont des jeunes excellents —dit-il avec un sourire paternel—. Je suivrai la trace, donc, mais je vous avertis : après tant de temps, les choses ont pu beaucoup changer, cela dépend du nombre de mutations énergétiques qu’il a pu y avoir à l’endroit où est apparu le monolithe, vous savez de quoi je parle.

J’acquiesçai, ignorant si je pouvais me fier à lui pour qu’il recherche Aléria et Akyn. Cependant, si Murry et Laygra faisaient confiance au maître Helith, moi, qui étais plus jeune, je pouvais aussi m’y fier, n’est-ce pas ? J’essayai de m’en convaincre et je soupirai.

— Alors, tu vas essayer de les trouver ?

Le maître Helith sembla être sur le point de me dire que je n’avais pas le droit de lui poser une autre question, mais finalement il acquiesça.

— Oui. Mais laisse-moi les chercher à ma façon et ceci signifie que tu devras attendre. Je n’ai pas l’habitude d’agir avec précipitation. Bien, maintenant, c’est à moi de te poser une question. —Je le regardai méfiante et j’acquiesçai. Que pouvait-il vouloir me demander ? Le nakrus joignit les mains et dit— : Que s’est-il exactement passé le jour où tu as attaqué le dragon de terre ?

J’écarquillai les yeux. Je n’aurais jamais pu imaginer qu’il me questionne sur le dragon de terre. Du coin de l’œil, je vis que le visage de Déria s’était assombri et je vis qu’Aryès observait le nakrus, les sourcils froncés. J’ouvris la bouche et dis :

— Ce jour-là… —Je promenai mon regard autour de moi et j’avalai ma salive—. Ce jour-là, j’ai voulu jeter au dragon un éclair. Mais finalement, j’ai lancé un sortilège tout à fait différent de ce que je voulais. Le dragon a été pris d’une sorte de crise de nerfs, comme si on lui faisait des chatouilles. Ne me demandez pas pourquoi, je ne le sais pas. Il s’est agité avec plus de violence et il a détruit le tunnel…

Ma voix se brisa. Lénissu posa une main rassurante sur mon épaule et intervint en disant :

— Le dragon n’avait déjà plus toute sa tête avant même d’arriver à Tauruith-jur.

— Et moi, j’ai jeté un sortilège pour que le venin que le dragon crachait rebondisse et l’aveugle un moment. —Je me tournai vers Aryès, surprise qu’il ait parlé—. Ce n’est pas la faute de Shaedra si le dragon est tombé dans la grande salle.

— Non —dit le maître Helith—, bien sûr que non. C’est précisément pour ça que j’ai posé la question. Lancer un sortilège interne à un dragon est très difficile et requiert beaucoup plus de précision et de pratique, et beaucoup de chance par ailleurs. C’est pour ça que lorsque Murry m’a raconté l’histoire, cela a éveillé ma curiosité. —Il se tourna vers moi et je pensai pour la première fois que ses yeux ressemblaient à deux gemmes magiques—. Laygra —prononça-t-il—, une question ?

— Oui —dit ma sœur sur un ton de défi—. Comment est-ce que, Lénissu et toi, vous vous connaissez ? Et pourquoi tu es parti tant de temps de Dathrun et où es-tu allé ? Pourquoi tu nous as envoyés voir Amrit Daverg Mauhilver chercher un livre qu’il n’avait pas ? Pourquoi on ne m’a jamais dit qu’Iharath travaillait pour toi ? Est-ce que je n’ai pas le droit de savoir ce qui se passe autour de moi ? —Si ses yeux remplis de colère avaient pu envoyer des étincelles, ils l’auraient fait, pensai-je, impressionnée.

— Eh bien, une autre question ? —répliqua Marévor Helith, en l’observant avec une curiosité affable.

Laygra lança un bruit semblable à un feulement puis secoua la tête.

— Cela me paraîtrait injuste que tu ne répondes pas à mes questions. Ceci n’est pas un jeu —ajouta-t-elle sur le ton de la réprimande.

D’une certaine façon, parfois, Laygra me rappelait Wiguy, car toutes deux considéraient que tous ceux qui ne se comportaient pas bien méritaient une punition et un sermon. Quand je la vis regarder le nakrus, l’expression implacable, je ne pus réprimer un léger sourire malgré la gravité de la situation.

Lénissu se racla la gorge.

— Je crois que je peux répondre au moins à deux de tes questions —annonça notre oncle—. Je connais Marévor depuis de nombreuses années, j’ai même travaillé pour lui pendant un certain temps. Jusqu’à ce que certains évènements m’obligent à abandonner ma vie antérieure et, depuis, je me suis consacré pleinement à mon honnête travail que vous connaissez tous.

— La contrebande —dit Murry, avec une moue de désapprobation—. Tu ne pouvais pas trouver un meilleur travail ?

— Pour quelqu’un comme moi, il est difficile de trouver un travail qui convienne —répliqua Lénissu, ignorant le ton insultant de Murry—. En plus, il y a contrebandiers et contrebandiers, nous n’avons pas tous les mêmes coutumes. Et tous n’ont pas les mêmes ambitions. Amrit, lui, est particulièrement ambitieux. Il y a un temps où c’était un jeune noble innocent, mais doté d’un immense talent. On dirait que l’esprit de la chance le protège. J’ai connu ce bon garçon il y a des années, à Dathrun. Un type bien, quoique parfois trop impulsif. J’ai parlé de lui à Marévor peu après, parce qu’il avait besoin que je lui fasse une… commission, dont je ne pouvais me charger. C’est pour ça que Marévor vous a envoyés chez Amrit, parce qu’avec son départ, il vous laissait seuls et sans gardien. —Il fit une moue—. Même si, personnellement, j’aurais choisi un gardien plus sûr.

— Alors, l’histoire du livre était définitivement un mensonge ? —grogna Laygra.

Marévor Helith sourit.

— On essaie de veiller à la sécurité des autres et on vous traite de menteur.

Laygra rougit et haussa les épaules.

— Tu n’as pas répondu à ma question. Pourquoi devais-tu quitter Dathrun ?

— Ah, oui, je comprends ta curiosité, bien que je ne comprenne pas comment tu peux te préoccuper davantage de ce que je fais que du plan que j’ai prévu pour ta sœur.

Laygra ouvrit grand les yeux, perplexe.

— Ma sœur ? De quel plan parles-tu ? —répliqua-t-elle.

Je retins un sourire en observant comment Marévor Helith déviait la question antérieure sans aucune discrétion.

— Il me semble que vous devriez commencer à vous demander quel rôle vous allez jouer dans ce plan —dit-il.

— Pourquoi ne nous le racontes-tu pas une fois pour toutes et nous en terminons avec ça ? —demanda Murry.

— Une bonne question —approuva Marévor Helith, l’air amusé—. Mais il y a un problème et c’est que je n’ai pas encore toutes les idées claires.

— Génial —s’exclama Aryès—, un nakrus qui n’a pas les idées claires, comment est-ce possible… ?

Il se tut immédiatement, rougissant en se rendant compte que le nakrus en question était en face de lui, en train de nous parler. Je laissai échapper un petit rire nerveux.

— Quel est ton plan ? —insista Lénissu sur un ton méfiant.

Le nakrus se leva d’un bond.

— Le plan ! —s’exclama-t-il—, je l’oubliais, je ne vous l’ai pas expliqué…

À cet instant, la porte s’ouvrit et Iharath entra, la respiration haletante. Il avait tout l’air d’avoir couru pour arriver jusque là.

— Qu’est-ce qu’il se passe ? —demanda Murry.

— Le marin —dit Iharath—, il se promenait sur la plage et il a croisé quelques chats. Je crois qu’ils lui ont fait peur. Et je crains qu’il ne prenne le large sans vous si vous ne vous dépêchez pas.

— Quoi ? —fis-je, horrifiée.

— Quel lâche ! —s’exclama Aryès.

— Du calme —dit le maître Helith—, j’allais vous raconter mon plan.

Nous le regardâmes stupéfaits. Le marin allait partir sans nous, en nous abandonnant sur cette plage perdue et de nuit, et le maître Helith voulait nous raconter son plan ?

— Du calme —dit à son tour Lénissu—. Je connais Trévan. Il a une âme de contrebandier. Tant qu’il ne se verra pas réellement en danger, il ne s’en ira pas. Continue, mon ami, tu parlais de ton plan.

Je vis que Murry et Iharath échangeaient un regard et haussaient les épaules et je soupirai, m’imaginant que nous regagnions Dathrun à la nage dans l’obscurité. Bah, ce ne serait pas non plus une catastrophe, me dis-je, mais j’aurais préféré nager de jour.

Iharath était à la porte sur le point de ressortir, mais le maître Helith lui fit un geste l’invitant à rester et le semi-elfe s’adossa au mur, en croisant les bras, sans pouvoir réprimer sa curiosité.

— Bien, mon plan est le suivant —énonça le maître Helith—. En réalité, il y a plusieurs plans possibles —ajouta-t-il—. Mais le principe est le même : il faut réunir en entier le phylactère de Jaïxel et, pour cela, il faut enlever à Shaedra ce qui appartient à la liche. De cette façon, Shaedra ne serait plus une cible potentielle des Hullinrots ou de Jaïxel, et puis ça la libérerait de souvenirs qui ne lui appartiennent pas. Le problème, c’est que Shaedra possède le phylactère presque depuis qu’elle est née et lui enlever cette partie pourrait s’avérer douloureux. Mais je n’aurais pas la moindre idée de comment le faire moi-même.

Il y eut un silence puis Murry intervint :

— Cela pourrait s’avérer dangereux pour elle ?

Le maître Helith acquiesça comme à contrecœur.

— Oui. En fait, je ne sais pas s’il est possible de diviser un esprit qui est uni depuis tant d’années. Mais il n’y a pas d’autre solution que d’essayer.

J’écarquillai les yeux, en les regardant tour à tour comme dans un rêve. Ils parlaient de mon esprit, c’est-à-dire, de moi, de ce que j’étais : comment pouvaient-ils en parler aussi tranquillement ?

— Ne vaudrait-il pas mieux qu’elle apprenne à cacher son esprit ? —intervint Dolgy Vranc—. Ça, c’est sûr que c’est possible et ce ne serait pas si difficile…

— Un sortilège de protection de l’esprit est facile —acquiesça le nakrus—, mais il s’agit ici de trouver une solution définitive au problème. Connais-tu donc quelqu’un qui soit capable de faire un sortilège qui dure environ cent ans pour protéger son esprit ? Nan, c’est impossible. Il existe des magaras qui pourraient le faire. Mais il subsisterait toujours le doute de savoir si elle fonctionne ou pas. En plus, ceci n’empêcherait pas Jaïxel de continuer à harceler Neermat. Cela ne résoudrait pas le problème.

— Tu te soucies vraiment de ce qui arrive aux habitants de Neermat ? —s’enquit Lénissu.

— Oui —répondit Marévor Helith, en le regardant fixement.

Lénissu roula les yeux et acquiesça.

— D’accord, mais, pendant que tu trouves la merveilleuse méthode pour extraire le phylactère, je te recommande de protéger Shaedra de ces Hullinrots. Il ne faudrait pas que tu te retrouves inopinément avec Dathrun assiégée par une bande de nadres rouges, hum ? —fit-il, un sourire en coin.

— Ces bêtes ne sont pas suffisamment détraquées pour attaquer une ville —répliqua Marévor Helith—. En plus, nous avons déjà dit que les nadres rouges n’avaient sans doute rien à voir avec les Hullinrots. —Je fronçai les sourcils. Je n’en revenais pas de constater que ce que j’avais pensé jusqu’alors était peut-être bien erroné. Tout compte fait, peut-être que je n’avais pas autant de problèmes que ça, pensai-je, en me réjouissant—. Ce que j’ai essayé de faire ces dernières années —continua le nakrus—, c’est précisément de protéger Shaedra. Au cas où, bien sûr. L’amulette que tu portes, Dolgy Vranc, n’est rien d’autre qu’un objet que j’ai créé il y a longtemps pour empêcher ceux qui le portent d’être localisés par certains sortilèges, tout en me permettant à moi de les localiser.

Dolgy Vranc écarquilla les yeux, stupéfait. Tout ce qui avait été dit auparavant ne semblait pas l’avoir bouleversé autant que la révélation selon laquelle l’objet qu’il avait identifié avait des pouvoirs qu’il ignorait.

— Mais alors… il ne s’agit pas de l’Amulette de la Mort ? —marmonna-t-il, gêné, sortant l’amulette de sa poche. Cela faisait longtemps que je ne voyais pas sa feuille de houx et sa fine chaînette d’argent et je la contemplai à distance avec une certaine fascination.

Le nakrus fit un geste de la tête.

— À l’origine, elle était prévue pour tuer celui qui la portait. C’est une magara assez puissante. Quand je l’ai trouvée, je l’ai retravaillée avec d’autres objectifs qui ont neutralisé les effets antérieurs. Mais on ne sait jamais, je fais parfois des erreurs —ajouta-t-il, amusé.

— Tu veux dire que Shaedra aurait pu mourir ? —s’exclama Murry, la voix rauque.

Un frisson glacé parcourut tout mon corps et je me demandai comment j’avais pu être aussi innocente pour mettre le collier ce jour-là, il y avait cinq ans de cela.

— La possibilité qu’il lui arrive quelque chose était minime —répondit Marévor Helith—. Étant donné que le propriétaire antérieur était si proche de Shaedra et qu’il ne lui est rien arrivé, il n’y avait aucune raison de penser que le collier réagirait d’une façon différente avec Shaedra.

— Pourquoi dis-tu que le propriétaire antérieur était si proche de moi ? —dis-je, en fronçant les sourcils.

— À qui appartenait-il avant qu’elle ne le trouve ? —demanda Aryès.

Marévor Helith et Lénissu échangèrent un regard et Lénissu écarquilla les yeux, comme s’il venait soudainement de comprendre quelque chose.

— À Zueryn Tins Ucrinalm —répondit notre oncle, moitié incrédule moitié surpris, se tournant vers mon frère, ma sœur et moi—. Votre père.

J’expirai tout l’air que j’avais dans les poumons ; j’avais totalement oublié le marin et sa chaloupe.