Accueil. L'espion de Simraz

13 Suldor

On entendait une respiration régulière et profonde. La lumière intense du jour s’infiltrait par un grand trou dans la roche, au plafond. Hébété, je demeurai un long moment à la contempler, me demandant s’il pouvait s’agir de la Porte du Royaume Céleste de Ravlav. Je me levai et me rendis compte que je n’étais plus qu’un fantôme, léger comme l’air. Était-ce tout simplement parce que, sans le collier, le maléfice était revenu ? Ou bien étais-je vraiment mort ? Je l’ignorais.

Peu à peu, ce qui s’était passé me revint et je fermai les yeux en priant pour que Kathas soit compréhensif et sache protéger Ouli. Puis je les rouvris.

Autour de moi, je vis des monticules de terre et de squelettes. Il y avait des os brisés partout. Horrifié, je reculai. Des os !, me répétai-je. Des os rongés. À reculons, j’entrai dans une espèce de chapelle circulaire et vide. Se pouvait-il vraiment que ce soit un temple dédié à Ravlav, Déesse de la Vie ? Pourquoi est-ce qu’on ne me laissait pas reposer en paix ?

— C’est quoi cet antre ? —prononçai-je, la voix étranglée.

J’entendis le bruit sourd de mes vêtements toucher le sol. L’insigne de Simraz brillait, noire d’ébène, sous un rayon de lumière. Si le soleil rayonnait si haut, c’est qu’il devait être près de midi, estimai-je alors. J’allais ressortir prudemment de la chapelle lorsque je vis soudain apparaître du néant, là où moi-même je m’étais réveillé, la forme lumineuse d’une femme. Je me précipitai vers elle, le cœur battant.

— Ouli —dis-je, catastrophé.

Étais-je en train de rêver ?, me demandai-je, le regard rivé sur la jeune femme. Elle dormait… ou bien était-elle morte ? Ou bien je rêvais, me répétai-je. Tout ceci était si étrange ! Et puis, Ouli n’était pas censée être un fantôme, à présent. Si tout ceci était réel, c’est qu’elle avait perdu la Gemme. Et si tout ceci n’était pas réel, c’était qu’à l’évidence, j’étais mort et que j’étais tombé en enfer. Mais on disait que les enfers étaient peuplés d’ombres, de créatures terribles, de flammes et de trésors brûlants. Cet endroit semblait plutôt calme hormis… hormis cet étrange souffle régulier. Je plissai les yeux, alarmé. Qui avait rongé tous ces os ?

Mon corps se mit soudain en mouvement, poussé par la peur : je pris Ouli dans mes bras et la serrai contre moi avant de m’élancer vers la chapelle. Là, au moins, il n’y avait pas d’os. Puis je me traitai d’idiot : je devais trouver un moyen de sortir de là.

Un brusque mouvement me fit baisser la tête. Ouli, dans mes bras, avait ouvert les yeux et m’observait avec une étrange sérénité. Elle ouvrit la bouche.

— Nous sommes morts ?

Je m’agenouillai et la posai doucement sur la pierre en répondant :

— Mais non. Nous sommes simplement des fantômes.

Ouli fronça les sourcils en regardant aux alentours.

— Je n’arrive pas à le croire —souffla-t-elle.

— Pourquoi as-tu enlevé le collier ? —demandai-je.

La princesse se mordit une lèvre.

— Ce n’est pas moi qui l’ai enlevé. Je suis tombée à l’eau et il est parti.

— Tu es tombée à l’eau ? —fis-je dans un souffle.

— Un coup de vent… je crois. Je ne me rappelle plus. À moins qu’on nous ait attaqués… Oh, Deyl ! —se lamenta-t-elle—. Tu m’as fait une de ces peurs lorsque tu as disparu d’un coup ! Tu… tu savais que ce collier ne te tuerait pas ?

— Non —avouai-je, laconique.

Ouli me dévisageait, incrédule.

— Alors, tu…

— Ne parlons plus de ça —la coupai-je avec douceur—. Essayons plutôt de sortir de là. Tu te sens bien ?

Je la voyais plus lumineuse et plus en forme. Le hochement de tête d’Ouli me réchauffa le cœur.

— Mais, quand même, Deyl, il faut que nous en parlions —dit-elle—. Tu m’as sauvé la vie.

Je me sentis rougir, malgré ma forme de fantôme.

— Pas vraiment —grommelai-je—. Nous sommes encore des fantômes.

— Ah, parce que, pour toi, un fantôme ne vit pas ? —répliqua Ouli, l’air offensée. Elle fit aussitôt une moue amusée—. Sortons d’ici, donc. Tu as une idée d’où est-ce que nous… ?

Elle inspira profondément et se tut, une expression d’épouvante peinte sur son visage transparent. Je compris qu’elle venait d’apercevoir les squelettes.

— Ils sont là depuis longtemps —la rassurai-je en quittant la chapelle—. Cependant, il y a quelque chose de vivant, par ici. Et quelque chose de grand. Si seulement nous pouvions atteindre le plafond…

Ouli me rejoignit, aux aguets.

— Impossible, à moins que le vent souffle.

Ou à moins que nous parvenions à rassembler tous ces monticules de squelettes sous le trou, songeai-je, sans toutefois oser proposer à voix haute mon idée macabre.

— Il y a un tunnel, par ici —dis-je enfin.

— Tu entends le souffle ? —susurra Ouli.

Je hochai la tête.

— Oui. On dirait que la créature dort.

— Nous devrions être plus discrets —m’avertit la princesse. Cependant, je décelai dans sa voix une pointe de curiosité.

Nous approchions du tunnel lorsque, tout d’un coup, un grognement féroce nous pétrifia sur place. J’eus l’impression que, quelque chose, dans la salle, bougeait… Je pris la main d’Ouli et l’entraînai contre l’un des murs.

— Il ronfle —remarqua Ouli.

Oui, mais qui ?, me dis-je. Ou plutôt, quoi ? Ce qui était clair, c’était que la créature n’était pas un ruminant, vu la quantité de victimes qu’elle avait déposées là.

— Approchons-nous du tunnel tout doucement —suggérai-je à mi-voix.

Ouli approuva de la tête et nous atteignîmes le tunnel. Je l’arrêtai et m’avançai courageusement le premier dans l’obscurité. Un souffle brûlant m’envoya loin en arrière dans la salle heurter le crâne d’un cheval. Plusieurs os dévalèrent le monticule et je restai paralysé un instant. Curieusement, un bruit soudain dans le tunnel me réanima et je m’empressai de descendre de l’amas. Ouli parvint jusqu’à moi, les yeux dilatés par la terreur.

— Ça s’approche ! —chuchota-t-elle d’une voix suraiguë.

Le museau du monstre apparut à la lumière du jour. Il grommelait et battait des paupières, contrarié.

— À manger ? —demanda-t-il.

Il ne parlait pas, mais ses pensées étaient si fortes que je crus presque l’entendre.

— Par Ravlav… —bégayai-je.

— C’est… un dragon ? —souffla la princesse, bouche bée.

— On dirait —acquiesçai-je, joignant les mains comme pour prier. Toutefois, je tentai simplement de me calmer.

Le dragon était, à tout le moins, spécial. Il avait des écailles vertes et des yeux marrons. Et une touffe dense, telle une laitue, poussait sur sa tête.

— À manger ? —répéta-t-il dans un grondement, en parcourant la salle.

Il ne nous avait pas encore vus. Il passa devant nous comme si nous faisions partie du décor et se rendit à la chapelle. Là, il flaira mes vêtements et émit un :

— Beurk…

J’eus un sourire en imaginant l’odeur d’égout puis l’effaçai aussitôt. Je fis un signe silencieux à Ouli et nous partîmes en courant vers le tunnel. Nous nous engouffrâmes au pas de course et nous nous immobilisâmes immédiatement.

— Ce n’est pas un tunnel —déplora Ouli, devant le mur infranchissable qui nous faisait face.

— Hé, non —reconnus-je, écœuré par tant de malchance.

— Il m’a échappé —disait le dragon, l’air plaintif—. Le seul en quarante ans et il m’a échappé ! C’est à en pleurer.

Nous échangeâmes un regard décontenancé, puis nous retournâmes vers la caverne avec prudence.

— On fait quoi ? —demanda Ouli d’une voix presque imperceptible.

— On attend qu’il se rendorme et on grimpe jusqu’à la sortie —décidai-je.

— C’est impossible. C’est à au moins vingt mètres au-dessus de nous, ça.

Ouli avait raison, me dis-je. Mais, à moins que je sois aveugle, il n’y avait pas d’autre solution.

Lorsque nous revînmes dans la salle, nous tombâmes nez à nez avec le dragon, qui écarquilla les yeux en nous voyant. J’avalai ma salive par habitude, sentant que la fin était proche.

— Vous n’êtes pas de la viande —soupira le dragon, l’air ennuyé—. Vous êtes qui ?

Sa chevelure verte dressée sur sa tête se balançait et retombait tel un palmier du Verlish. Ouli retrouva la parole avant moi.

— Nous sommes des fantômes —dit-elle d’une voix mesurée—. Moi, je suis Ouli. Et lui, c’est Deyl. Nous ne voulions pas entrer dans ta demeure, mais nous sommes apparus ici sans le vouloir.

— Ah —fit le dragon, en avançant ses naseaux. Son souffle nous plaqua violemment contre le mur—. Ouli et Deyl ? Deyl et Ouli. D’accord. Mais vous n’êtes pas de la viande —insista-t-il.

— Non —concéda Ouli tandis que nous glissions jusqu’au sol, le souffle coupé—. Mais nous voudrions… sortir d’ici.

Le dragon s’assit sur ses pattes de derrière et nous regarda de haut, fièrement.

— Vous voulez sortir ? Ah ! —Il lança un rire tonitruant et nous montra ses énormes canines—. La bonne blague ! On ne sort pas de chez Suldor.

Je compris que le dragon s’appelait Suldor. Dans les livres d’Histoire que m’avait fait lire Isis à haute voix bien des fois, je me souvenais qu’effectivement beaucoup de dragons avaient des noms. Abrihylisrhur en était un. Et Gabriswish en était un autre. Suldor… ça faisait moins terrifiant. Je m’avançai et m’inclinai respectueusement.

— Suldor —déclarai-je sur un ton de diplomate—. J’ai entendu parler de tes exploits.

Le dragon vert parut froncer ses sourcils écailleux.

— Mes exploits —répéta-t-il, étonné.

— Euh… oui —dis-je, maîtrisant à peine ma voix—. Ou, du moins, des exploits des dragons.

Suldor grogna.

— Les dragons —cracha-t-il—. J’en ai soupé des dragons. Je ne leur parle plus.

Ouli et moi le dévisageâmes, interloqués.

— Mais… tu n’es pas un dragon ? —s’enquit timidement la princesse.

Suldor sembla être sur le point de s’énerver, mais il se contenta de dire :

— Si. Mais il n’empêche que j’en ai marre des dragons. Ils sont égoïstes, méchants, lassants… —Il se tut et pencha la tête vers nous avec curiosité—. Ouli et Deyl. Je préfère ces noms-là. Je ne vous dirai pas le nom qu’on m’a donné à ma naissance, il était vraiment affreux. Alors… j’avoue, je suis un ermite. Un parjure. Un renégat. Mais je m’en fous. Bon… c’est vous qui aviez le collier à manger ?

Je plissai un œil, sans comprendre.

— Le collier à manger ? Tu veux parler de la Gemme de l’Abîme ?

Suldor se remua et laissa vagabonder son regard dans la salle. Assis comme il était, il devait mesurer dans les quatre mètres, estimai-je.

— Je ne sais pas —répondit-il—. Je ne connais pas la gemme, je ne l’ai jamais vue. Mais, quelquefois, très rarement, ça apporte à manger facile. Ça fait quarante ans que ça n’arrivait pas, et puis je ne m’attendais pas à voir des fantômes —soupira-t-il—. Je vais devoir ressortir pour chasser. Ça ne vous ennuie pas si je m’absente un moment ?

Il nous regardait comme s’il attendait vraiment une réponse. Je secouai la tête, coi.

— Pas du tout —assura Ouli sur un ton naturel.

Suldor déploya alors ses ailes et nous plaqua au sol irrémédiablement. Il marmonnait dans ses pensées quelque chose à propos de chevaux et d’ours.

— Accroche-toi à sa queue —soufflai-je à Ouli.

Nous nous précipitâmes tandis que le dragon s’élevait. Je saisis une pointe de justesse et Ouli se cramponna à mon autre bras. J’affermis sa prise en l’attrapant par la taille et nous sortîmes de la caverne. À peine vîmes-nous la forêt qui s’étendait à nos pieds qu’un violent coup de queue du dragon me fit lâcher prise. C’était déjà beau que nous ayons tenu si longtemps. Normalement, nous serions tombés en planant doucement, mais la vitesse du coup nous projeta droit au sol. Un arbre stoppa brutalement notre chute.

— Aaaah… —fis-je.

— Tu as mal ? —demanda Ouli, toute échevelée et plus lumineuse que jamais.

Je réfléchis un moment puis dis :

— Non.

Ouli se leva d’un bond, tout excitée.

— Nous avons réussi ! —s’écria-t-elle—. Nous sommes vivants ! Nous sommes libres ! Nous allons pouvoir récupérer le coffre !

Elle me souriait largement et je lui rendis un sourire plus hésitant.

— Le dragon —dis-je.

— Quoi, le dragon ?

— Il revient.

De fait, Suldor venait de se poser auprès de l’entrée de la caverne et scrutait les alentours. Nous nous trouvions à peine à quelques dizaines de mètres.

— Deyl ? Ouli ? Ouli et Deyl ? —appela-t-il alors, le museau dans le trou de sa caverne—. Vous allez bien ? —Il recula en marmonnant dans sa barbe—. Ils ne répondent pas. J’ai entendu des cris, je ne suis pas fou.

Sous la lumière du soleil, les écailles vertes du dragon étincelaient. Sa laitue, sur la tête, était franchement comique. Mais où est-ce que nous avions pu atterrir ?, me demandai-je en regardant les environs boisés et pentus. Suldor nous appela une fois encore puis soupira et agita la queue, déçu, si bien que l’air bougea soudainement et je sortis à découvert sans le vouloir.

— Oh —fit le dragon—. Vous êtes là. Vous… vous êtes sortis !

Il était tout abasourdi.

— Désolé —grimaçai-je—. Mais nous avons à faire.

Suldor s’assombrit.

— Des fantômes qui ont à faire ? Faire quoi ? Vous ne mangez pas de viande, que je sache —répliqua-t-il.

— Non —avoua doucement Ouli, qui m’avait suivi—. Mais nous devons aller chercher un coffre.

Suldor souffla.

— Un coffre ? Un coffre empli d’or ? Pouah, vous me rappelez Disbilafa. Elle était ma meilleure amie, mais, quand je lui ai demandé si elle m’aimait plus que l’or, elle m’a ri au museau ! Je n’aime pas l’or, il est froid, il n’est pas vert et, en plus, il ne parle pas. Vous me décevez, Ouli et Deyl. Deyl et Ouli.

Pourquoi est-ce qu’il devait toujours répéter nos noms ?, me demandai-je, intrigué.

— Le coffre n’est pas empli d’or —expliqua Ouli, très sereine—, mais de cendres. Des cendres magiques. Nous sommes tous deux atteints d’une malédiction et nous devons jeter de l’eau sur ces cendres pour la briser.

Suldor s’allongea au soleil, songeur.

— Ah ! —fit-il enfin—. Je comprends.

Il demeura un instant de plus en silence, puis il ajouta :

— Alors, je vous pardonne. Votre tâche est noble. Ça me rappelle les anciennes histoires que l’on me racontait, quand j’étais un tout petit dragonneau de rien du tout. —Il montra ses dents, souriant, et sa chevelure verte s’agita—. Où se trouve ce coffre ?

— Entre les mains de gobelins —dit Ouli—, dans la Forêt Bleue.

Suldor remua ses lèvres et je compris qu’il faisait la grimace.

— Des gobelins ! C’est répugnant, ça. Disbilafa aimait. Chacun ses goûts. Je préfère les vaches. La Forêt Bleue, tu dis ? Je ne connais pas, c’est où ?

— Au nord de Ravlav —répondis-je—. Ou d’Akaréa, c’est pareil. C’est à l’ouest de la Forêt des Haches… et au sud des montagnes de Cermi —ajoutai-je en me rendant compte qu’il ne voyait toujours pas.

Suldor émit un grognement amusé.

— Jamais entendu parler de ces noms. J’espère que ce n’est pas trop loin. J’ai l’impression que vous êtes de gentilles personnes. Dites, si ça vous tente, je peux essayer de vous conduire à cette forêt bleue. Elle doit facilement s’apercevoir, si elle est bleue.

— Elle n’est pas bleue —le corrigea Ouli, tandis que je noyais un cri de surprise face à sa proposition—. Et nous serons enchantés de recevoir ton aide, Suldor.

Je la regardai, effaré.

— Pourquoi on l’appelle la forêt bleue, alors ? —s’enquit le dragon, intéressé.

— Aucune idée —avoua la princesse.

J’intervins :

— C’est parce que, sur les bords, elle a plein de buissons avec des baies bleues.

Ouli sourit, amusée face à mon explication.

— Alors, nous allons vers où ? —demanda-t-elle.

Nous nous consultâmes tous trois du regard puis Suldor indiqua son dos.

— Montez donc et accrochez-vous bien.

Nous le dévisageâmes, ahuris. Il était sérieux ?

— Nous allons tomber —hésita Ouli.

— Nous sommes des fantômes —renchéris-je—. Au moindre vent…

Suldor protesta.

— Je ne vais quand même pas aller à pied ! J’aime l’aventure, mais, là, ce serait trop.

Il se montra inflexible et nous finîmes par monter sur son dos avec un mauvais pressentiment.

— Vas-y doucement, l’ami —dis-je.

Suldor sursauta et tourna sa grosse tête vers moi.

— Tu m’as appelé l’ami ?

Ses grands yeux marrons étaient surpris. Je me demandai à nouveau comment diable je pouvais avoir accepté de monter sur son dos. C’était suicidaire. Isis m’aurait traité d’idiot…

— Oui —répliquai-je—. Je sais que nous nous connaissons à peine, mais, comme tu nous aides, nous sommes des compagnons, à présent, non ?

Mes paroles semblèrent flatter le dragon. Quelle diplomatie, me félicitai-je. Cependant, tout mon plaisir s’évanouit lorsque le dragon monta en flèche vers le ciel. Je terminai bientôt dans les airs, agrippé à Ouli, tandis que le dragon poursuivait seul son vol, tout à son extase.

— Doucement, tu parles ! —ronchonnai-je.

— Nous allons mourir ! —s’écria Ouli, terrifiée.

Nous planions et descendions très doucement.

— Non, ne t’inquiète pas —la rassurai-je, malgré ma peur—. Mais il vaudra mieux que nous ne demandions plus jamais à un dragon de nous aider.

La princesse acquiesça vivement. Un rugissement nous parvint et nous levâmes le regard. Je blêmis.

— Oh, non…

Suldor piquait vers nous. Il fonçait à la vitesse de l’éclair, comme un dragon des contes. Il passa à quelques mètres, agitant brutalement l’air, et continua sa course jusqu’au sol en criant :

— Deyl et Ouli ! Ouli et Deyl !

Une fois arrivé au sol, nous l’entendîmes nous appeler en criant ses pensées et en grommelant.

— Nous sommes ici ! —brailla Ouli.

Je l’imitai, mais rien n’y fit : le dragon, peut-être entendant nos cris, remuait et nous cherchait dans les fourrés, persuadé sans doute que nous ne pouvions pas être restés dans les airs à virevolter comme des toupies. Le vent nous berçait et j’avais la terrible impression que nous n’arriverions jamais au sol.

— Deyl…

La voix d’Ouli me parvint à travers la brise. Je la tenais entre mes bras : je ne voulais surtout pas la perdre.

— Quoi ?

— Regarde un peu là-bas, de l’autre côté des montagnes.

Je tournai la tête et pâlis.

— Une tempête —déclarai-je, la voix neutre.

— Non, non —dit patiemment Ouli—. Je ne parle pas de ça. Regarde plus au-delà.

Je suivis son regard mais ne compris pas.

— Quoi ?

— Cette montagne, au loin, c’est celle où vit Herras. —La vérité me frappa comme un coup de marteau—. Nous sommes dans les montagnes de Cermi —conclut-elle.

— Bien loin au nord —soufflai-je—. Ça alors.

Un éclair traversa le ciel au loin, puis un grondement résonna.

— Oh… —me désespérai-je—. Nous n’allons jamais atteindre le sol ! Ne t’affole pas, je vais crier. SULDOR ! —hurlai-je.

Enfin, la tête du dragon se redressa. Les ombres des nuages commençaient à tout envahir. Suldor s’éleva et suivit mes cris.

— Ah ! Je vous tiens ! —dit-il.

C’était presque vrai : ses ailes venaient de nous entraîner des mètres plus loin. Il grogna, exaspéré.

— Mais ne fuyez pas !

— On ne fuit pas, c’est toi qui nous chasses ! —protesta Ouli.

— J’arrive —répliqua-t-il.

Nous le vîmes monter en flèche puis piquer, cette fois sur nous. Il n’allait pas nous rater. Il nous heurta de plein fouet et nous partîmes droit contre le sol. Je me relevai tant bien que mal.

— Mine de rien, les fantômes sont résistants —lançai-je.

Ouli eut un sourire amusé. Suldor se posa non loin et s’approcha presque avec timidité.

— Je fais trop de vent ? —demanda-t-il.

— Mais non —répondis-je—. C’est nous qui sommes trop aérés.

Ma plaisanterie nerveuse ne sembla pas le rassurer.

— Bon. Alors, on y va à pied ? —soupira-t-il, vaincu.

J’agrandis les yeux.

— Tu veux encore nous aider ?

Suldor pencha la tête d’un côté puis de l’autre.

— Ben, oui. Je n’ai rien à faire d’autre à part manger. Les dragons du coin me détestent. Ça fait plaisir de parler. Alors, vous iriez par où, vous ?

Ouli se retourna et indiqua le sommet de la montagne du doigt.

— Il faut passer cette montagne et d’autres encore. Mais nous y arriverons.

Ses propos furent achevés par un coup de tonnerre qui nous fit sursauter. La pluie commença à tomber.

— Et si nous sortions d’ici après la pluie ? —suggéra le dragon.

— Je suis d’accord —intervins-je.

Le dragon revint à sa caverne et, Ouli et moi, nous nous réfugiâmes sous les buissons, après lui avoir assuré que nous préférions ne pas le déranger dans son refuge. Nous dûmes également lui promettre que nous ne partirions pas sans lui : il semblait vraiment tenir à nous accompagner, ce dragon vert. Serrés l’un contre l’autre, Ouli et moi sentions la moindre rafale s’infiltrer entre les ramages et quelques gouttes froides me traversaient de temps à autre.

— Deyl —dit soudain Ouli en rompant un long silence—. Je ne t’ai pas dit… merci… de m’avoir sauvé la vie.

Elle se mordillait la lèvre, le regard sincère. J’esquissai un sourire.

— C’était tout naturel.

— Eh bien, justement, ça n’était pas évident —souffla Ouli—. Ce collier, je ne sais pas ce que c’est, mais il m’a revigorée. J’étais sûre que j’allais disparaître pour toujours. —Il y eut un silence puis— : Pourquoi l’as-tu fait ?

J’aurais rougi si j’avais pu.

— Je… enfin… —Je me raclai la gorge—. Je n’ai pas réfléchi. J’ai agi, c’est tout.

Ouli fit une moue amusée, puis elle leva une main pour toucher une goutte d’eau sur une feuille. L’eau pénétra dans son doigt et ruissela lentement jusqu’à tomber par terre. Elle prit la parole :

— Quand j’étais petite, j’aimais partir sous la pluie avec Tigali. Je me rappelle qu’un des soldats de mon père me disait que, si je sortais quand la pluie était trop forte, elle me transpercerait. Il était un peu fou, ce soldat, mais je l’aimais bien. Il s’appelait Sidoux.

— Ah —fis-je en souriant—. Je le connais.

La princesse agrandit les yeux.

— C’est vrai ? Mais depuis quand vis-tu dans le palais d’Éshyl ?

— Depuis mes douze ans.

— Avant la mort de mon père ?

Je hochai la tête, gêné.

— Trois ans plus tôt.

— Alors… —elle avait froncé les sourcils— comment ça se fait que je ne t’aie jamais vu ?

Je haussai les épaules et lui souris, amusé.

— Il y a les couloirs pour le service et les couloirs pour les princesses.

Elle pencha la tête.

— Tu n’es pas noble ?

Là, je souris franchement.

— Non.

La princesse me rendit mon sourire et s’étira comme un chat.

— Je suis contente d’être revenue à Éshyl pour voir comment tout avait changé. Mais, cette fois-ci, je te le jure, je n’y reviendrai jamais.

Je demeurai un instant silencieux puis inspirai.

— Être reine d’un royaume n’est pas si terrible, tu sais.

Ouli se retourna vivement.

— As-tu déjà été reine, Deyl ? —J’eus un sourire ironique et fis non de la tête—. Hum. Pendant mes quinze premières années, c’est à peine si j’ai entendu parler du peuple d’Akaréa. Au palais, on s’en fichait éperdument. C’est pour ça que ce Ravos Mandar a voulu tous nous massacrer. Être reine d’un royaume n’est pas fait pour moi.

Je soufflai.

— Tu te trompes. Ravos Mandar n’a pas détruit la dynastie pour son peuple. Ça serait trop beau. La plupart l’aimaient au début, bien sûr : il a été généreux avec le butin. Mais, après, ça s’est gâté. —J’observai sa mine sombre et roulai les yeux—. Ne parlons pas du passé révolu. Dis-moi, tu ne te rappelles vraiment rien de ce qui s’est passé, avant que tu perdes le collier ? Tu as mentionné qu’il y avait eu une attaque…

Ouli arqua les sourcils.

— C’est vrai ? Ah, oui. Je t’ai déjà dit que je ne m’en souviens pas. Le collier m’a tout de suite fait de l’effet. Je suis redevenue un fantôme comme avant, mais j’avais de terribles nausées. Il est vrai que j’ai entendu des cris, mais je ne sais pas s’ils étaient réels tellement mon esprit était confus. Après, je suis tombée à l’eau.

Alors Ouli n’avait pas retrouvé totalement son corps quand elle avait perdu la Gemme de l’Abîme, conclus-je. Mais, tout bien considéré, j’ignorais combien de temps s’était écoulé depuis mon apparition dans la caverne. Par ailleurs, j’espérais que rien de mal n’était arrivé à Kathas ou à Nuityl. Je laissai échapper un soupir.

— L’orage est passé, on dirait. Au moins, nous avons un dragon bien gentil qui va nous aider, maintenant —blaguai-je.

Je sortis du buisson et une brise subite m’emporta. Ouli m’attrapa par la main en riant.

— En route pour la Forêt Bleue ! —dit-elle.

Ses yeux d’azur brillaient d’enthousiasme et d’espoir.