Accueil. Les Pixies du Chaos, Tome 5: Le Cœur d'Irsa

16 Le Bosquet d’Irsa

« Que vaut le temps pour un immortel ? »

Yodah Arunaeh

* * *

La “jeune” elfe qui venait d’apparaître était la fillette que le Prince Déchu avait vue descendre les escaliers de la citadelle avec une coupelle de baies. Elle portait un ample pantalon blanc et une chemise faite de pétales de fleurs. Ses oreilles d’elfe étaient particulièrement grandes et pointues. Ses larges yeux verts transperçaient Galaka Dra sans chercher à cacher leur mauvaise humeur.

— « W-Weyna, » articula Galaka Dra. « Depuis quand viens-tu dans ce Bosquet… ? »

— « Galaka ! » l’interrompit-elle, posant les mains sur ses hanches. « C’est le Bosquet d’Irsa : j’ai davantage le droit que toi de le visiter, kah ! Balourd ! Tu essaies une nouvelle fois de les conduire au portail sans prévenir. Tu as promis de ne plus le faire. »

— « Je n’ai rien promis, » se défendit Galaka Dra.

— « Tu aurais dû les laisser en haut ! Et, toi, tu ne devrais pas traverser le Rideau. Ça, par contre, tu l’avais promis. »

— « J’ai mis le masque, » murmura Galaka Dra. « Je ne risque rien si je mets le masque… »

— « Tu ne risques rien, dis-tu ? » Weyna avança de quelques pas, le sermonnant d’un air menaçant : « As-tu déjà oublié la fois où tu es resté cinquante cycles dans le bois de Tantra ? Tu es revenu mort de faim et avec les cheveux presque aussi longs que le Brillant Paresseux. Tu as davantage grandi en cinquante cycles qu’en deux-cents ans, et tu me dis que tu ne risques rien ? Respecte ta vie ! Ne prends pas les énergies à la légère, et encore moins celles de cet endroit. Ce masque… » elle s’en empara et le frappa avec sur l’épaule avec une telle force qu’elle le rompit, « ce n’est que de la camelote. »

Galaka Dra écarquilla les yeux, choqué.

— « Weyna… ! Pourquoi ? Lotus nous l’a donné… »

— « Lotus, Lotus, crois-tu encore que cet homme va revenir ? Il nous a oubliés dès qu’il a passé le portail ! Fais-toi à l’idée. D’ici, aucun de nous ne s’en va. Et tes nouveaux amis, je m’en charge. Ils partiront d’ici quand je le déciderai. Toi, tu restes… »

— « Non ! Weyna ! Tu ne comprends pas. Ces gens… Ces gens viennent pour la promesse ! »

Weyna cligna des yeux.

— « Quoi ? »

Elle nous regarda et j’agitai les mains, mal à l’aise.

— « Non, non… Ce n’est pas vraiment ça. Nous sommes des Arunaeh, de la même famille que Lotus Arunaeh, mais, tout d’abord, nous ne savions même pas que cet endroit existait… »

— « Arunaeh. »

Weyna avait prononcé le nom avec force et stupéfaction à la fois. Galaka Dra se remit, tentant d’expliquer :

— « Ils sont arrivés ici, tout droit en entrant dans le donjon, Weyna. Quelque chose les a guidés vers le Jardin. Peut-être que Lotus leur a donné ses souvenirs… à moins que ce ne soit Irsa. »

— « Irsa ? » répéta Weyna, troublée. Elle fronça les sourcils. « Qu’est-ce que tu me racontes ? Irsa ne se rappelle sûrement de rien non plus. Aaaaah ! » cria-t-elle soudain, nous effrayant tous. « Je ne comprends rien. Qui êtes-vous ? » Elle pointa son index sur nous, exigeant une réponse.

Nous étions en train de nous présenter courtoisement quand Weyna s’avança brusquement vers Yanika. Elle regardait ma sœur avec des yeux ronds.

— « Toi… »

Je m’approchai d’elle, tendu.

— « Y a-t-il un problème ? »

Weyna ne répondit pas. Apparemment, ces millénaires avaient pour habitude de ne pas répondre aux questions. Elle demeura un long moment songeuse. Alors, soudainement, elle leva la tête et dit :

— « Les trois Arunaeh. Suivez-moi. »

Il y eut un instant d’indécision.

— « Et Jiyari et Saoko ? » demandai-je.

— « Ils ne m’intéressent pas. »

— « Quoi ? » murmura Jiyari. L’idée de nous séparer l’inquiétait.

— « Weyna… » intervint alors Galaka Dra. « Jiyari… Il se peut qu’il ait à voir avec les enfants qui sont sortis du laboratoire avec Lotus il y a… cinquante-huit ans, » calcula-t-il.

Weyna arqua un sourcil.

— « Cinquante-huit ans déjà ? » Elle jeta un coup d’œil curieux à l’expression décomposée du Pixie blond. « C’est vrai ? »

Jiyari s’inclina, comme pour fuir son regard.

— « C’est vrai, reysha ! » Reysha, me répétai-je, étouffant un rire. C’était l’appellation que les Waris donnaient aux belles susceptibles d’avoir reçu la bénédiction divine… Le Champion expliqua : « J’ai été réincarné et j’ai changé de corps. Mais je suis le même Jiyari d’autrefois. Et… cet endroit… me semble familier, mais je ne saurais dire pourquoi. »

— « Alors, nous sommes vraiment passés par ici ? » demanda Kala. « Je ne me rappelle absolument rien. »

Weyna me jeta un regard surpris et je décidai d’être concis :

— « Nous sommes deux dans un même corps : je suis Drey Arunaeh et celui qui vient de parler avant, c’est Kala, un des cobayes d’un laboratoire de la Guilde qui s’est réincarné dans mon corps. » À l’expression attentive de Weyna, je compris avec stupéfaction qu’elle ne mettait pas en doute mes paroles. Je repris : « Je commence à mieux comprendre la situation. Galaka Dra a dit qu’un des laboratoires de la Guilde était relié à ce Jardin par un portail secret. Lotus a utilisé ce portail pour que les sept enfants s’évadent, n’est-ce pas ? Si c’était un portail que seul lui connaissait, il n’est pas étonnant que les Dagoviliens n’aient pas pu les retrouver. Ce que je ne comprends pas… c’est pourquoi les Pixies ne sont pas restés dans le Jardin, alors qu’ils avaient la possibilité de vivre protégés par cette barrière. »

Yanika était restée bouche bée. Visiblement, elle n’était pas parvenue aux mêmes conclusions que moi. Lustogan scrutait Weyna, impassible. Saoko jouait avec un coquillage lumineux qu’il avait trouvé au bord de la rivière.

— « Tout ce que tu dis est vrai, » dit doucement Galaka Dra. « Lotus Arunaeh maintenait une relation secrète et directe avec nous depuis les années 5560. Il nous faisait passer régulièrement des nouvelles du monde à travers le portail et il nous donnait des livres et des jeux et il parlait longuement avec Irsa. Son Datsu fonctionnait alors correctement : il pouvait emprunter le portail sans rien oublier. »

Kala et Jiyari étaient restés muets de surprise. Il était difficile d’imaginer que Lotus ait passé autant de temps avec ces millénaires à la même époque où ils étaient eux-mêmes enfermés dans les capsules, en train de souffrir…

— « Un jour, » poursuivit Galaka Dra, « il a demandé une faveur à Irsa : il voulait sauver un vampire cobaye en le faisant passer par le Jardin. Namun, il s’appelait. »

— « Le Prince Ancien, » compris-je.

— « Irsa le lui a permis, du moment que le vampire sortait aussitôt par l’autre portail. Cela faisait déjà plusieurs siècles que nous ne permettions à personne de rester ici. Nous ne voulions pas faire d’exceptions. Cependant, deux années plus tard, quand les deux enfants sont arrivés, puis les cinq autres avec Lotus, dans cet état lamentable, nous n’avons pas pu faire autrement que de nous occuper d’eux. Tout compte fait… ils étaient comme nous. »

— « Comme vous ? » répéta Jiyari dans un murmure.

— « Des enfants de la souffrance, » répondit Weyna sur un ton brusque.

— « Et ils ont souffert plus que nous, » dit Galaka Dra avec tristesse.

— « Nous avons souffert, » admit Kala avec dignité. « Et le passé continue de nous faire souffrir. Réponds, saïjit : pourquoi ne sommes-nous pas restés ici si nous pouvions être immortels ? Vous nous avez chassés ? »

Weyna fit une moue.

— « Kah. Vous êtes partis de vous-mêmes. Quand il s’est senti un peu mieux, Lotus a quitté le Jardin en quête de larmes draconides pour vous y enfermer en attendant de trouver une façon sûre de vous réincarner. Lorsque vous l’avez appris, vous avez voulu le rejoindre. Vos esprits étaient confus à cause des expériences et vous étiez comme fous : vous détruisiez tout sur votre chemin. En particulier, ce golem d’acier, Kala. » Elle me jeta un regard scrutateur. « Même si vous étiez à l’intérieur de la barrière, vos corps avaient subi tant de mutations qu’en restant ici, vous n’auriez pu que vivre un éternel tourment, de toute façon. Avant que vous ne détruisiez le portail, nous l’avons ouvert. Et bon. Maintenant, j’aimerais savoir ce que diables vous faites là de retour. Même si vous étiez là pour accomplir la promesse de Lotus… Irsa n’est pas là. Elle est sortie à la recherche de Lotus mais… Il se peut qu’aucun des deux ne se rappelle la promesse. »

Son expression se troubla, elle nous tourna le dos et s’enfonça dans le Bosquet d’Irsa, par un passage entouré de fleurs roses et blanches parfumées. Nous la suivîmes tous sans que Weyna ne proteste. Nous parcourûmes des allées fleuries, tournant à plusieurs croisements. Jiyari était si ravi qu’il oublia un moment les histoires du passé et s’enquit du nom de la fleur la plus répandue de cet endroit, une fleur aux petits pétales lumineux.

— « On l’appelle la biramire, » répondit Weyna. « Irsa et moi, nous l’avons plantée ici ensemble il y a plusieurs siècles et elle s’est multipliée créant ce Bosquet. »

— « La biramire ! » s’exclama Jiyari, émerveillé. « C’est la plus belle fleur que j’aie jamais vue. »

Weyna cligna des paupières et, durant l’espace d’une seconde, je crus la voir sourire, attendrie. Alors, elle se retourna et reprit la marche. Mais elle continua à répondre aux questions de Jiyari et j’eus l’impression qu’elle se faisait un peu plus amène.

Tandis que nous serpentions, il me sembla de plus en plus que ce Bosquet était un véritable labyrinthe. Certains buissons étaient si grands qu’on ne voyait même plus les tours de la citadelle.

— « Weyna, » dit Galaka Dra, nous rattrapant. Jusqu’alors, il avait été très occupé, essayant d’unir les morceaux de son masque blanc brisé en deux. Visiblement, cela l’avait profondément blessé que Weyna le lui rompe.

— « Rends-toi compte de ce que tu voulais faire, » répliqua Weyna sans le laisser parler. « Tu allais sortir d’ici par le portail sans avertir personne, et emmener les Arunaeh, n’est-ce pas ? Pour une fois que nous pouvons obtenir des réponses… Toi, tu voulais nous trahir. »

Galaka Dra s’empourpra vivement.

— « Non, Weyna. Je… je veux seulement retrouver Irsa… »

— « Crois-tu que tu es le seul ? En plus, tu ne sais pas où elle est. Tu pourrais mourir de vieillesse avant de la trouver. »

Voyant Galaka Dra ralentir, la tête basse, je soufflai et grommelai :

— « Ne te laisse pas écraser, vieil homme. Es-tu vraiment millénaire ? »

L’humain me regarda avec étonnement et sourit, comme pour s’excuser.

— « Hum… Weyna ! » l’appela-t-il, accélérant de nouveau le pas avec plus de décision. « Tu as raison : je suis un égoïste, je voulais aller sauver Irsa et je vous aurais laissés sans runiste. Je t’ai déjà causé beaucoup de problèmes et je devrais t’écouter davantage. Je sais. Mais, cette fois-ci, c’est différent. Ils savent où est Irsa. Ils l’ont rencontrée sans savoir qui c’était. »

Weyna vacilla et s’arrêta.

— « Quoi ? » murmura-t-elle.

Galaka Dra sourit.

— « Drey Arunaeh… Est-ce que je peux lui montrer la lettre ? »

J’arquai les sourcils.

— « Bien sûr. »

Je cherchai un instant, puis lui tendis la lettre des Ragasakis. Cette Irsa millénaire, c’était donc Tchag. Je compris qu’ayant vécu tant d’années ensemble, ils souhaitaient qu’Irsa retourne au Jardin. Le problème, c’était que, pour l’instant, Tchag était davantage Tchag qu’Irsa et qu’il ne se rappelait pas bien qui il était. En tout cas… quelle histoire. Lotus et les Pixies étaient passés par là, et Tchag… Je fronçai les sourcils. Et ce n’était pas tout. À ce qu’avait dit Galaka Dra, il semblait que les visites de Lotus au Jardin étaient principalement destinées à Irsa. Irsa avait été comme la leader de ce lieu. Elle avait perdu par deux fois la mémoire, selon Galaka ; par deux fois, elle était sortie du Jardin. Si la deuxième fois, c’était sous la forme de Tchag et que cela s’était passé il y a peu, qu’en était-il de la première fois ?

Après avoir terminé de lire la lettre en silence, Weyna la tendit à Galaka, qui me la rendit. La reysha fit un pas en avant, hésita et dit :

— « Je dois parler de ça avec les autres. Galaka, on s’en va. Vous… » Elle fit volte-face, nous regarda calmement et déclara : « Trouvez la sortie du Bosquet vous-mêmes. Le Cycle du Sommeil ne va pas tarder. Ne luttez pas contre lui si vous ne voulez pas avoir de cauchemars. Si vous voulez sortir d’ici, vous devrez d’abord écouter… les rêves. »

Avec ces étranges mots, elle partit en courant, agrippant Galaka par la manche. Je soufflai.

— « Dannélah, sérieusement ?! »

— « Euh… sérieusement, Weyna ? » toussota Galaka Dra.

Weyna grogna sans ralentir :

— « Et n’abîmez aucune fleur de ce jardin si vous ne voulez pas rester enfermés ici éternellement ! »

Nous vîmes disparaître les deux millénaires au coin d’une allée. Aucun de nous ne se décida à courir derrière eux.

— « Euh… Nous les suivons ? » demanda Jiyari.

— « Lâches ! » marmonna Kala. « Pourquoi sont-ils partis ? »

— « Cela ne doit pas être difficile de suivre leur piste, » commenta Lustogan.

C’est ce qu’il supposa mais, peu après avoir commencé à suivre la piste, nous la perdîmes.

— « Les chemins changent, » remarqua Saoko, stupéfait.

De fait, les plantes dans cet endroit bougeaient : leurs tiges, branches et lianes se resserraient et rétrécissaient le passage. Lorsque nous nous en rendîmes compte, nous nous arrêtâmes.

— « Cela prend mauvaise tournure, non ? » intervint Kala.

Il n’était pas nerveux et je supposai qu’il espérait encore que l’un d’entre nous aurait une idée géniale.

— « Il se peut que nous tournions en rond depuis un bon moment, » réfléchit Lustogan.

— « Cela me rappelle les bas-fonds d’Arhum, » soupirai-je. « Tu te rappelles, Jiyari ? »

Le Pixie blond grimaça.

— « Il doit bien y avoir un moyen… »

— « Par Sheyra, » fit Lustogan. « Tout bouge de plus en plus vite ! »

Et la partie supérieure se couvrait de lianes, observai-je. Non, pas seulement la partie supérieure. J’ouvris grand les yeux. Le chemin était en train de se fermer ! J’entendis un cri et, me retournant, je vis que des lianes avaient agrippé ma sœur par les poignets. Mon Datsu se libéra.

— « Yanika ! »

Je me précipitai et la saisis d’une main, cherchant mon poignard de l’autre main… D’un coup de cimeterre, Saoko trancha les lianes, si près des poignets de ma sœur que je faillis mourir de peur.

— « F-Fais attention avec tes couteaux, » soufflai-je.

Un instant, les tiges coupées s’agitèrent furieusement avant de se désentortiller et de tomber sur le sol. Je tirai Yanika en arrière afin de nous éloigner, pour me rendre compte que, de l’autre côté… les choses n’allaient pas mieux. Jiyari et Lustogan étaient en train de disparaître dans le mur végétal, entraînés par les plantes.

— « Grand Chamane ! » entendis-je le premier crier. « N-ne t’inquiè… »

Je n’entendis pas la fin de la phrase. Quant à Lustogan, il ne dit rien. Yanika était restée paralysée et, comme elle s’agrippait fortement à moi, son aura horrifiée m’atteignit de plein fouet. Et mon Datsu se déchaîna comme une cascade.

Lustogan est en danger.

Cette même pensée, six ans plus tôt, m’avait fait creuser un tunnel comme un endiablé. Que faire ? Si je tentais de créer un sortilège orique accompagné de brulique, je n’y arriverais pas du premier coup : je ne l’avais jamais fait. De toute manière, la technique n’avait pas l’air d’aider beaucoup Lustogan non plus. Alors, quoi ? Kala voulait se ruer. Je l’en empêchai. Je le coupai du monde sans y penser à deux fois. Je ne sais comment je fis, mais, à ce moment, j’eus l’impression d’avoir le contrôle total de ce corps, parce que, tout compte fait, il était à moi et à personne d’autre. Je n’avais pas besoin d’interférences.

— « Que diables… » lança Saoko. Il commença à donner des coups de cimeterres à tour de bras, là où Lustogan et Jiyari avaient disparu.

— « Attends, » dis-je calmement. « Weyna nous a dit de ne pas abîmer le jardin. »

Saoko me regarda avec incrédulité.

— « Quoi ?! Ton frère est là-dedans. »

— « Oui. Mais tu ne peux pas aller le chercher. Ce que Weyna nous a dit avait l’air d’être un bon conseil, » affirmai-je sur un ton neutre.

Saoko me dévisageait.

— « Ton Datsu… Je vois. Alors, ça t’est encore arrivé. Mais tu sais quoi ? » Il donna un coup de sabre à une liane qui tentait de s’agripper à sa cheville. « Au diable le jardin. Au diable les conseils. »

Il continua à batailler contre les lianes en vain. Une pluie de pétales tombait sur nous.

Le temps passait, mais Saoko luttait toujours. Au bout d’un moment, cependant, il parvenait tout juste à se défendre. Comme si elles comprenaient qui était leur ennemi, les lianes nous laissaient tranquilles Yanika et moi et elles se dirigeaient directement vers Saoko. Elles grandissaient, s’enroulaient autour de lui, devenaient de plus en plus rapides. Assis par terre, sans lâcher la main de Yanika, je regardai, imperturbable, le Brassarien esquiver avec agilité, couper, sauter, se baisser et crier pour s’encourager. Finalement, il commença à transpirer, ses coups perdirent de leur force, mais ses yeux étaient toujours aussi têtus qu’avant.

— « Je ne te laisserai pas… » souffla-t-il, « les avaler. » Ses cimeterres dansaient dans l’air. « Maudite plante carnivore. Ni Lust… ni Jiyari. Je vous tirerai d’ici ! »

Yanika s’accrochait à mon bras, tremblante.

— « Frè-Frère, » parvint-elle enfin à balbutier. « Je suis vraiment désolée. J’ai essayé de voir si je pouvais parler aux plantes par bréjique pour qu’elles nous montrent le chemin. Je les ai touchées et, l’instant suivant, elles… elles se sont mises à bouger ! Lustogan… Jiyari… ont disparu par ma faute… Et Saoko… Et ton Datsu… »

Je secouai la tête. C’était donc ça qui la maintenait paralysée. Elle croyait qu’en tentant d’établir une connexion bréjique avec les plantes, elle les avait d’une certaine façon « réveillées ». Bien que je ne ressente rien à cause de mon Datsu, je forçai un sourire.

— « Nous ne pouvons pas savoir si tu les as vraiment réveillées avec ta bréjique. Ne te tracasse pas, Yani. Tout va bien. »

Les yeux noirs de Yanika brillaient de larmes et elle les écarquilla en m’entendant.

— « Comment peux-tu dire que tout va bien ? Weyna nous a avertis… et par ma faute, nous allons… »

— « Cesse de penser, » la coupai-je tout en suivant du regard les mouvements de plus en plus lents de Saoko. « Cet endroit n’est pas notre ennemi. Nous ne devons pas l’affronter. »

Les lèvres de Yanika tremblaient.

— « Alors… pourquoi ne l’arrêtes-tu pas ? »

— « Saoko ? Il est déchaîné. Comment veux-tu que je l’arrête ? Dans cet état, il ne m’écoutera pas, » raisonnai-je. « Et si je m’approche, il me tue. »

— « Te tuer, » répéta alors Saoko, tranchant trois lianes d’affilée sans se retourner. « Je devrais le faire. Je comprends pourquoi ton frère ne voulait pas te revoir dans cet état. Qu’est-ce que tu fais là à rester assis ? »

— « Et, moi, je te demande ce que tu fais là à danser, » lui répliquai-je sur un ton tranquille. « Ce jardin n’est pas un jardin normal. L’énergie alentour le régénère. Et il te régénère toi aussi. Tu n’as pas remarqué ? » Saoko s’arrêta un instant, haletant. « Chaque fois que les lianes t’ont frappé, elles t’ont laissé des marques rouges, mais celles-ci disparaissent rapidement. Si tu veux continuer à te battre, vas-y : tu ne vas pas mourir. Lustogan et Jiyari non plus ne vont pas mourir. Pas tant qu’ils ne font rien d’absurde. » Il y eut un silence. Le calme soudain de Saoko apaisa presque immédiatement les lianes. Je levai les yeux vers le haut. Nous étions entourés de plantes et seule la lumière des fleurs nous éclairait. Je réfléchis : « Je me demande même si l’on peut mourir de faim ou de soif dans ce jardin. C’est peut-être parce que mon Datsu est débridé, mais j’ai remarqué une chose. L’énergie entre en nous lorsque nous respirons et elle nous change au-dedans. »

Yanika était restée muette. Saoko foudroya les lianes sans rengainer.

— « Elle nous change au-dedans ? » répéta-t-il. « Parle plus clairement. »

— « Je ne pourrais pas, » admis-je sereinement. « C’est seulement une impression. J’aurais besoin de plus de temps pour comprendre le phénomène. Il se peut que Galaka Dra ou Weyna en sachent davantage sur le sujet… »

— « Au cas où tu ne t’en serais pas aperçu, ces deux immortels nous ont laissés tomber, » marmonna le Brassarien.

Il posa un genou sur le sol, reprenant son souffle. Son front sombre était trempé de sueur. Yanika ferma les yeux comme pour se tranquilliser.

— « Weyna a dit que le Cycle du Sommeil n’allait pas tarder, » commenta-t-elle à voix basse. « Mais ça ne fait même pas quatre heures que nous nous sommes réveillés, n’est-ce pas, frère ? »

Je consultai ma montre de Nashtag et acquiesçai.

— « Trois heures et quarante minutes environ. Si le Cycle du Sommeil a effectivement recommencé, on dirait qu’il ne respecte pas les cycles naturels. » Je les regardai tous deux et affirmai : « Résister au sommeil, je ne crois pas que ce soit une bonne idée. Nous trouverons, » je bâillai, « la sortie de ce jardin quand nous nous réveillerons. »

Et cela dit, je m’allongeai, appuyant la tête sur mon sac, et fermai les yeux. Saoko fit claquer sa langue.

— « Il s’est déjà endormi ? Ça m’agace. »

— « D-désolée, Saoko, » dit Yanika avec un raclement de gorge. « Quand il est dans cet état, mon frère ne… »

— « … ne ressent rien et ne fait que raisonner, je le sais, ne t’excuse pas : c’est lui qui a laissé son Datsu se débrider autant. Que diables fait Kala en ce moment ? » grommela-t-il.

— « Il dort, » dis-je sans ouvrir les yeux. « Tout de suite, sa présence n’aurait fait qu’apporter plus de problèmes. Et maintenant arrête de parler. Cet endroit a ses propres règles et je ne veux pas les enfreindre sans connaître les conséquences. Si nous retardons notre Cycle du Sommeil, nous ferons des cauchemars. »

— « Alors, tu crois que tout ce que Weyna nous a dit est vrai ? » s’enquit Yanika.

Je haussai les épaules.

— « Mm… Elle a dit que nous devons écouter les rêves. Peut-être qu’ils nous montreront une façon de sortir du Bosquet d’Irsa. Vous ne croyez pas ? »

Je me tournai de côté, sentant l’énergie autour de moi me pousser à dormir.

— « Les rêves, hein ? Tsk, » marmonna Saoko avec un agacement évident. « J’ai une autre théorie. En réalité, le portail qui doit nous conduire à l’extérieur n’efface pas les souvenirs : ce sont les millénaires qui effacent les souvenirs des visiteurs. En plus, ils ont l’air de garder rancœur contre les Arunaeh parce que Lotus n’a pas tenu sa promesse. Ils nous ont piégés dans ce jardin jusqu’à ce que nous mourions. Si tu vas dormir tout tranquillement malgré tout, c’est ton problème. Moi, je ne vais pas être aussi naïf. »

J’esquissai un sourire. Mon Datsu commençait à s’apaiser.

— « Pour un Brassarien qui n’a plus de raison de nous protéger, tu te préoccupes vraiment beaucoup pour Jiyari et mon frère. »

J’ouvris les yeux et croisai les siens, rouges et plus vifs que d’habitude.

— « Je sais ce que c’est, » grogna-t-il, « que d’abandonner quelqu’un qui t’a aidé. C’est bien trop douloureux. »

J’arquai un sourcil.

— « Quelqu’un qui t’a aidé, » répétai-je. « Alors, pour toi, Lustogan est juste ‘quelqu’un qui t’a aidé’. »

Saoko tordit ses lèvres en une expression de pur agacement.

— « Qu’est-ce que tu veux dire ? »

Je secouai doucement la tête et refermai les yeux en bâillant :

— « Rien. Doux rêves, Yani. Doux rêves, Saoko. »

Yanika répondit par un autre bâillement. Il y eut un silence. Le sommeil nous écrasait, aussi lourd qu’une enclume, et j’étais sur le point de m’endormir quand j’entendis un murmure lent et méditatif :

— « Tu ne sais rien de ma maudite vie, Drey. Sans Lustogan, tout de suite… »

Il marqua un temps d’arrêt et je ne sus s’il termina sa phrase : je m’endormis, entraîné par un sommeil anti-naturel qui envahissait mon corps. Son énergie était encore plus forte que dans la chaumière de Galaka Dra. Il m’entraîna loin de là, à une époque lointaine. À une époque de mort, de sang et d’horreur…