Accueil. Les Pixies du Chaos, Tome 2: Le Réveil de Kala

6 Billets et fuites

« Mon cœur aime les émotions, autant qu’il les craint. »

Yanika Arunaeh

* * *

Quatre jours plus tard, nous étions de retour à Ambarlain. Le fleuve de la Spirale coulait de nouveau et son courant, à présent apaisé, avait été contrôlé de sorte qu’aucune maison de la ville n’avait souffert de dommages. Un travail rapide et propre, digne de mon grand-père.

La majorité des évacués était revenue et cela signifiait le retour du chaos, du bruit, des boutiques et des commerces, du bétail et des voyageurs. Nous arrivâmes à l’endroit d’où partaient les caravanes pour Firassa et allâmes acheter les billets. Nous dûmes faire la queue. Près de moi, Yanika se mettait sur la pointe des pieds pour compter le nombre de places qui restaient dans les wagons, Saoko, derrière moi, gardait le silence et, un peu plus loin, Jiyari et Orih babillaient tant et plus. L’apprenti scribe avait peut-être des problèmes de mémoire et d’identité, mais par ailleurs il parlait avec aisance, faisait des blagues —plutôt mauvaises—, savait écouter avec intérêt et avait un tas d’anecdotes sur son sanctuaire, sur les tavernes et sur les pêcheurs de Kozéra —certaines probablement fausses. Enfin, c’était un grand séducteur, et Orih fondait presque littéralement face à ses sourires.

— « Nous allons tout juste loger, » dit Yani, reposant les talons après avoir fini de compter les places. « Et nous allons probablement devoir nous séparer. »

Finalement, Orih insista pour voyager avec Yanika et, moi, je m’assis avec Saoko et Jiyari dans un autre wagon. Attah… Je m’attendais au pire : Jiyari allait sans doute se mettre à nous parler de trivialités creuses ; toutefois, celui-ci se contenta de soupirer et murmura sincèrement :

— « Ce n’est pas facile d’essayer de paraître normal. J’essaie depuis des années, mais ça me fatigue toujours autant. C’est épuisant… »

Je le regardai avec curiosité et lui fis remarquer :

— « Tu n’as pas besoin de jouer les galants baratineurs pour paraître normal. »

Nous avions été presque les derniers à monter et, à ce moment, les conducteurs se hélèrent et avertirent que le départ était imminent. Jiyari attendit que les anobes se mettent en marche, tirant les wagons, avant de répondre :

— « Je sais. Mais si je ne me tiens pas occupé… ma tête commence à faire des siennes. »

Je lui avais demandé de ne plus parler des Huit Pixies en présence des autres et, quoique sur le point d’aborder le sujet, il se contint. Ma raison principale pour garder le silence sur la question était égoïste : je ne voulais pas que Yanika se préoccupe, je ne voulais pas que Saoko en parle à Lustogan, je ne voulais pas que les Ragasakis commencent à faire des recherches sur les Pixies. Parce que, s’ils le faisaient et découvraient que j’étais l’un d’eux… ou plutôt s’ils découvraient que j’en avais un en moi, alors… Je regardai fixement le passager qui était en face de moi et qui dévisageait mon tatouage, et je lui fis détourner les yeux promptement. Alors, me répétai-je. Alors quoi ? Perdrais-je les seuls saïjits qui m’avaient accepté comme compagnon et ami ? Avais-je si peu de foi en eux pour croire qu’ils m’abandonneraient s’ils apprenaient la vérité ? Et que se passerait-il si je perdais à nouveau le contrôle sur mon corps ? Que ferait alors Kala s’il prenait le contrôle complet sur celui-ci et m’empêchait à jamais de revenir ? Si on les appelait Pixies du Désastre, ce n’était pas pour rien : d’après les légendes, ils avaient causé une multitude de problèmes des années avant la guerre de Liireth : la destruction de cavernes, des incendies, des fléaux, des tremblements de terre… En quelques années seulement, les gens en étaient arrivés à leur imputer tout malheur. Cependant… qui étaient-ils réellement ?

Je jetai un coup d’œil en coin à Jiyari. Si seulement ce type pouvait se rappeler quelque chose… En grande partie, je l’avais laissé nous accompagner dans cet espoir. Cependant, je me sentais mal à l’aise à l’idée d’introduire dans la Maison des Ragasakis pas seulement un mais deux Pixies.

Je devais avertir quelqu’un, me dis-je. Quelqu’un devait le savoir. Livon ? Naylah ? Sirih, Sanaytay ? Je ne voulais leur imposer aucune responsabilité. Non, le plus logique était de le dire à Zélif, la leader des Ragasakis.

Ou bien de prendre une décision abrupte et de quitter la confrérie. Je ne voulais pas le faire. Pour une fois dans ma vie, j’avais trouvé un endroit où je ne me sentais pas comme un étranger, où il y avait des gens dont l’avenir ne m’était pas indifférent, où je pouvais me sentir chez moi. Et aussi… où je n’étais pas un simple instrument qui s’entraînait sans cesse pour être plus fort ni un simple spectre qui fuyait sans savoir quoi. Je devais aux Ragasakis de nous avoir donné un grand foyer à ma sœur et à moi et je désirais à tout prix leur rendre la pareille. Et c’était précisément pour cette raison que je devais résoudre mes problèmes le plus tôt possible.

Pour cela, je ne voyais pas de meilleure solution que de retourner à Taey. Si je craignais que Kala reprenne le contrôle sur mon corps, ce que je pouvais faire de mieux était de demander conseil à un bréjiste. Et la meilleure bréjiste que je connaissais était ma mère.

— « Eh, » dit soudain Saoko rompant le silence. Cela faisait peut-être une heure que nous voyagions et montions un interminable tunnel. « Ce jeu… la bataille rocale. On y joue comment ? »

Je le regardai avec une vive curiosité. C’était la première fois que le drow aux cheveux en brosse montrait de l’intérêt pour quelque chose. Je me baissai pour sortir de mon sac le petit tablier de jeu.

— « Ne t’attends pas à quelque chose de très compliqué, » lui dis-je. « C’est un simple divertissement. Le vrai jeu ne l’est pas autant, mais pour y jouer il faut être destructeur. »

— « Mm. Il me semble bien qu’une fois, Lustogan avait mentionné quelque chose au sujet d’un jeu de destructeurs, » médita Saoko. « En quoi consiste-t-il ? »

— « C’est simple, » souris-je. « Il y a un assortiment de pierres avec divers composants, certaines faciles à rompre, d’autres presque indestructibles. Dans le jeu réel, le destructeur les brise en vrai. Selon la difficulté des pierres, soit on les réduit en poussière, soit on les coupe en deux… généralement, c’est à qui sera le plus rapide. Parfois, les pierres sont si complexes que le jeu dure des heures entières. »

— « Toi, tu y as déjà joué ? » s’intéressa Jiyari sur ma droite.

J’acquiesçai.

— « Mm. C’est un des tests que j’ai passés pour obtenir le diplôme de destructeur à Dagovil. J’ai joué contre dix adversaires et j’ai été reçu. »

Et je leur ai flanqué une raclée, ajoutai-je mentalement avec un sourire intérieur goguenard.

— « Mais, » repris-je, « le jeu que Yanika et moi avons inventé n’a rien à voir même s’il porte le même nom. Ça se joue avec des dés et, les pièces, on dit que c’est des roches. C’est simple, mais ça nous aidera à passer le temps. Je vais vous apprendre les règles. »

Nous ne tardâmes pas à commencer une partie, Jiyari et Saoko comme adversaires, moi, comme arbitre. Après avoir écarté une roche « détruite » dans la zone de Saoko, je dis :

— « Maintenant que j’y pense, Saoko, tu t’es bien débrouillé durant la partie d’Erlun contre le Maître-Joueur. Où as-tu appris à jouer ? Ce n’est pas Lust qui a pu t’apprendre : mon frère n’a aucun intérêt pour ce jeu. »

— « Ce n’est pas lui, » répliqua le drow, concentré. « Je jouais souvent dans la Souricière. »

En Brassarie, compris-je. L’Erlun parvenait donc jusqu’à des régions aussi isolées que celles-ci. Je n’y avais pas pensé jusqu’alors, mais, si Saoko avait vécu dans cette zone durant toute sa vie, il devait probablement avoir là-bas des compagnons et de la famille.

— « Je comprends, » dis-je. « Dis… Ton foyer ne te manque pas ? »

Saoko me jeta un regard agacé.

— « Tu plaisantes ? Roche D, cinq, six en avant. »

Peut-être n’avait-il ni compagnons ni famille, rectifiai-je.

— « Roche détruite, » dis-je, ôtant la petite pierre du tablier de jeu du côté de Jiyari. Il n’en restait plus que trois. « Tu as une sacrée chance. »

— « Ce n’est pas de la chance, » dit Saoko d’une voix neutre. « Un bon guerrier ne remet jamais sa victoire aux mains de la chance. »

Je le regardai fixement.

— « Tu es bavard, aujourd’hui. Mais, désolé, ça reste de la chance. La chance pèse toujours dans la balance. C’est à toi, Jiyari. »

Je me tournai vers le blond et, quand je vis ses yeux attentifs et moqueurs posés sur moi, je fronçai les sourcils.

— « Et, à toi, qu’est-ce qu’il t’arrive ? »

Son sourire s’élargit, découvrant ses dents blanches.

— « J’étais en train de penser qu’autrefois, quand tu étais petit, et même pas si petit que ça… tu voulais toujours avoir le dernier mot. »

Je demeurai interdit. Et il ajouta, pensif :

— « Je crois. »

Ses paroles me firent frissonner. Quand j’étais petit… Voulait-il parler de l’enfance de Kala ? Me comparait-il à lui… ? Je grimaçai, chassai mes questions et soufflai.

— « Arrête tes bêtises. Concentre-toi sur le jeu, sinon tu vas te retrouver sans roches. »

— « Ouiii, oui, Grand Chamane, » répliqua Jiyari, amusé. « Roche E, huit. Une case à gauche. »

Je baissai les yeux sur le tablier. Mar-haï… et, moi, pourquoi avais-je cette constante impression que Jiyari m’était si familier ? Peut-être… peut-être que les souvenirs de Kala s’étaient déjà fondus avec les miens ?

* * *

Quand nous arrivâmes à Firassa, il était deux heures de l’après-midi, il faisait chaud et le fleuve Lur, tout comme la mer, étincelait sous le soleil. Après neuf jours dans les Souterrains, j’avais presque oublié combien les rayons du soleil pouvaient être chauds.

— « Comme j’ai envie de manger des gâteaux de Kali ! » s’écria Orih alors que nous montions la Colline des Cloches.

— « Ils sont si bons que ça ? » demanda Jiyari, intéressé.

Sans réserve, la mirole se mit à lui parler des grands exploits de notre Sirène cuisinière. Yanika, Saoko et moi les devançâmes, mais, en arrivant devant la maison de Shimaba, Orih se précipita la première, se frayant un passage, et elle poussa la porte, en annonçant :

— « Nous sommes de retour ! »

Dans la pièce, il n’y avait que Loy, passant le balai devant le comptoir. Ses yeux sourirent derrière ses lunettes.

— « Bienvenus à la maison. Comment s’est passé le voyage ? »

— « Très bien ! Donaportella est énorme ! Et la bibliothèque ! Tu aurais aimé, Loy : im-pre-ssio-nnan-te. Mais qu’est-ce qu’on est bien de nouveau chez soi ! » Orih l’embrassa bruyamment, trébucha avec le balai, Loy la retint avec un naturel né de l’habitude et, avec le même naturel, la mirole tournoya joyeusement sur elle-même en demandant : « Où sont les autres ? »

— « Aaah… » Le secrétaire de la confrérie s’appuya sur le balai. « Si vous saviez… C’est arrivé il y a quatre jours. Le dokohi que nous avons capturé s’est échappé de la prison. »

Je fronçai les sourcils. Le dokohi que Zélif avait laissé aux soins de la ville ?

— « Impossible, » se plaignit Orih, se rembrunissant. « Ceux d’Ishap avaient dit qu’il serait mieux gardé dans cette prison parce que c’étaient eux qui la surveillaient, et voilà qu’ils le laissent s’échapper ? »

— « Sont-ils partis à sa poursuite ? » demandai-je, saisi.

— « Eh bien… C’est Grinan d’Ishap qui avait nommé les gardes et il a promis qu’il capturerait le fugitif pour réparer son erreur. Il est parti avec quatre de ses compagnons vers les montagnes du nord, et Naylah et Livon les ont accompagnés. »

— « Il ne s’est pas enfui vers les Souterrains ? » m’étonnai-je.

— « Je suppose que ce doit être son objectif, » convint Loy. « Mais il a dû comprendre que prendre une caravane ne serait pas précisément discret. Peut-être qu’il connaît un autre chemin. C’est ce qu’a pensé Livon. »

Sans nul doute, il devait y avoir d’autres passages vers les Souterrains, mais aucun aussi sûr que celui qui reliait Firassa à Ambarlain. J’avais entendu dire que les montagnes du nord étaient pleines de surprises, de tunnels et de créatures. Ils étaient partis depuis quatre jours : cela ne valait même pas la peine d’essayer de les rejoindre.

— « En plus, d’après ce que j’ai cru comprendre, il n’était pas seul, » ajouta Loy.

Des alliés l’avaient donc aidé à s’échapper. Des dokohis ? Probablement.

— « Il n’y a que Livon et Nayou qui y sont allés ? » demanda Orih, inquiète.

— « Ouaip. Sirih et Sanaytay étaient parties en mission quand c’est arrivé et elles ne sont rentrées qu’hier. Et Yéren a beaucoup de travail dernièrement avec l’épidémie de grippe. Et Staykel est plongé dans ses expériences d’alchimie. Alors, finalement, il n’y a qu’eux deux qui y sont allés. »

— « Et Myriah, » murmura Orih. Et elle ajouta avec confiance : « Et Astéra. »

— « Ça fait toute la différence, » me gaussai-je.

— « Tchag est parti avec eux ? » demanda Yanika.

— « Ah… Ça, c’est un autre problème, » toussota Loy. « Livon me l’a laissé dans une caisse, mais… quelques heures plus tard, des membres du Conseil sont venus me dire qu’ils avaient des soupçons sur Tchag et… ils l’ont emmené. »

L’aura de Yanika se couvrit d’inquiétude et Loy s’empressa de dire :

— « Ne vous tracassez pas. Ils ont promis de ne prendre aucune décision à son sujet avant le retour de Zélif… »

— « Mais ils l’ont emmené, » se lamenta Orih. « Quel toupet. Juste quand Livon s’en va… Pourquoi les as-tu laissés faire ? »

Loy soupira et dit sur un ton raisonnable :

— « Ils avaient un ordre officiel. En plus, Tchag était transformé quand ils l’ont vu. Il avait les yeux blancs… Je pouvais difficilement leur expliquer comment cela se faisait que nous gardions un dokohi dans notre confrérie. Je leur ai dit qu’ils recevraient des explications le moment venu… »

— « Tout de même… » murmura Orih. « Quand Livon l’apprendra… »

— « Ne t’inquiète pas, » insista Loy. « Raconte-m’en davantage sur Donaportella. Et, au fait, vous ne m’avez pas encore présenté ce garçon aux cheveux blonds. Il ne voudrait pas rejoindre notre confrérie, par hasard ? »

Ses yeux s’étaient illuminés. C’était une des rares choses qui enthousiasmaient particulièrement le secrétaire des Ragasakis : les nouveaux membres. Jiyari cligna des yeux, sourit avec son sourire de séducteur et s’apprêta à parler, mais je le devançai :

— « Non. Jiyari ne veut pas rejoindre notre confrérie. »

— « Eh bien, lui, il n’a pas l’air si opposé, » intervint ma sœur.

Le faisait-elle exprès pour me contredire ? Je la regardai du coin de l’œil et soufflai de biais.

— « Jiyari ne veut pas nous rejoindre, » répétai-je. « Il veut être scribe de Kozéra. »

— « Euh… Si tu le dis, » toussota Jiyari à mi-voix.

— « Drey… » s’étonna Orih en plissant les yeux. « Diables, qu’est-ce que tu racontes ? »

Je sentis soudain ses yeux prendre la même couleur de feu vif qu’ils avaient pris durant le fameux dîner, quelques cycles plus tôt, et je souris nerveusement. Euh… elle n’allait tout de même pas se mettre en colère, n’est-ce pas ?

— « Oublie ça, » dis-je alors. Je n’allais pas réussir à maintenir Jiyari en dehors de la confrérie avec des arguments aussi ridicules. Je leur tournai le dos. « Je vais laisser mon sac à La Calandre. Je reviens tout de suite… »

— « Attends, Drey, » me coupa Loy et, retournant à son comptoir et posant le balai, il expliqua : « Maintenant que je m’en souviens, une lettre est arrivée pour toi, il y a quelques jours. Voyons… Ah. Tiens, la voilà. »

Elle venait de Taey. Je la pris et la mis dans ma poche.

— « Merci. Au fait, » ajoutai-je, m’arrêtant sur le seuil. « Zélif… Où est-elle ? »

— « Elle est allée à Trasta, » dit Loy. « Je crois que, durant son interrogatoire, le dokohi lui a dit quelque chose qui l’a intriguée. Elle est allée consulter un de ses amis de l’Académie. »

Je devrais donc attendre son retour pour lui parler. Je jetai un coup d’œil à Jiyari et haussai les épaules.

— « Zélif a-t-elle étudié à l’Académie de Trasta ? » demanda Yanika, impressionnée.

— « Non, mais elle connaît des gens là-bas, » répondit Loy. « Et la bibliothèque de Trasta est un véritable trésor. »

— « Mm ! Ça, ça reste à voir ! » répliqua Orih. « Celle de Donaportella… »

— « Jiyari, » dis-je tandis qu’ils continuaient à parler de bibliothèques. « Est-ce que je peux te parler un moment ? »

Je sortis en direction de l’auberge en compagnie de l’apprenti scribe. Saoko, bien sûr, nous suivit, mais de loin, devinant peut-être que j’avais besoin d’une certaine intimité.

— « Une belle ville, » dit Jiyari tout en marchant, après avoir vu passer un groupe de lavandières. « Curieusement, j’ai l’impression d’être passé par là dans l’autre vie. »

— « Dans l’autre vie ? » répétai-je. « Alors, pour toi, c’est comme si tu étais mort et avais ressuscité ? »

— « D’une certaine façon, » réfléchit Jiyari. « Mais, quand tu ne sais pas si tes souvenirs sont rêve ou réalité, tu arrives parfois à te demander si tout n’est pas un rêve. »

Ses yeux s’étaient posés sur une jeune elfe qui nettoyait une vitrine. Il lui adressa un sourire subtil, mais elle se contenta de froncer les sourcils et de lui tourner le dos. Avec une moue patiente, je demandai :

— « Alors… tu étais déjà venu à la Superficie ? »

— « Pas dans cette vie. »

— « Mmpf. Je vois. Dis-moi, Jiyari. Comment tes souvenirs se sont-ils retrouvés dans ce corps ? As-tu utilisé un cristal en forme de larme ? »

Jiyari haussa les sourcils, marqua un temps et afficha un léger sourire.

— « Je ne me rappelle pas. »

Je soupirai. C’était inutile. Quelles que soient les questions que je lui posais sur sa provenance ou sur les Pixies, il me répondait toujours par des délires vagues ou par un simple : je ne me rappelle pas.

— « Ne te décourage pas, » me dit-il alors. « Maintenant, nous sommes deux. Je suis sûr qu’en nous efforçant un peu, nous pourrons comprendre pourquoi nous sommes toujours là. »

Si tu t’efforçais un peu, toi aussi…

Jiyari s’arrêta, admirant le ciel.

— « Je crois… » dit-il, « que nous sommes là pour une raison. Quelque chose relatif à une balance, peut-être. »

— « Une balance ? » m’étonnai-je.

Ceci me rappela la guerre entre la Guilde de Dagovil et le Cercle de la Contre-Balance. Cela avait-il un rapport ? Je soupirai. Les énigmes trop vagues m’ennuyaient plus qu’autre chose. Je regardai le blond, en plissant les yeux.

— « Rien d’autre ? Tu n’as aucun souvenir de quand nous jouions ensemble, non plus ? »

Jiyari baissa les yeux vers moi, surpris.

— « Toi, tu t’en souviens ? »

Je fus brusquement frappé de m’être inclus dans ma question. À proprement parler, ce n’était pas moi qui avais joué avec l’antérieur Jiyari… C’était Kala. Je secouai la tête et Jiyari médita :

— « Peut-être que j’aimais les fleurs. Oui… je crois. C’est possible. Et peut-être les nuages. Enfin… ça, ce n’était peut-être pas moi. »

Ses yeux sombres s’étaient de nouveau perdus dans le ciel. Son manque d’assurance commençait à être préoccupant.

— « Rien d’autre ? » insistai-je.

Il y eut un silence. Et alors il secoua doucement la tête, un sourire au coin de la bouche.

— « Rien d’autre. »

Malgré son sourire, je devinai dans ses yeux un éclat de tristesse quand il répéta :

— « Rien d’autre. »

* * *

Ce n’est que lorsque je me couchai cette nuit-là que j’ouvris la lettre que m’avait envoyée Mère. Yanika lisait un livre d’histoire que lui avait prêté Loy, l’après-midi, sur la ville de Trasta. La lumière de la lanterne illuminait chaudement la chambre de l’auberge et on entendait les craquements du bois, une musique lointaine, ainsi que la douce rumeur des vagues de la mer.

Il flottait dans l’air une odeur d’huile de séolio. En sortant la lettre de ma poche, je repensai à la façon dont Orih avait réussi à tous nous conduire aux thermes cet après-midi-là. Y compris Kali. La Sirène des Ragasakis avait apporté à Yani et à Orih toute une collection de savons aux propriétés présumément merveilleuses pour la peau. Aussi, Yani avait parfumé toute la chambre rien qu’en entrant. Bah, que ce soit bon ou non pour la peau, cela ne sentait pas mauvais, reconnus-je.

Le sceau était bleu, avec les trois cercles de Sheyra et les divers motifs plus compliqués qui constituaient le symbole des Arunaeh. Je le brisai et dépliai la lettre. Il y avait trois feuilles. L’une était de Mère. Je déglutis quand je vis écrit un « REVIENS » qui occupait toute la surface du papier. La seconde feuille était de ma tante Sasali. L’écriture était plus réfléchie :

« Cher neveu. Je me réjouis que tu aies enfin donné de tes nouvelles à tes parents. Ta mère était très contente, mais elle est aussi très impatiente de te revoir. Je l’ai convaincue de ne pas t’envoyer plus d’une lettre et, comme tu peux t’en rendre compte dans celle-ci, son désir de te voir est grand. » Aussi grand que les lettres, pensai-je. « Tu dois te rappeler qu’au mois de Cerf, se tient la réunion annuelle du Clan. Ce sont des temps sombres et on espère que tous les membres répondront à l’appel. Ta présence est requise. Je joins un billet de voyage ouvert qui te paiera l’aller en passant par le téléphérique de Kozéra. Ce serait bien que tu arrives à l’île au moins un jour avant la réunion, le vingt-deux de ce mois. À bientôt, ta tante Sasali. »

Nous étions le six de Cerf. J’avais encore deux semaines pour décider si ma « présence requise » était nécessaire ou pas. Je relus la lettre. Ma tante ne faisait aucune allusion même implicite à Yanika. Maintenant que le Sceau avait cessé de fonctionner correctement de façon manifeste, ma sœur ne courait plus le risque que Mère essaye d’arranger son Datsu. Néanmoins… les Arunaeh étaient un clan de l’Équilibre, un clan de l’Esprit : le plus probable, c’était que les autres, tout comme Lustogan, ne considèrent pas non plus Yanika comme un membre de la famille. Une créature manquée capable de transmettre ses sentiments sans aucun contrôle ne pouvait pas faire partie d’un clan dont les piliers se basaient sur l’équilibre et le contrôle de soi.

Je bâillai, jetai un coup d’œil au billet de voyage et, finalement, je laissai le tout sur la table de nuit et croisai les mains derrière ma tête. Je contemplai le plafond chaudement éclairé, puis je me rendis compte que Yanika avait cessé de tourner les pages depuis un moment. Je la regardai… et je la vis profondément endormie, le livre tombé sur le nez. Je roulai les yeux, me levai pour le retirer et ramenai les couvertures sur elle. Le mouvement lui fit ouvrir à demi les paupières.

— « Frère… »

Je passai une main sur sa tête.

— « Doux rêves, Yani. La journée a été longue. »

— « Mm. Frère… »

— « Quoi, Yani ? »

— « Tchag… Tu crois qu’il va bien ? »

Je souris.

— « Il est probablement en train de faire des pirouettes dans son coffre. Quand Livon reviendra, nous le sortirons de là. »

— « Mm. Frère… »

— « Quoi, Yani ? » répétai-je.

Il y eut un silence. Alors, je sentis une aura chaude m’envelopper, comme une lumière dans l’obscurité. Était-ce du bonheur ? Sûrement, un bonheur à la fois intense et durable qui souhaitait être partagé et, bien qu’étant Arunaeh je ne puisse peut-être pas le percevoir complètement, il réjouit et allégea mon cœur. Je souris et écartai une tresse rose de son visage.

— « Doux rêves, princesse. »

Yanika répondit par un murmure et s’endormit placidement. Son aura s’atténua, mais elle continua à nous envelopper avec la tendresse d’une mère. Parfois, on aurait presque dit que celle-ci était un être à part. Un moment, je restai assis au bord de son lit, observant le phénomène comme je l’avais déjà observé des centaines de fois. Et comme d’autres fois, je me demandai ce qui, en elle, rebutait tant les Arunaeh. Assurément, son pouvoir était impressionnant et son caractère indomptable le rendait imprévisible ; cependant… ceci ne gommait pas les points positifs. Peut-être bien qu’elle les rebute parce qu’ils la craignent, pensai-je. Dans ce cas, voyager avec Yanika jusqu’à Taey pouvait être une mauvaise idée… mais je n’allais pas y aller sans elle. Ça, j’en étais bien sûr. Avec un demi-sourire déterminé, je me levai pour aller éteindre les lumières. Déjà enveloppé dans la couverture, les yeux fermés et sur le point de m’endormir, je murmurai mentalement :

Livon. Surtout, ne fais rien d’irréfléchi.