Accueil. Cycle de Dashvara, Tome 3: L’Oiseau Éternel

10 Cryptes et plans

Oui, peut-être que la mort existait, mais Dashvara remarqua rapidement que son bras lui faisait toujours mal et qu’en vérité, il était toujours vivant et bien vivant. Il eut besoin d’un peu plus de temps pour accepter le fait qu’il n’allait vraisemblablement pas mourir dans l’immédiat. Et d’un autre moment pour que s’efface le sourire incrédule qui illuminait son visage.

— Je suis vivant —murmura-t-il.

Il n’osait pas le dire trop fort, comme si la constatation pouvait cesser d’être vraie d’un instant à l’autre. C’est que les serpents rouges étaient aussi traîtres que les Essiméens et qui sait comment fonctionnait leur venin. Il savait qu’il était létal… et il savait aussi qu’il était très difficile d’obtenir ce venin. Il doutait qu’une simple steppienne vindicative ait pu s’en procurer. Quelqu’un devait le lui avoir donné ou vendu. Mais qui ? Il avait beau chercher un nom, Dashvara ne trouvait pas. Bon, en réalité, il lui en venait plusieurs à l’esprit, mais tous avaient de bonnes raisons de ne pas le tuer. Todakwa n’avait pas intérêt à refroidir sa relation avec Kuriag. Les Shalussis esclaves n’avaient pas intérêt à attirer la colère de Todakwa. À Dazbon, Lanamiag Korfu avait juré d’en finir avec les Xalyas pour venger la mort de son père, mais il était censé être retourné à Titiaka avec Fayrah et il doutait qu’il ose mettre en pratique quelque chose qui puisse peiner son épouse. En définitive, Dashvara fut incapable d’affirmer avec certitude lequel de ces trois groupes avait été le coupable : les Essiméens, les Shalussis ou les Titiakas.

Il secoua la tête et se leva. Cela ne servait à rien de retourner ça dans sa tête : le cas est qu’il était vivant et que la meurtrière avait raté son coup. Il se dirigea vers la porte et un sourire étira ses lèvres lorsqu’il imagina la tête que feraient ses frères quand il l’ouvrirait. Il tendit la main vers la poignée… et s’arrêta.

Une seconde, pensa-t-il. Il recula d’un pas et l’excitation l’envahit peu à peu alors qu’une idée absolument géniale s’épanouissait dans sa tête : et s’il faisait croire à Todakwa qu’il était mort ? Un mort était libre, il n’était l’esclave de personne, un mort, on le laissait en paix !

Retenant un éclat de rire, il s’écarta de la porte et commença à planifier. D’abord, il avait besoin de transmettre un message au capitaine sans que les Essiméens l’apprennent. Et, dans ces circonstances, il n’y avait pas de meilleur messager que Tahisran. Avec un peu de chance, il pointerait son nez pendant la nuit par une des meurtrières. L’ombre était curieuse par nature… et Dashvara paria que les Xalyas l’encourageraient pour qu’elle aille jeter un coup d’œil à l’intérieur de la tour. Si par chance il ne se trompait pas et si par chance les Essiméens respectaient le désir du seigneur des Xalyas de reposer en paix à la Plume jusqu’au matin… et si par chance cette crypte de Nabakaji existait réellement et qu’il puisse s’y cacher le temps de trouver un moyen de s’évader… alors, oui, peut-être que son plan fonctionnerait. Cependant, tant de « par chance » l’inquiéta un peu. Il avait l’impression d’empiler trop de pierres bancales.

Néanmoins, cela valait la peine d’essayer.

De la lumière passait encore à travers les étroites meurtrières, mais elle était de plus en plus faible et Dashvara en avait besoin pour chercher l’entrée de la crypte. Il espérait que les livres de Xalya ne mentaient pas… Il s’accroupit et sonda rapidement les mosaïques du sol et les statues du mur avant de tout examiner avec de plus en plus d’application. Comme la lumière déclinait sérieusement, il commença à tâtonner avec les mains, cherchant un trou qui puisse servir de serrure. Il en était là quand il entendit un souffle mental.

“Dash ?”

Envahi par le soulagement, Dashvara tourna la tête et murmura joyeusement :

— Salut, Tah.

Il aperçut l’ombre. Elle avançait pas à pas dans l’obscurité croissante, manifestement incrédule.

“Tu n’es pas mort ?”

Dashvara sourit tranquillement.

— Justement, si, je suis mort. Ou du moins c’est ce que nous allons faire croire aux Essiméens. Sinon, je suis relativement en forme à part cette maudite flèche au bras. Comment vont les Xalyas ?

Tahisran émit un son mental étouffé.

“Tu veux dire que tout ça, c’était du théâtre ? Que la flèche n’était pas empoisonnée ?”

Dashvara roula les yeux.

— Mais si. Elle l’était. Mais depuis quand le venin de serpent rouge peut tuer un seigneur de la steppe ? —Il sourit largement et répéta, plus sérieux— : Comment vont les Xalyas, Tah ?

L’ombre se racla la gorge et s’assit sur les mosaïques. Dashvara continuait à tâtonner le sol.

“Eh bien, comment veux-tu qu’ils soient”, soupira Tahisran. “Tristes.”

Dashvara acquiesça pour lui-même et l’ombre ajouta :

“Dis-moi, Dash. J’espère que tu ne vas pas me demander de ne pas leur dire que tu es vivant. Ce serait une canaillerie… Que fais-tu ?”, demanda-t-il, intrigué.

Dashvara se redressa, en soufflant.

— Je cherche la crypte. Kuriag a la clé. Elle est dorée, avec des signes dessinés… Si tu pouvais me l’apporter maintenant…

“En la lui volant ?”, répliqua Tahisran, réticent.

Dashvara fit une moue et regarda dans sa direction. Il hésita, puis se lança :

— Je vais t’expliquer le plan. Le tout est de convaincre Todakwa que je suis mort. Mon peuple demandera qu’on lui permette d’emmener mon cadavre jusqu’au pied du Mont Bakhia, comme le dicte la tradition… Bon, en réalité, il n’existe pas une telle tradition, mais Todakwa l’avalera : il sait que cette montagne est sacrée pour nous. Si Kuriag réussit à convaincre Todakwa pour qu’il laisse mon peuple m’accompagner, problème résolu : le cadavre est transporté, je me cache dans la crypte et, disons, trois jours après, quand mon peuple sera déjà loin d’Essimée, je m’évaderai de la tour sans que personne ne s’en rende compte.

Il acquiesça, convaincu et excité par l’idée. Tahisran s’agita et changea de place.

“Quel cadavre ?”, demanda-t-il.

Dashvara réalisa un geste vague.

— Qu’importe. On le construit, on ajoute un peu de viande faisandée, peu importe de quoi, et ça empestera autant qu’un véritable cadavre.

“Mmpf. Et, d’après toi, Todakwa n’exigera pas de te voir mort ?”

La question arracha à Dashvara une moue embarrassée.

— Ça peut mal tourner —admit-il—. Mais tout, dans cette vie, peut mal tourner. L’avantage, c’est que, si ça fonctionne, Kuriag s’en tirera assez bien et, moi, j’aurai plus de possibilités de sortir vivant. C’est-à-dire, mort mais vivant —observa-t-il, très amusé—. Mais pour mener à bout le plan… j’ai besoin de toi, Tah.

L’ombre ne répondit pas immédiatement. Après un instant, Dashvara perçut son sourire mental.

“Je suis content que tu sois vivant, Dash. Bien sûr que je vais t’aider. Je vais t’apporter cette clé. Mais il vaudra mieux que je dise tout à Kuriag…”

— Non —le coupa Dashvara—. Uniquement si tu n’arrives pas à trouver la clé… Tu comprends, Kuriag ne sait pas mentir. Todakwa verrait tout de suite qu’il y a quelque chose de bizarre. Raconte le plan au capitaine et à Sashava. Rien qu’à eux. Si le capitaine estime nécessaire de le dire aux autres, qu’il le fasse, mais… je ne crois pas que ce soit une bonne idée de le dire à… tous mes frères. Juste à quelques-uns pour qu’ils barrent la vue et dissimulent mon cadavre. Il s’agit de trouver une façon de convaincre sans laisser voir. Et de demander à Kuriag de faire respecter la tradition xalya : aucun étranger ne doit voir le visage du dernier seigneur de la steppe —prononça-t-il avec un petit sourire—. Pas tant que celui-ci est mort. Et si Todakwa insiste pour me voir avant le départ… je peux toujours jouer les cadavres un moment jusqu’à ce que…

Il interrompit d’un coup ses divagations quand sa main tomba sur un petit trou au pied de la statue de l’Oiseau Éternel. Il tâtonna et secoua la tête en marmonnant :

— Je n’y vois rien du tout, mais ça pourrait être l’entrée.

Il sentit une légère énergie à côté de lui. Tahisran s’était approché. Soudain, une lumière surgit, aussi ténue que les papillons de lumière qu’invoquait sa naâsga, et Dashvara put voir cinq doigts noirs la soutenir… Ravalant sa frayeur, il examina rapidement le trou. La lumière disparut.

“Mince”, grogna Tahisran. “Je n’ai jamais été très doué pour les harmonies.”

Dashvara sourit.

— Ça ne fait rien. Apporte la clé et nous verrons bien si elle rentre.

Sans répondre, Tahisran s’approcha davantage et commenta finalement :

“Je suis peut-être un mauvais harmonique, mais je suis un bon perceptiste. Et c’est curieux… Ce trou a une forme étrange.” Après un silence, il souffla mentalement. “Il y a un sortilège là-dedans. Un sortilège assez subtil. Et complexe.”

Dashvara arqua un sourcil. D’après Kuriag, la clé dorée était enchantée. Dans ce cas, il n’était pas étonnant que la serrure le soit aussi. Ce qui lui paraissait bizarre, c’est que les Anciens Rois aient utilisé des fermetures magiques, alors qu’ils aimaient si peu la magie…

Et que sais-tu réellement des Anciens Rois, Dash, toi qui ignorais même que c’étaient des démons. Les livres ne racontent pas forcément des vérités.

Il se lissa la barbe un moment et, enfin, il réagit.

— Alors, tu m’apportes cette clé, Tah ?

L’ombre émit un son amusé. L’énigme de cette serrure semblait l’avoir motivée.

“Je reviens tout de suite”, promit Tah.

Et il s’en fut. Dès qu’il fut parti, Dashvara regretta de ne pas lui avoir demandé d’apporter quelque instrument pour retirer la pointe de la flèche. Il n’avait jamais fait ça tout seul et il doutait qu’il puisse y arriver, mais… faire venir Tsu pouvait éveiller des soupçons.

En même temps, si tu perds tout ton sang ici, Dash, tu ne vas pas avoir besoin de feindre cette histoire de cadavre.

Il roula les yeux et, jetant un autre coup d’œil à sa blessure, il grimaça. Il n’avait même pas un couteau pour couper la manche imbibée de sang et pour retirer l’armure de cuir. Il essaya de la décoller de la peau… et renonça presque aussitôt. C’était inutile et cela ne faisait qu’empirer la douleur. Le temps que Tahisran revienne, il resta assis au pied de l’Oiseau Éternel, près de la serrure, étourdi, exaspéré et assoiffé. Son moral remonta un peu quand l’ombre lui posa la clé dorée dans la paume de la main.

— Merci, Tah —murmura-t-il—. Qu’est-ce que je ferais sans toi…

“Eh bien, tu serais probablement sorti de la tour et ils ne seraient pas tous en train de pleurer ta mort, maintenant”, lui répliqua Tahisran.

Dashvara déglutit. Fichtre. Tahisran avait raison, d’une certaine façon, mais… Sans répondre, il se redressa lourdement et, prenant la clé avec fermeté, il allait l’introduire dans la serrure quand Tahisran insista :

“Tu sais, Dash ? Les Xalyas montent la garde dehors… Et il est possible qu’ils s’étonnent que je ne sois pas encore sorti leur dire… si tu es mort ou non. Tu devrais les laisser entrer. Au moins Tsu. Tu es blessé. Ton plan ne fonctionnera pas si tu laisses une traînée de sang là où tu passes.”

Dashvara fronça les sourcils, réfléchit et acquiesça, fatigué. Une fois de plus, Tahisran avait raison.

— C’est bon —céda-t-il—. Parle au capitaine et laisse-le entrer avec Tsu.

Il perçut le sourire soulagé de Tahisran.

“J’y vole.”

Dashvara secoua la tête et rangea la clé. Plus vite qu’il ne s’y attendait, la porte de la tour s’ouvrit et plusieurs silhouettes entrèrent. Plus de deux, remarqua-t-il avec une certaine exaspération. Le capitaine venait le premier, une bougie allumée à la main. Miflin ferma la porte. Au total, une bonne douzaine était entrée. En percevant l’ombre sur sa droite, Dashvara marmonna dans un murmure :

— Pour la discrétion, bravo.

Tahisran émit un grognement innocent et moqueur. Alors, comme le capitaine avançait, en plissant les yeux, tentant de voir dans l’obscurité, Dashvara lança d’une voix d’outre-tombe :

— L’Oiseau Éternel de Nabakaji vous salue, Xalyas.

Il les vit se tendre et il s’esclaffa tout bas, en se levant.

— Quelqu’un a-t-il une outre ? Je meurs de soif, mes frères. Et, au fait, cette flèche, Tsu, si tu veux bien me l’enlever…

Les paroles de Dashvara générèrent des souffles, des commentaires, des malédictions et des bénédictions. Tsu fut rapidement à ses côtés et il le pria de s’allonger pour pouvoir le soigner. Il envoya Miflin chercher de l’eau, Arvara se vit assigner la tâche de maintenir Dashvara immobile quand le drow commencerait l’opération et, entretemps, le capitaine, accroupi à côté de lui, commentait :

— Tah nous a expliqué ton plan. Sincèrement, Dash, je ne crois pas que ça fonctionne. Todakwa est un Essiméen. Un magicien de la Mort. Qui sait, peut-être est-il même capable de savoir de loin que le cadavre que nous emmenons n’est pas le tien. Et nous éveillerions des soupçons tout de suite, tu connais bien ton peuple…

Tsu palpa le bras de Dashvara et celui-ci émit un grognement sourd, cessant d’écouter le capitaine. Diables, comme ça faisait mal. Quelqu’un lui tendit un ceinturon et il le mordit. L’opération se réalisa aussi silencieusement que possible. Pendant que Tsu bricolait son bras et emplissait des coupelles de sang, Dashvara tentait de centrer ses pensées sur autre chose. Son plan pour quitter Aralika sous la forme de cadavre lui paraissait de plus en plus farfelu et, en même temps, il n’en trouvait pas de meilleur. Envoyer son peuple sain et sauf au mont Bakhia sous la protection de Kuriag aurait été un coup de maître.

Comme il se sentait défaillir, il craignit de perdre conscience, il ôta avec effort le ceinturon de sa bouche et croassa :

— Capitaine…

Celui-ci était resté près de lui, soutenant son bras sain en guise d’appui. Son expression s’anima quand il entendit Dashvara.

— Oui, fils ?

Dashvara serra les dents, inspira et fit :

— Prends la clé que j’ai dans la poche. Et ouvre la porte de la crypte. Tahisran te montrera où elle est. Peut-être… qu’il y a quelque chose d’intéressant à l’intérieur.

Un éclair de douleur lui arracha un cri étouffé et il s’empressa de mordre de nouveau le ceinturon. Zorvun hocha la tête, le regardant avec stupéfaction.

— La crypte ? —murmura-t-il tout en fouillant dans sa poche—. La crypte de Nabakaji ?

Dashvara acquiesça en silence et le capitaine sortit la clé. À ce moment, Tsu dit d’une voix chargée de tension :

— Je vais te l’enlever, Dash. Lumon, tu peux le tenir aussi ? Tiens bon.

Dashvara souffla et laissa échapper le ceinturon. Il répondit d’une voix tendue et ironique à la fois :

— Qu’importe si je meurs. J’ai déjà ressuscité deux fois et on dit qu’il n’y a pas deux sans trois… —Suffoquant, il haleta, les yeux larmoyants et fébriles—. Oh, Lia-dir-la… Tu vas l’arracher ?

Il aperçut le regard sombre de Tsu. Le drow ramassa le ceinturon et le lui remit dans la bouche en répliquant :

— Arrête de parler, seigneur de la steppe.

Le seigneur de la steppe arrêta de parler. Et, lorsque Tsu commença à retirer la pointe de la flèche, son esprit s’envola comme un oiseau et cessa même de penser. L’obscurité l’écrasa.

* * *

Quand il recouvra sa conscience, il mit un temps interminable à chercher tout bonnement à se rappeler qui il était et où il était. Il se sentait très mal. Après avoir survécu à un des venins présumément les plus létaux, allait-il mourir à cause d’une maudite flèche dans le bras ? À moins que ce feu qui le rongeait maintenant ne soit un effet secondaire du venin qui, de toutes façons, aurait dû le tuer. Quoi qu’il en soit, Tsu était un grand médecin et Dashvara lui faisait confiance pour faire tout son possible afin que le seigneur de la steppe ne finisse pas dans la tombe.

Le temps passait et son esprit était toujours noyé et égaré comme s’il avait plongé dans une mer d’eau bouillante. Il savait qu’il était toujours dans la tour, qu’on l’avait installé sur une paillasse assez confortable et qu’il suffoquait de chaleur, malgré le froid qu’il devait faire dehors.

Il se rendait vaguement compte de ce qui se passait autour de lui, mais, quand il essayait de se rappeler, la réalité lui échappait, son mal de tête empirait et il oubliait rapidement tout ce qui l’entourait. Quand, enfin, il se réveilla avec les idées un peu plus lucides et qu’il s’agita, désorienté, sur sa paillasse, il faisait jour, mais il ne sut déterminer quel jour c’était. L’hiver entier aurait bien pu passer qu’il ne s’en serait pas aperçu.

Dès qu’il se redressa, Boron, installé à un pas à peine comme un veilleur silencieux, leva la tête et lui sourit. L’expression interrogatrice du Placide en disait plus long que sa langue. Dashvara lui répondit par une moue souriante et fatiguée.

— Je crois que je commence à revivre —assura-t-il.

De fait, son esprit n’était plus aussi embrouillé et son corps n’était plus brûlant de fièvre. Il était juste fatigué. Il jeta un simple coup d’œil à son bras bandé avant de promener un regard dans la salle de la tour. Elle était déserte, mais la porte, entrebâillée, laissait entrer le murmure tranquille de conversations. Il reconnut la voix légère de Makarva, ainsi que la voix plus profonde de stentor d’Orafe. Après s’être frotté les yeux, il demanda :

— Je suis là depuis combien de temps ?

— Trois jours —répondit Boron—. Hier, la fièvre est tombée et ça fait une demi-journée que tu dors. Tu as brûlé comme un feu de camp, mais Tsu dit que, maintenant, tu es hors de danger. Un peu d’eau ?

Dashvara accepta, puis se rallongea, pris de vertige.

— Ont-ils tiré la vérité à l’assassine ? —demanda-t-il au bout d’un moment.

Boron grimaça et hésita.

— Apparemment, elle n’a rien pu dire. Un Essiméen du palais nous a expliqué qu’on lui avait coupé la langue il y a quelques années pour rébellion. —Dashvara fronça le nez et le Placide ajouta avec un embarras évident— : Cette nuit-là… certains ont perdu leur sang-froid. Ils ont essayé d’entrer dans l’édifice où les Essiméens gardaient la meurtrière prisonnière… Il ne s’est rien passé de grave —assura-t-il aussitôt face aux yeux alarmés de Dashvara—. De toutes façons, à l’aube, les Essiméens eux-mêmes l’ont exécutée. —Il fit une pause et, mal à l’aise, il rectifia— : Disons plutôt qu’il ne s’est rien passé de très grave, en grande partie grâce au Titiaka qui s’est interposé.

Dashvara arqua un sourcil.

— Il s’est interposé ? —répéta-t-il, abasourdi—. Kuriag ?

Il blêmit rien que d’imaginer le jeune elfe barrant le passage à une bande de Xalyas furibonds.

— Il a utilisé un sortilège étrange —affirma Boron—. Moi, j’étais derrière et je n’ai rien senti, mais Miflin dit que ça avait à voir avec les marques qu’on nous a faites sur les bras. Il dit qu’ils sont restés un moment comme paralysés. À la fin, ils nous ont encerclés et on a dû mettre bas les armes. —Il haussa les épaules—. Je suppose que le Titiaka a évité qu’une tragédie n’arrive. Mais plus d’un est en colère contre lui après ce qu’il a fait. —Il secoua la tête—. En tout cas, ce n’est pas un mauvais type. Il est même venu ici pour aider Tsu à te soigner quand il a appris que tu étais toujours en vie. —Il soupira— : Si seulement nous pouvions sortir de cette ville…

Il se tut, comme s’il était exténué d’avoir autant parlé d’une traite. Dashvara demeura méditatif, à la fois soulagé que rien de désastreux ne soit arrivé durant son délire et exaspéré par la fatigue qui l’empêchait de se concentrer sur quoi que ce soit de très compliqué.

— Et la crypte ? —demanda-t-il enfin.

Les yeux de Boron étincelèrent.

— Nous l’avons ouverte. —Sous les yeux avides de Dashvara, il baissa la voix et dit avec une excitation inhabituelle— : Elle est pleine d’armes, Dash. Le capitaine a dit que nous n’y touchions pas pour le moment… Mais j’ai pu les voir. Elles sont vieilles, mais elles sont en bon état. Toutes ont appartenu aux Anciens Rois.

Dashvara sourit, mais son sourire s’évanouit peu à peu. Bon, d’accord, ils avaient des armes. Mais ses frères en avaient déjà. Et armer les jeunes xalyas esclaves d’Aralika pour s’ouvrir une voie au milieu des soldats essiméens, ç’aurait été les condamner à mort. Définitivement, ils avaient besoin d’un plan bien élaboré pour sortir de cette situation. À moins que Kuriag n’ait renégocié avec Todakwa. Dans ce cas… démons, dans ce cas, il était prêt à remettre les sabres au Légitime et le faire seigneur des Xalyas. Et plus encore. Comme devinant ses pensées, Boron ajouta à voix basse :

— Et il y a une autre bonne nouvelle. Dans cette crypte, il y a un tunnel qui s’ouvre avec la même clé magique. C’est Tah qui l’a trouvé.

— Un tunnel ? —répéta Dashvara, saisi.

— Ouaip. C’est un tunnel un peu étroit, mais on peut passer. D’après Tah, il débouche dans une maison essiméenne, aux abords d’Aralika. Le capitaine dit que ça pourrait peut-être nous être utile.

Et même sacrément utile, pensa Dashvara, enjoué. Bon, il aurait été préférable que le tunnel débouche encore plus loin, mais… quoi qu’il en soit, cela pouvait leur donner l’avantage de la surprise. Boron sourit et se leva.

— Tsu a dit que je l’avertisse quand tu te réveillerais. Je reviens tout de suite.

Dashvara acquiesça et, depuis sa paillasse, il vit le Placide s’éloigner d’une démarche silencieuse vers la sortie. Il ferma les yeux, les rouvrit, tenta de lutter contre la fatigue et… n’y parvint pas. Sans presque s’en rendre compte, il plongea dans un profond sommeil réparateur. Il eut un de ces rêves plaisants qu’il faisait régulièrement autrefois : il était assis sur l’herbe clairsemée de Xalya, accompagné de Lusombre et de Soleil-Levant et, le cœur gonflé de paix, il parlait à ses chevaux avec douceur, sous l’immense ciel steppien…

Il se réveilla en entendant un tumulte croissant au-dehors. Une seule lanterne posée sur la statue de l’Oiseau Éternel éclairait doucement l’intérieur de la tour. Il faisait nuit. La porte était entrebâillée et il perçut juste à temps la silhouette de Lumon alors que celui-ci sortait, peut-être pour chercher à savoir quelle était la raison de tout ce tapage. Et, de fait, quelle pouvait bien en être la raison ?

Les sourcils froncés, intrigué, Dashvara voulut se redresser quand, sans le vouloir, il bougea le bras droit et une douleur aigüe le laissa paralysé durant quelques secondes. Oh, diables… La capitaine avait peut-être raison quand il disait qu’il avait vécu des choses bien pires, mais… diables, ça n’en faisait pas moins mal. Il souffla, reprenant haleine. Avec un certain effort, il réussit à s’asseoir, prit un broc de lait de sa main gauche et but de longues gorgées avant de s’intéresser à l’assiette pleine de légumes étranges qu’on avait laissée à côté. Sans doute était-ce la nourriture typique d’Essimée ? En tout cas, il lui trouva un goût du diable. Il mâchait, hésitant à cracher ou non, quand, remarquant que le tapage augmentait, il délaissa avec soulagement son repas afin d’assouvir sa curiosité… Cependant, à peine entreprit-il de se lever, une tête chauve apparut par la porte. C’était Miflin. Le Poète écarquilla les yeux quand il le vit assis sur sa paillasse et sourit largement avant de s’écrier :

— Dash ! Tu es réveillé ! —Il entra en lançant joyeusement— : Devine ce qui s’est passé.

Dashvara le regarda, intrigué. Il hasarda, moqueur :

— Un nadre rouge a englouti Todakwa.

Miflin s’esclaffa.

— Si seulement ça pouvait être vrai. Non. Apparemment, les peuples de Nanda et Lifdor se sont soulevés. Je parie mes cheveux que Zéfrek est derrière tout ça.

Dashvara cligna des yeux, abasourdi. Les Shalussis s’étaient soulevés ?

— Liadirlá, sérieusement ?

Miflin sourit de toutes ses dents, mais c’est Makarva qui répondit, entrant en trombe.

— Si sérieusement que les Essiméens sont sur le pied de guerre ! —Il sourit—. Comment va le Roi de l’Oiseau Éternel ?

Dashvara haussa les épaules.

— Vivant et la tête enfin plus ou moins claire. Qu’est-ce qu’il s’est passé exactement ?

Miflin expliqua d’un trait :

— Tsu et le Titiaka ont pris soin de toi, tu as ressuscité et, maintenant, Todakwa n’ose plus poser la main sur toi, parce que tous pensent que Skâra t’a béni. N’est-ce pas merveilleux ?

Dashvara attendait plutôt des explications sur les Shalussis, mais la réponse du Poète lui arracha une moue de stupéfaction. Skâra l’avait béni ? Vraiment ? Makarva raisonna :

— Je dirais plutôt que c’est l’Oiseau Éternel de cette tour qui t’a protégé.

— Oui, c’est ça —se moqua Miflin—. L’Oiseau Éternel ne fait pas de miracles, Mak.

— Non —concéda celui-ci—, mais on dit que seuls les Anciens Rois étaient capables de survivre au venin de serpent rouge. Et Dashvara a survécu. C’est comme si l’Oiseau Éternel de la Tour l’avait adopté. Je ne suis pas le seul à le dire.

Miflin jeta un regard moqueur à Dashvara.

— Mak pense que tu es divin, Dash.

Makarva lui donna une bourrade fraternelle en protestant :

— Et alors ! Si je le pense…

— Divin ou pas —intervint Dashvara, amusé—, je ne crois pas que la situation plaise beaucoup à Todakwa. D’un côté Zéfrek, de l’autre les Xalyas…

Et peut-être Raxifar d’Akinoa, ajouta-t-il mentalement. Miflin approuva avec une joie triomphale :

— Il doit être rouge de colère !

Dashvara acquiesça avec un sourire torve.

— Tout cela commence à prendre une bonne tournure —admit-il—. Mais ne vous y fiez pas, mes frères. Les Essiméens nous ont déjà montré leur traîtrise. Et nous sommes toujours piégés dans leur royaume.

Makarva et Miflin acquiescèrent, et le premier assura :

— Ne t’inquiète pas : nous dormons comme les chats. En plus, maintenant que tu as été béni par Skâra, ils ne vont pas oser nous toucher.

Dashvara prit un air sceptique, Miflin donna un coup de coude à Makarva et il ouvrait la bouche pour lancer quelque pique quand Tsu apparut par la porte. Un instant, le drow montra un brin d’exaspération, comme s’il était mécontent que les deux jeunes Xalyas parlent avec son patient, mais il reprit alors une mine inexpressive et tranquille et s’approcha en disant :

— Je vais changer ton bandage. Je vois que tu n’as pas encore tout mangé —observa-t-il en fronçant les sourcils—. Tu devrais terminer. Ce sont des ogroyes qui viennent de Titiaka même. Elles sont délicieuses.

— Des ogroyes —répéta Dashvara dans un murmure étouffé. Depuis quand mangeait-on des ogroyes dans la steppe ?—. Ça a quelque chose à voir avec les ogres ? Non, parce qu’elles ont un goût du diab… A-a-ïe —inspira-t-il d’un coup en foudroyant son bras des yeux.

— Essaie de ne pas bouger le bras, tu veux bien ? —grommela le drow sur un ton sec—. Il a besoin de repos absolu pendant au moins deux semaines. Je ne plaisante pas. Attends, je vais apporter de l’eau bouillante. Une infusion te fera du bien.

— Je l’apporte —intervint Miflin.

Dashvara soupira doucement. Deux semaines. Visiblement, il allait avoir le médecin derrière lui plus longtemps que la dernière fois qu’il avait ressuscité. Il perçut le sourire moqueur de Makarva et roula les yeux. Qu’y faire…

— Ayshat, Tsu —prononça-t-il.

Le drow, déjà penché près de lui, le regarda de ses yeux rougeâtres, arqua un sourcil, haussa les épaules, l’air de dire qu’il n’y avait pas besoin de dire merci et il s’apprêta à lui enlever le bandage. Dashvara sourit intérieurement. Skâra, et puis quoi encore, pensa-t-il. S’il fallait bénir quelqu’un, ce n’était pas lui : c’était le drow.

* * *

Les trois jours suivants, Dashvara ne sortit pas de la tour sous l’ordre exprès de Tsu… et du capitaine. Zorvun avait-il deviné que Kuriag n’était peut-être pas la cible de cet assassinat ? Qui sait. En tout cas, tant que Dashvara était dans la tour, « protégé » par l’Oiseau Éternel et par Skâra, les Xalyas avaient une raison sacrée pour empêcher les Essiméens d’y entrer et, par conséquent, de garder à leur portée les armes de la crypte.

De sorte que Dashvara jouait les malades obéissants et passait de longues heures en haut de la tour, à contempler la steppe. Il regardait vers le nord-est, non vers Xalya, mais vers la terre des Honyrs. Vers sa naâsga. Par moments, il croyait presque voir ses yeux noirs se dessiner magiquement devant lui. Mais, la plupart du temps, ce qu’il voyait, c’étaient les maisons d’Aralika, les jardins potagers et les bandes de chevaux et troupeaux de moutons, peut-être gardés par quelque enfant xalya. Le fleuve Fadul, bordé d’arbustes et de pierres, serpentait avec ses eaux claires et scintillantes depuis le nord-est. Et au-delà du fleuve, à mi-chemin entre Essimée et Xalya, s’étendait un océan d’arbustes de couleur rose et blanche. Les Xalyas l’appelaient la Prairie de la Mort, parce que, quatre décennies plus tôt, ils avaient gagné là une bataille sanglante contre les Akinoas. Bon… gagné, c’était une façon de parler, car ils avaient perdu en ce lieu plus d’hommes que durant toutes les décennies suivantes. Ça oui, ils avaient réussi à sauver le donjon Nayul des griffes sauvages… pour que celui-ci tombe finalement cinq ans plus tard dans une nouvelle bataille qui s’était achevée en défaite pour les fils de l’Oiseau Éternel. On disait que, depuis lors, dans la Prairie, les arbustes roses saignaient du sang frère et que les blancs criaient vengeance…

Tant de morts absurdes.

En silence, Dashvara s’appuya sur sa chaise et leva le regard vers un ciel complètement bleu.

— Tant de morts absurdes —répéta-t-il tout bas. Et finalement pourquoi ? Pour que les Essiméens finissent par dominer la steppe avec l’appui d’une fédération étrangère qui vivait à des milles de là. Y avait-il une réalité plus absurde ?

Le bruit de pas dans l’escalier interrompit ses pensées. Il baissa les yeux, entendit une respiration haletante et vit bientôt apparaître le visage du capitaine, rouge de l’effort. À peine arrivé, il souffla :

— Diables, Dash… Un de ces jours, tu me tueras. —Il expira, reprenant haleine face au regard amusé de Dashvara, et annonça— : J’apporte des nouvelles.

Dashvara se leva, indiquant la chaise de la main gauche :

— Priorité aux vieux, capitaine.

Celui-ci roula les yeux et, ignorant l’invitation, il déclara :

— Les Shalussis ont pris le contrôle de leurs anciens villages et les Essiméens vont envoyer environ deux-cents guerriers pour les récupérer. Ça laisserait autant d’Essiméens prêts à défendre Aralika. C’est une bonne occasion pour quitter cette ville tous ensemble —affirma-t-il—. Si nous parvenons à nous éloigner suffisamment, ils n’oseront pas nous suivre.

Dashvara acquiesça, excité par la perspective.

— Quand est-ce que ces deux-cents vont partir ?

— Demain —répondit le capitaine—. Ils n’arriveront probablement pas à Lamasta avant le jour suivant… Nous pouvons partir durant cette nuit-là et longer le fleuve. S’ils font demi-tour pour nous arrêter… on serait dans le pétrin —admit-il—. Mais ça n’aurait pas de sens de faire demi-tour et de laisser plus de temps aux Shalussis pour s’organiser. Il ne s’agit pas d’un soulèvement anodin —assura-t-il—. Zéfrek sait ce qu’il fait. Je ne sais pas comment il s’est débrouillé, mais, apparemment, il a armé ses gens jusqu’aux dents. D’après Garag, les Dazboniens ont dû leur vendre des armes à bas prix. Ce Fédéré n’a pas arrêté de cracher son venin contre les Républicains durant tout le repas. Il dit même qu’il enverra des mercenaires ryscodranais qu’il a à Ergaïka pour aider les Essiméens à écraser la rébellion… —Il secoua la tête avec une grimace de dégoût—. Je n’aime pas du tout ce diplomate.

— Les Xalyas sont-ils déjà au courant ? —demanda Dashvara.

— Pas des détails. Je les mettrai au courant. Mais je te rappelle que tu es toujours le seigneur, fils. C’est toi qui dois donner les ordres.

Dashvara arqua un sourcil moqueur.

— À vos ordres, capitaine. Ton plan me plaît bien. Même si je continue à penser que celui du cadavre n’était pas si mauvais. —Il sourit largement et, reprenant son sérieux, il demanda— : Qu’est-ce qu’on fait avec les armes de la crypte ?

Le capitaine fit une moue.

— Je propose de les sortir par le tunnel et de les cacher dans nos sacoches. Je ne crois pas que ce soit une bonne idée de les donner à ces garçons si tôt. Certains, je les ai instruits un peu en Xalya et ils connaissent les rudiments… mais ceux qui ont moins de quatorze ans, je ne leur laisserais pas un sabre entre les mains à moins que cela ne soit absolument nécessaire.

— Sans aucun doute —approuva Dashvara.

Il se gratta nerveusement le cou, trop conscient que cette fuite pouvait se terminer en un véritable bain de sang. S’ils utilisaient le tunnel pour tous passer, ils pourraient arriver aux abords de la ville sans que personne ne les voie. L’inconvénient, c’était qu’ils allaient avoir besoin d’au moins une heure pour tous passer, sinon plus, et ils couraient le risque d’être surpris par les Essiméens groupés à un même endroit et d’être tués comme des chiens. Ou d’être surpris par l’aube trop tôt.

Il secoua la tête.

— Et ton gendre ? —demanda-t-il.

— Bah —soupira le capitaine. Il se laissa tomber sur la chaise en disant— : Le garçon n’est pas bête, mais il est plus perdu qu’un chiot. Heureusement qu’il a décidé de voyager dans la steppe avant de retourner à Titiaka, sinon ces citoyens n’auraient fait de lui qu’une bouchée depuis le début.

Dashvara souffla, méditatif. Il n’avait pas encore parlé de la crypte au Légitime. Lui, il avait pu la visiter la veille, empruntant de nouveau la clé dorée sous prétexte qu’il « cherchait l’entrée de la crypte de Nabakaji ». Kuriag et Asmoan, d’après Tah, ne soupçonnaient pas qu’il l’avait déjà trouvée depuis une semaine. Et, jusqu’à présent, il avait mieux valu ainsi. Cependant… n’avait-il pas promis à Kuriag Dikaksunora de l’informer de toutes ses décisions dans la mesure du possible ?

Eh bien, vas-y, dis-le-lui, Dash, se moqua-t-il. Dis-lui que tu as l’intention de partir avec ton peuple par un tunnel dissimulé sous la Plume. Il restera sans savoir quoi faire, il sera anxieux et, en tout cas, les Essiméens le prendront pour un idiot complet d’avoir perdu si vite ses deux-cents Xalyas tout nouvellement acquis.

De fait, à ce qu’il savait, Kuriag avait finalement réussi à acquérir les Xalyas d’Essimée en échange de la promesse de leur dénier le droit de s’installer dans la steppe comme un peuple libre. La condition était révoltante, mais Dashvara comprenait que c’était la meilleure qu’avait pu trouver le jeune elfe pour, du moins, soustraire son peuple au pouvoir de Todakwa. Et il espérait bien que, Kuriag étant présent, les Essiméens y réfléchiraient à deux fois avant de se ruer sur ses nouveaux esclaves.

Quoi qu’il en soit, tu le lui as promis, Dash. Tu as promis de l’informer.

Et, après tout ce qu’il avait fait, il méritait mille fois d’être informé. Son Oiseau Éternel le poussait donc à parler à Kuriag Dikaksunora. Il devait lui parler de la crypte et la lui montrer… peut-être une fois qu’ils auraient caché les armes ? Alors, il ne lui resterait plus grand-chose à voir. Mis à part les tas désordonnés de sabres, lances et boucliers et mis à part le tunnel caché, la crypte lui avait paru tout ce qu’il y a de plus ordinaire : c’était une simple salle rectangulaire avec un cercueil de pierre au milieu. Personne n’avait osé toucher le couvercle, pas même Dashvara, même si celui-ci avait consumé une bougie entière à examiner les écrits gravés dessus en ancien oy’vat. La plupart étaient des maximes que Maloven lui avait répétées à satiété durant son enfance, mais pas toutes. Une phrase l’avait particulièrement marqué ; elle disait :

« Mort à l’homme qui entraîne ses frères vers une mort certaine. »

Ces paroles lui avaient ôté plusieurs heures de sommeil et continuaient encore de le tourmenter. C’est que, chaque fois qu’il se les rappelait, il ne pouvait s’empêcher de penser à son seigneur père et se souvenait comment celui-ci avait envoyé son peuple à la mort. Mais, en même temps, se moqua-t-il, au moment de la chute de Xalya, n’était-il pas lui-même convaincu que Vifkan de Xalya avait fait ce qu’il fallait, qu’il avait suivi son Oiseau Éternel en luttant jusqu’à la mort et qu’il avait par contre condamné son fils à une vie honteuse en le forçant à fuir ?

Comme ces temps étaient loin à présent et, pourtant, il en gardait une image si vive dans son esprit… Après un silence, il remarqua le regard curieux du capitaine et secoua la tête en soufflant.

— Des inquiétudes de philosophe —expliqua-t-il.

Il se tourna et s’appuya sur le bord de la tour, regardant cette fois-ci vers le sud-est et les terres shalussis. Il lui sembla voir des colonnes de fumée s’élever au loin derrière les collines. Des maisons en feu ? Probablement. Il hésita avant de se décider à demander :

— Tu crois que notre Dahars est toujours le même qu’autrefois, capitaine ?

Il attendit avec impatience et appréhension la réponse de Zorvun. Il l’entendit se lever de la chaise, s’approcher et s’appuyer à son tour sur le créneau. Le capitaine contempla avec lui les colonnes de fumée avant de répondre enfin :

— À Titiaka, si tu te souviens, tu as répété des paroles de Maloven. « L’important, ce ne sont pas les plumes, mais la force qui les soutient. » —Dashvara esquissa un sourire, en se souvenant, et le capitaine conclut— : Peut-être que les plumes ont un peu changé… assurément, celles de tous ont changé et c’est naturel. Mais la force, elle, n’a pas changé, Dashvara. Elle est toujours la même.

Dashvara le crut et acquiesça, soulagé. Zorvun ajouta d’une voix plus légère :

— Tu devrais descendre. Un vrai repas te fera du bien, sans tous ces plats bizarres que te donne Tsu. À force d’avoir la tête dans les nuages, tu penses comme un shaard. Et ce n’est pas pratique de devoir monter tous ces escaliers pour aller rendre visite au Roi Immortel.

Dashvara roula les yeux et s’écarta du créneau en soupirant :

— Tu as raison. Ma tête est ma perdition. Si je pouvais la changer, je la changerais pour celle de Maef. Lui, au moins, il a toujours les idées claires.

— Trop, je dirais —souffla le capitaine, amusé.

Comme ils se dirigeaient vers les escaliers, Dashvara affirma :

— Je parlerai à Kuriag. Il faut le prévenir que nous partons.

Le capitaine grimaça, hésita et finit par admettre :

— Je crois qu’il s’en doute. —Sous le regard surpris de Dashvara, il expliqua brièvement— : Ma fille. Elle lit dans mes pensées comme un livre ouvert.

Dashvara sourit.

— Raison de plus pour aller lui parler alors. Il ne faudrait pas que notre maître prenne la mouche. Peut-être qu’il voudra même venir avec nous —ajouta-t-il, très amusé.

Le capitaine acquiesça, un éclat songeur dans les yeux.

— Si seulement cela pouvait être vrai ! Je le traiterais comme un fils.

Et ainsi, avec une tranquillité à moitié feinte, l’un pensant peut-être à l’avenir de sa fille, l’autre à celui de son peuple, les deux Xalyas amorcèrent la descente de la tour des Anciens Rois.