Accueil. Au cœur de l'ombre

Le retour

Le hibou est un sale animal. Il ulule comme la chouette et puis il empêche de dormir. Je me demande si c’est pas un poète un peu trop productif qui l’a engendré, cet oiseau. Couvert de plumes. Et ça, ce n’est pas Imed qui me l’a dit, c’est moi-même qui l’ai vu. Il y en avait un, à la maison de Lertasg, quand j’étais petit. Un animal aux grands yeux jaune pâle. Un regard de fou. Et puis la tête qui tourne. Je faisais des cauchemars, étant petit. Kérada imitait le cri de l’oiseau, pour me faire peur. Et puis Norin la faisait taire, parce qu’il a toujours été assez autoritaire, mon frère aîné. Enfin, je dis toujours, mais ça fait un bon bout de temps que je ne le vois pas, hé.

Yézo se retourna sous ses couvertures. Il faisait un froid de canard. Vraiment, je ne sais pas pourquoi on met les canards dans l’affaire. Après tout, les canards s’en vont quand il fait froid. Ils ne connaissent donc pas le vrai froid. Des lâches, des poules mouillées, pas plus que ça. Par contre, les poules, elles restent, elles. Aucun sens, toutes ces expressions.

Son oncle dormait à côté, enveloppé lui aussi dans ses couvertures. Il ne ronflait pas. Yézo n’avait jamais dormi si près de son oncle et il ignorait s’il lui arrivait de ronfler. En été, il dormait dans une chambre au rez-de-chaussée, à côté des jardins. Il partageait la chambre avec Imed, bien sûr ; il s’occupait toujours de lui, celui-là. Maintenant, il n’y a plus d’Imed à côté. Ni de Kouaros, ni de Melrès ni… ni rien de rien, hormis oncle Pajé. Le sans-cœur sans rancœur a brisé des cœurs à contrecœur ou de bon cœur. Il y en a tellement de cœurs, de nos jours. Le cœur vainqueur est le cœur des braqueurs. Les bras qui enlèvent les cœurs. Je ne vais pas pouvoir dormir si je continue à penser aux cœurs. Quel était le son ? Le ke. Yézo positionna sa langue dans la gorge pour prononcer le phonème. Ah, occlusif. Et vélaire, oui, oui. Et puis ça vibre, donc sonore. Le professeur Sterkaros aimait bien cette matière, la linguistique. Je ne le reverrai pas. Plus d’exercice physique. Ouf.

Le bruit des feuilles, ça réveille et ça empêche de dormir. Comme le hibou. La nuit dans la forêt, ça fait du bruit. Scandaleuse nuit. Je suis furieux contre mon oncle, mais il ne faut plus, maintenant, ça ne sert à rien. J’aurais dû rester à l’école, c’était folie que de sortir comme ça, en plein mois du Voyage. Je ne pourrai plus revenir avec les neiges qui viennent. Et puis bon, la vie est la vie. À quoi bon passer des examens si ma famille a des problèmes urgents. Je ne vois pas en quoi je peux être utile, mais c’est la moindre des choses. J’ai hâte de revoir Rayéva, et puis Norin et Énel. Et Kérada, bien sûr, elle doit avoir beaucoup changé, peut-être sera-t-elle plus gentille avec son frérot aveugle, maintenant. Elle a l’âge d’Imed. Dix-neuf ans. De grandes personnes, maintenant. Je suis content qu’Imed soit resté, finalement. Il pourra terminer son année, et puis il aura un bon travail, même s’il décide de ne pas entrer dans le Dasay. Je ne vois vraiment pas Imed en train de prêcher les bonnes paroles. Il est bien trop terre à terre pour cela. Il aime plus travailler avec des résultats décisifs et bien concrets. Et puis il n’est pas fait pour la vie célibataire. Une belle femme dans son foyer, ça le rendra heureux. Une vie active et pleine de bonheur. C’est ça qu’il voudrait, Imed. Je le sais parce que je le connais depuis des années et des années. Les affaires des cieux sont réservées à des personnes plus patientes. Imed en a déjà marre des études. Plusieurs fois que je lui ai répété qu’il attende la fin de la dernière année, qu’il passe les examens, pour filer après et trouver un travail convenable. Il a pas l’esprit très ouvert, des fois, pour ce qui ne l’intéresse pas, Imed, et j’espère vraiment qu’il réussira les examens, quand même, il le mérite. Bon, et puis je ne m’inquiète pas pour Nimain, il les aura, et puis Mel aussi, je pense. Lethen, Celui Dont la Mémoire a Pris des Vacances Éternelles, n’aura pas de problèmes non plus, s’il ne dérape pas. Pess aura une bonne note en mathématiques, et puis tant qu’il ne s’endort pas en route, il pourra entrer au Bastion. Par contre, Kouaros, il devra se reprendre, mais il est vraiment intelligent, comme type, il peut le faire si d’un coup il s’intéresse à ce qu’on essaie de lui apprendre. C’est le problème avec les gens qui n’assimilent que ce qui les intéresse : ils ne sont pas dans les règles du bon élève. Enfin, Drenway par exemple, il assimile beaucoup, et il n’est pas considéré non plus comme un très bon élève, sauf en grammaire. On n’aime pas non plus les conteurs. Et puis Drenway n’en fait qu’à sa tête, aussi, il lit des choses que personne ne lui demande de savoir. Un type extraordinaire, Wéwé, et puis je l’aimais bien. Dommage qu’ils soient tous partis. Enfin, c’est moi qui suis parti, je me trompe dans les mouvements. Le professeur Moniro, qui nous fait un peu de connaissance de la nature, des fois, nous parle des forces d’attraction et de répulsion et tout et tout. Et puis on avait appris comment fonctionnait la boussole. C’était vraiment très utile, selon Moniro. Il disait que, si les expéditions dans les Glaces Éternelles avaient été réalisées avec, elles n’auraient pas subi autant de pertes. Je me rappelle l’histoire de cet homme qui avait été le seul à survivre et à revenir au sud des Ailés. Il était mort de froid, on disait qu’il pleurait des larmes glacées… Yézo frissonna. Un bûcheron l’avait retrouvé, ainsi, agenouillé au pied d’une montagne. Il ne cessait de répéter : « forêt de glace ». Une forêt de glace, peut-être, s’étendait au-delà, mais il valait mieux ne pas avoir l’esprit trop aventurier. Le bûcheron était un vétéran, il avait passé au moins trente hivers et il était plein d’espoir. Il était parti à la recherche des autres personnes de l’expédition, se disant qu’il restait peut-être des survivants. Il ne revint jamais. En Yézo résonnait encore la voix grave et impressionnante du professeur Moniro. Je me contente du froid de Nanvac. Il est assez puissant pour décimer les populations. Assez puissant pour congeler la chair. À Doléan-Bel, c’était pire. Il neigeait moins, mais le vent était vraiment mortel. Enfin, je ne savais pas au juste ce qui était le pire, mais je n’enviais pas les sudiens. Avec la chaleur, ils avaient le cerveau ramolli, et puis ils vivaient trop de vin et de plaisirs, ils ne travaillaient pas et leur cœur était sournois. Là, dans le nord, on est plus sincère, le cœur est plus dur et, en même temps, plus vivant. Le froid nous fait comprendre des choses. Kouaros a perdu une sœur, en quatrième année. Il avait dix ans, sa sœur six. La faim, a-t-il murmuré un jour, alors que personne ne lui avait rien demandé. Depuis ce jour, il avait compris certaines choses. La faim. Les autres, ils n’ont jamais connu ça. Je n’ai jamais connu ça. Mourir de faim, ça doit être horrible. Kouaros a dit un jour que ce n’était pas exactement la faim. Qu’elle était morte en mangeant une plante mauvaise. Le poison met fin aux douleurs terrestres. Les affamés mangent n’importe quoi. Yézo fut secoué par un frisson. Il fait vraiment froid, alors.

Il se blottit dans ses couvertures. Un bruit de gorge. C’est la jument. Allons donc, Labrune, rendors-toi. Moi aussi, je vais dormir, mais c’est le hibou, tu comprends, il me réveille en huant. Mauvaise âme, le hibou. Il ne part donc pas avec ses amis, les voleurs d’air ? Ah ! Dithyrambe pour sots.

Qui grimpera le plus haut,
La gazelle ou le pourceau ?
Le pourceau, car on en mange
Des Ailés jusqu’à l’Orage,
Il montera les montagnes,
Le roi fera des louanges,
Gardons le pourceau chez nous,
Comme les bois, les hibous.

J’ai vraiment très froid. Le vent s’infiltre à travers le paravent. Un vent du Voyage. Le premier vent du Voyage de cette année. Une brise mordante qui pousse les plumes vers le sud. Ô écrivains, revenez-nous. Et puis non, ce ne sont pas des écrivains. Ils décrivent des figures dans les cieux. Imed dit que les canards forment des triangles, dans le ciel, et qu’il arrive de voir des nuées de petits corbeaux qui volent près du sol en poussant des cris stridents. Les cris, je les ai entendus à plusieurs reprises. L’année dernière, je me rappelle, on était en classe d’histoire, avec le professeur Drulien. C’était impressionnant. On aurait dit que les oiseaux étaient à l’intérieur de la salle. Ils venaient des montagnes. Pourquoi ils s’installaient là-bas tous les ans, aucune idée. Les corbillons, les avait appelés Drulien. Et puis on les appelait aussi les mouches noires. Imed m’a lu un livre où on les décrivait. C’était un livre intitulé Toutes les espèces nordiennes et leur histoire. Toutes. Bien sûr de lui, l’écrivain, quand il a mis le mot. Enfin, les corbillons, ce n’était pas des oiseaux de compagnie, pour nous humains. Pourtant, ils aimaient bien la compagnie de leurs congénères, puisqu’ils étaient tellement unis. Une légende, dans le livre, racontait que, si l’un des corbillons mourait, les autres mangeaient son cadavre et qu’ils s’attroupaient en donnant des coups de griffes à leurs voisins. Charmante espèce. On avait bien essayé de les domestiquer, mine de rien. Il existait des corbilloniers, dans le nord, mais cela faisait au moins trente ans qu’on utilisait des colombiers, à la place. Ça faisait le travail moins vite, mais c’était amplement suffisant et, surtout, c’était plus sûr et l’on pouvait les utiliser pour communiquer avec le sud. Les chevaux, pff, aucun rapport avec, mais ils transportaient bien plus qu’un petit mot, et puis c’était des mammifères et la relation avec eux était plus cordiale. Labrune frémit et c’est un animal sympathique. Le pigeon est bête, le corbillon aussi, et puis cruels tous les deux. Des sauvages, sots sans âges. Corbillon des corbillards, mauvais présage. Présage. Avant l’âge, bien sûr. Alors, pourquoi pas un chapeau sur le « a » ? Vraiment compliqué tout ça, professeur Sterkaros.

Ma canne ? Yézo tendit le bras. Le sac. Le bâton. Parfait. Il ne faut absolument pas la perdre. Mais je ne dois pas m’inquiéter comme ça, sinon je ne vais pas dormir et je vais être fatigué, demain. Ah, le sommeil ! Une belle histoire. Curieux, comme système. Tous doivent faire des petits sommes, tous les jours, pendant au moins six heures. Sinon, on tombe de fatigue. Voilà une autre expression. Et puis vaut mieux dormir, car tomber d’un cheval, ce n’est pas du tout amusant. J’ai failli tomber un jour alors que je faisais une crise syomathique. J’avais dix ans. L’oncle Pajé avait eu une peur bleue. Les chutes, je vous en fais grâce, ô peuple nordien.

* * *

— Oncle Pajé, l’aube arrive, dit Yézo. Oncle Pajé ! répéta-t-il.

Les oiseaux étaient joyeux. Ils reprendraient leur voyage un jour ou l’autre, lorsqu’ils se rendraient compte qu’il fallait fuir plus au sud. Au moins jusqu’à Wuerbig.

— Grrmmll, gnak, fit l’oncle, en s’étirant et en bâillant. Pas croyable, Yézo, j’ai dormi comme un bébé. Ton oncle se fait vieux. Tu as bien dormi ?

— Eh bien, comme ci comme ça.

— Ah ?

— Y’avait un hibou qui n’arrêtait pas de chanter.

— Un hibou ? Et qu’est-ce que t’en as à faire, des hiboux, mon garçon ? Il faut apprendre à être dur. Dormir à la dure comme les grands Arléniens.

Tu peux parler, mon oncle, de dormir à la dure comme les grands Arléniens. Tu n’as pas eu trop de mal à te trouver un coin bien chaud. Ah, ça oui, ton travail, je ne l’envie pas. Et puis ta condition non plus, d’ailleurs. Trop de faux-semblants, trop de secrets de femmes de bonne famille, trop de responsabilités. Je préfère être un marchand comme mon père, mon oncle. Enfin, je ne veux ni l’un ni l’autre.

Yézo ne répondit pas. Il prit sa canne et se leva.

— Eh, pas si vite, mon neveu, tu n’as pas faim, ou quoi ?

Yézo leva un sourcil.

— Oh, c’est vrai.

— Viens te rasseoir. J’ai emporté du pain aux raisins secs. Je sais que t’aimes bien ça.

Yézo entendit les mouvements de son oncle. Il prenait le sac et fouillait à l’intérieur. Oncle Pajé est amusant, des fois, il s’invente de ces choses. D’où sort-il que j’aime le pain aux raisins secs ? Il ne me déplaît pas, pour sûr, mais le pain intégral m’allait tout aussi bien. Tant qu’on ne meurt pas de faim et que l’on n’est pas obligé de manger des plantes empoisonnées, tout va bien.

— Eh, oui, Yézo. Les Arléniens étaient des durs. Des hommes du nord. Il faut apprendre à être comme nos ancêtres.

— Les Arléniens étaient des guerriers, mon oncle, dit Yézo.

— Je sais, et ?

— Eh bien, suivre les mœurs d’un guerrier ne me dit rien du tout.

Un silence.

— Et pourquoi pas, mon garçon ? Ce sont nos héros. Les héros de Certysia.

— Mm, fit Yézo, avec une moue sceptique.

Un bref silence et puis un soupir et un éclat de rire amusé.

— Dis-moi, tu as perdu l’esprit nordien, en allant à cette école ! Tiens, le pain.

Et vous donc, oncle Pajé. Pourquoi sauver l’honneur des dames déshonorées ? Au nord, on ne faisait pas ça, avant. Yézo tendit la main et l’oncle lui mit le quignon à l’intérieur.

— Je n’ai rien perdu du tout, mon oncle, fit-il.

Un long silence. Tous deux mastiquaient leur pain sans piper mot. Et puis :

— Je sais que je t’ai blessé, hier.

Yézo fronça les sourcils.

— Quand j’ai parlé de ta mère, expliqua son oncle.

— Oh. Vous avez des remords, maintenant, lança Yézo, sans pouvoir réprimer totalement sa colère.

— Mais c’est la pure vérité, mon garçon. Elle est devenue ce qu’elle est devenue à cause de toi… Je sais, ce n’est pas directement ta faute… C’est la vie.

— Ma mère est devenue folle, vous voulez dire.

— Ah, mais tu ne sais pas, Yézo, ce qu’elle est devenue —il eut un rire amer—. Elle ne t’a jamais envoyé de lettre, à Orenverte. Elle m’en envoyait, à moi.

Yézo mâchait lentement, sans se presser. L’oncle Pajé n’a jamais voulu parler de ma mère. Aussi, je ne lui ai jamais rien demandé, mais bon. Et d’un coup, il se met à débiter tous ses malheurs. Cela ne m’intéresse pas, mon oncle. Je n’aime pas votre façon de raconter.

— Et puis elle laissait toujours un mot pour toi, ajouta l’oncle. Un long mot.

Yézo sursauta, étonné.

— Pour moi ?

Ma mère, un mot pour moi ? Je croyais qu’elle ne se rappelait même plus.

— Oui, Yézo, pour toi ! répliqua l’oncle, brusquement. Parmi ses fils, t’as bien été le seul à recevoir des mots tendres.

Yézo était confus. L’oncle Pajé semblait s’amuser à le torturer comme ça.

— Hé, oui, mon garçon. Les quatre autres, des petites ombres, à côté. Ils meurent de jalousie, tes frères et sœurs. Et puis de curiosité. Un frère qu’ils n’ont pas vu depuis près de sept ans, qui reçoit des lettres de leur mère… Une mère qui ne parle que de lui. Une mère qui méprise ses autres enfants et puis qui réclame toujours le retour de son préféré. Ton père en devenait fou.

Yézo n’en croyait pas ses oreilles.

— Mais… Ma mère ne m’a jamais écrit.

Un éclat de rire.

— Non. À quoi bon. Tu ne sais pas lire.

— Imed me les lisait, les lettres de mon père, rétorqua Yézo. Ma mère aussi aurait pu…

— Elle les envoyait avec celles de ton père. Je les interceptais.

Yézo fit un bond de surprise. Intercepter ? La brume dans ma tête.

— Mais… Pourquoi ? demanda-t-il, d’une voix étranglée.

— Parce qu’Imed ne te les aurait jamais lues, non plus.

Un silence.

— Que contenaient ces lettres ?

— Des délires. Elle te suppliait de revenir. Elle insultait ton père. Et puis elle racontait des choses qui n’importent plus. Mieux vaut les enterrer. Ton père m’envoyait les lettres et, à chaque fois, il me demandait de brûler celle de ta mère.

— Tu ne les as pas brûlées, observa Yézo.

— Si. Je les ai toutes brûlées. Te les lire ne t’aurait fait aucun bien. Tu étais trop jeune pour apprendre que ta mère… enfin, bon.

Yézo acquiesça sombrement. Il avait fini de manger son pain. Ils pouvaient se mettre en route. Cependant, il ne lui avait encore rien expliqué.

— Le temps est venu, mon oncle, de me dire pourquoi vous m’avez retiré de l’école.

— Eh oui, je sais. Le temps est venu. Tu as quatorze ans, presque quinze. Le temps est venu, oui.

Un silence. Eh bien, mon oncle, on a perdu sa langue ? Que s’est-il passé de si grave pour me désinscrire alors que je faisais ma dernière année à Orenverte ? Le temps est venu, dit-il. Le temps vient constamment. Valos, ô Dieu du Temps, tellement constant. Alors, mon oncle, que s’est-il passé ? Une catastrophe, un déshonneur, une folie, une hyperbate ? Je donne ma langue au chat, puisque l’oncle a perdu sa langue, vaut mieux la donner au chat. Il sait tout, le chat, il sait marcher à pas feutrés dans les couloirs et écouter la rumeur des voix. Il comprend tout.

— Deux semaines se sont écoulées depuis que ta mère a cessé de vivre, dit abruptement l’oncle.

Yézo pâlit. C’était donc ça.

— Quelques jours avant, ton père a été accusé par ce satané Dary, messire Dary Miglavel Dessevallé —il renâcla—. Je suppose qu’il l’a accusé pour vente de marchandises illégales. Il gardait bien ses affaires pour lui, ton père. Il a été arrêté et mis aux cachots. On va le juger dans un mois. Et puis, elle, elle en est devenue malade, à ce qu’il paraît. Elle disait que c’était sa faute. Kérada m’a envoyé une lettre pour que je voyage d’urgence à la capitale. J’y suis allé. Je l’ai vue. Ça faisait un bon bout de temps que je ne la voyais pas, ta mère. Elle avait beaucoup changé. Et puis tes frères et sœurs, aussi. Ce sont tous des enfants adorables. Leur mère était folle, mais ils n’ont jamais manqué de rien, si ce n’est d’amour maternel. Leur père était là pour veiller sur eux et pour leur donner une éducation…

Un silence, un long soupir. Leur père. L’oncle paraissait vouloir m’écarter de la famille. Comme la peste. Un paria. Oh, Imed, j’aimerais que tu ne m’aies pas écouté et que tu sois à mes côtés. Je commence à avoir vraiment peur de cet oncle. Peut-être est-ce une folie de famille et qu’il est affecté.

— Elle est morte empoisonnée, siffla soudain son oncle.

Yézo était paralysé sur place. Il tenait entre les mains sa canne et seul son doigt se mouvait, caressant la surface de son bâton en tremblant légèrement.

— Mon oncle, vous êtes en train de me dire qu’elle a été assassinée ?

Pourquoi vouloir assassiner une folle ? Mon oncle, peut-être avez-vous une main trop longue ? Son verre aurait peut-être pu être saupoudré…

— Assassinée, répéta l’oncle sur un ton grave. Oui. Par elle-même.

Yézo était glacé.

— Elle s’est donc suicidée, dit-il. Mais pourquoi ?

Un silence.

— Elle a soudain perdu la tête. Mais… Ça, —d’après le ton de sa voix, il semblait revenir sur terre— personne ne doit le savoir. J’ai menti à tes frères et sœurs. Ils ne méritaient pas de souffrir. Alors tu as intérêt à te taire, compris ?

Un suicide, dans une famille, c’est une très mauvaise chose. Une famille lointaine qui perd l’honneur et qui fait rentrer la brebis galeuse. Pourquoi me le dire, mon oncle ? Un petit dérapage ? Non. Une vengeance. Peut-être un accès de rancœur. Peut-être pour que je me sente coupable. Un grand homme, oui, Imed. Un grand homme rancunier qui se venge d’une façon méprisable d’un neveu qui ne lui a rien fait. Il m’a donné à manger et un toit pendant tous ces étés. On ne parlait pas souvent ensemble, si ce n’est de maisons de maternité et de ses affaires ennuyantes à en mourir. Un eunuque, selon une dame qui, l’été dernier, était venue s’asseoir sur le banc du jardin, à côté de moi. Dame Dnouya, elle s’appelait. Elle aimait bien me parler. Elle disait que cela la changeait de sa famille et qu’elle tomberait volontiers enceinte une deuxième fois pour venir à la maison de maternité que tenait mon oncle. Elle assurait que c’était comme vivre dans un château plein de vie. Dame Dnouya vivait dans un château ennuyeux, au nord de Lertasg, selon elle. Elle avait dit, également, qu’elle admirait les religieux, pour leur chasteté et leur bonté. Elle savait que j’étudiais pour entrer dans les ordres. Imed ne l’aimait pas. Mais il m’avait dit qu’elle était jeune et jolie, malgré une balafre que lui avait laissée un chien l’année de ses six ans. Moi, je m’en fichais, tant qu’elle me parlait. Elle disait des choses fort intéressantes, et puis je n’avais rien d’autre à faire. Les derniers étés, Imed travaillait pour l’oncle afin d’économiser un peu d’argent. En fin de semaine, à Orenverte, il sortait des fois et se rendait à Nanvac en compagnie de Melrès. Ils pouvaient sortir, eux, ils avaient seize ans. Enfin, Imed en avait dix-neuf.

— Mon garçon ! exclama l’oncle Pajé.

Yézo sursauta.

— On dirait que tu n’as rien écouté de ce que je t’ai dit. On dirait que tu t’en bats la rate. Réponds-moi.

La rate, les coudes, le foie, le pancréas… Ah ! tout ce que Moniro pourrait en dire. Yézo pianotait calmement sur sa canne.

— Bien sûr, mon oncle, je n’en parlerai à personne.

— Mm, fit l’oncle. Et quand ma sœur a quitté ce monde, mon garçon, c’est là qu’est survenu le problème.

Quoi, encore des problèmes ? Ça alors, j’en ai raté des trucs, mon oncle.

— Quel problème ?

— Adoé était folle, mais le notaire n’a pas voulu prendre en compte le détail. Et on manque d’argent. Ta famille est ruinée, mon garçon. Elle est criblée de dettes.

Le on et le ta, ça ne me dit rien qui vaille. Oncle Pajé, théoriquement, n’avait pas d’argent. Cependant, il pouvait bien en tirer un peu pour sa poche. Personne ne lui dirait rien. Mais il venait de se reprendre et il avait parlé de ta famille. On se détache des problèmes, mon oncle ? Bon, c’est ton problème. Enfin, tu ne te détaches pas totalement puisque tu es venu me chercher. Tu me cherches. Hé, joli mot, le mot chercher. Ah, c’est un ortographiste qui bégayait en écrivant une lettre pour son papa. Cher, cher papa. Orthographiste. Avec un « h ». Ça existe ? Peut-être pas. Ça fait un peu barbare, pour les lexicaliens. Enfin, bon, Imed n’est pas là et on n’a pas de dictionnaire. C’est l’inconvénient de voyager léger. On ne voyage pas aussi léger que les corbillons, toutefois.

— Je ne le savais pas, mon oncle, dit calmement Yézo.

Que veux-tu que j’y fasse si elle est ruinée, ma famille ? Mon père m’a payé les études, et je dois maintenant rembourser ? Tu te payes ma tête, cher oncle Pajé. Non, je ne crois pas que ce soit ça, ce qu’il veut. Je pense plutôt qu’il veut me voir dans la même galère que mes frères et sœurs. Solidarité. Et puis je laisse mes frères d’Orenverte fortunés pour me tourner vers mes frères nantis qui ont glissé dans le précipice. Énel étudiait à Derlmine. Norin étudiait à Derlmine. Pourquoi n’étudiais-je pas à Derlmine ? Il y avait une école, là-bas, pour former les gens du Dasay. C’était la capitale de Doléan-Bel. Il y avait de tout. Mais rien. Non. Mon père m’aimait bien, je le savais, mais, en m’éloignant, peut-être tentait-il de me faire oublier de ma mère. Étrange hypothèse. Supposition bizarre. Mieux vaut écouter ce qu’avait à dire l’oncle, et puis ne plus essayer de comprendre.

— Eh bien, comme ça tu le sais : ta famille est tombée dans la misère. Ta mère ne pourra même pas être enterrée dans un endroit décent.

— Elle n’est pas encore enterrée ? fit Yézo, horrifié.

— Ah, oui, je suppose qu’elle doit l’être, maintenant, répliqua l’oncle, en toussant. Dans un trou de pauvres. Elle y sera pour toujours si l’on ne fait rien.

Ne me dis pas que c’est la chose la plus importante qu’il y ait au monde, mon oncle ? Enterrer un cadavre dans un trou plutôt que dans un autre ? Yézo se racla la gorge.

— Et puis… pourquoi allons-nous à Lertasg si c’est à Derlmine que sont mes frères et sœurs ?

— Ah, tu n’es vraiment au courant de rien. Je t’explique : le premier Candoc des Vendanges, quelqu’un a dénoncé Kaner, alors qu’il était à Lertasg. Ton père ne savait pas qui l’accusait, ni de quoi on l’accusait. Il avait des affaires à Lertasg, ce mois-là. On l’a arrêté et on l’a mis dans un cachot. Et là, on a attendu qu’il avoue ses crimes. Il ne savait pas ce qu’il devait avouer. Devait-il confesser qu’il faisait du marché noir, qu’il vendait des marchandises illégales, ou bien qu’il mangeait du pigeon, le Berlous, et qu’il n’était pas un soyovite à part entière ?

Yézo en resta bouche bée.

— Et quoi, s’il mangeait du pigeon ? répliqua-t-il.

Un bref silence et puis un rire plein d’aigreur.

— Le roi Polrès est mort. Le roi Kaljab aussi. On est gouverné depuis Uturdelis par un morveux de vingt-deux ans qui a décidé d’en terminer avec les Sarénons. Mais il va avoir de sérieux problèmes, le petit roi. Les nordiens sont durs, je te dis, aujourd’hui comme avant. Si l’on doit redevenir des Arléniens, on le redeviendra.

Les Arléniens, c’est démodé, mon oncle. Faudra trouver un nom plus approprié. Le passé ne doit pas écraser l’imagination. C’est comme les idées. Tout avance. Mais j’ai l’impression qu’en réalité on avance dans une roue qui revient toujours au même point. Euh, ce n’est pas ma métaphore, ça, je l’avoue, c’est Drenway qui nous a jeté ça à la figure, une fois : “Je vis dans la roue du temps, répétant les mouvements, je sens qu’agite le vent, la même lumière hissant. Histoire revient souvent, vieille radoteuse, sous de nouveaux vêtements”. Pas mal, la dernière phrase. Drenway, j’aimerais bien entendre une de tes citations, aujourd’hui. Je suis d’humeur sombre, c’est à cause de l’oncle, et puis je n’ai pas envie d’être d’humeur sombre. Les humeurs sont mortelles. Les paroles tuent. L’oncle le sait très bien ; alors, pourquoi me martyriser ?

— Mon oncle, je ne vois pas ce que vous voulez dire. Rascalur est en train de réprimer les Sarénons ? Mais il y en a partout des Sarénons.

— Le roi est en train de réprimer les mauvais soyovites, pas les Sarénons. Ta famille s’est fait adopter par les Dieux Bienveillants.

— Comment savez-vous que c’est messire, euhm, messire Dary qui a accusé mon père ? demanda Yézo.

— Ça ne peut qu’être lui, répondit l’oncle, fatigué. Allons, Yézo, laissons cette conversation pour le soir. Le ciel commence à s’éclaircir.

Yézo fit une grimace.

— Avant il ne faisait pas jour ?

— Le ciel commençait à bleuir, mais pas assez pour chevaucher. Les oiseaux sont des empressés.

— Mm, acquiesça Yézo.

Il vérifia le nœud qu’il avait fait autour de sa canne. Il la mettait dans le sac, puis l’attachait à l’aide d’une corde, car elle dépassait et il ne fallait pas la perdre. Ensuite, il se leva et l’oncle, qui avait ramassé rapidement le paravent à trois feuilles, l’aida à monter sur la jument. Labrune s’ébroua. Ils bâillent comme ça, les chevaux.

L’oncle monta à son tour avec un certain effort. L’âge commence à lui peser, surtout au niveau des articulations. Il aime bien se plaindre de ses rhumatismes. Tiens, là, il grogne. Ça doit faire mal, quand même. Quelle idée, monter sur un cheval à cinquante-cinq ans pour voyager jusqu’à Nanvac, alors que l’hiver approchait.

— Allez, Labrune, en route, marmonna l’oncle tandis qu’il serrait les genoux sur sa monture.

La jument se mit au trot. Bon. Récapitulons. Une mère qui devient folle et qui m’écrit des lettres dont le contenu ne devait pas être très bon pour mon père et mon oncle. Comme si j’étais son autre moi. Un père accusé qui doit confesser, oh que confessera-t-il ? Il a le choix. S’il confesse la bonne chose, sa peine sera moindre, s’il tombe à côté, peine s’ensuivra. Laquelle, je l’ignorais. Une grosse amende, impossible, puisque la famille était endettée. Ne servirait à rien, sauf à saisir ce qui restait. La prison, c’est le plus probable. La justice du roi, ça ne pardonne pas. Que les Dieux nous viennent en aide. Il nous faudrait un type comme Pess, ici, le Grand Prêtre Second. Peut-être les prières peuvent faire quelque chose, au moins paralyser les pensées, c’est tout un art, l’édification de la brume crânienne.

Mauvaise fortune, quand même. En plus, je n’étais pas seul. Il y avait deux frères et deux sœurs. Ç’allait être difficile à gérer, tout ça. Mon oncle, il est marrant. Il parle de mes frères et sœurs en les qualifiant d’enfants adorables qui ne doivent surtout pas voir l’amère vérité, puisqu’elle n’est pas belle du tout, et puis, à moi, vas-y que je te dis toutes les noirceurs de la famille, puisque tu es un grand, toi, tu es un sale vaurien qui a perturbé ma sœur. Et puis, toi aussi, tu es perturbé, tu m’as frappé la jambe comme un sauvage… Ah ! Et puis ça suffit, mon oncle, ça suffit.

Je pense bêtement. Pourquoi penser alors qu’il fait froid, qu’il y a du vent et que je suis censé me concentrer pour ne pas tomber de la monture ? Mince, j’ai oublié de me mettre la dose de kéloïne. Ça aurait été plus prudent. Bon. Si je tombe, l’oncle serait vraiment dans la boue. Patauge, patauge dans la boue. Tralala. C’est une chanson pour enfants. Roco et Tégry la chantaient en chœur, une fois, pour faire les idiots, parce que, si une chose au monde les fait vivre, c’est bien de faire des choses insolites. Deux âmes inséparables qui chantent Patauge à tue-tête, ça fait le malheur des professeurs. Ils ont bien besoin d’un peu de piment dans leur vie, ces professeurs bien droits qui répètent la même chose toute l’année. Perroquets, tiens, voilà où je peux le caser, cet oiseau, pas comme les corbillons. Je disais quoi, déjà ? Piment. Piment de la vie. Piment comme les mots. La sauce de la vie. La sauce des mots. Ça marche dans le même sens. C’est quand même perturbant d’être aussi philosophe, des fois, quand le vent me frappe de ses coups de fouet glacés. Ah et puis, pas que ça, je viens de recevoir une goutte d’eau. Ce n’est pas le moment, pleure un autre jour, s’il te plaît. Mais non, une autre goutte. Heureusement que mon oncle prend presque tout le vent. C’est lui qui fait le paravent, pendant la journée, hé, il n’est pas très malin, mais qu’est-c’ tu veux.

— Il commence à pleuvoir, s’écria l’oncle Pajé.

Yézo acquiesça. Sauf que ça ne sert à rien d’acquiescer. Il ne va pas me voir. Tant pis. De toute façon, mon oncle vient de constater quelque chose d’évident. Dividende. Ça fait longtemps qu’on n’en parle pas de dividendes, avec le professeur Corégro. Et puis je ne l’entendrai probablement plus jamais, le professeur Corégro. Un professeur toujours endormi, qui en a marre d’enseigner. Ça, c’est la pire calamité, pour un professeur. Je me demande pourquoi il reste, s’il n’aime pas enseigner. Les gens font d’étranges sacrifices qui durent toute une vie et le pire, c’est qu’ils ne le voient pas. Encore plus aveugles que moi.

Alors, mon oncle, vous disiez qu’ils avaient quitté la maison de Derlmine ? Après l’enterrement de ma mère, je suppose. Ils doivent être en train de voyager, mes frères et sœurs. Vers l’ouest, vers le Lyglacé et Lertasg. Je devrais demander à mon oncle si nous allions effectivement les rencontrer à Lertasg. Mère était partie. C’était curieux, mais je n’arrivais pas à y croire. Empoisonnée par sa propre main. Une double personnalité qui ne concordait pas. L’action sans la raison, ça peut faire des catastrophes. Enfin, ça fait des catastrophes. Yézo serra les dents. J’aimerais revenir chez moi, à Orenverte. J’aimerais accepter la proposition de Melrès, quoique puisse dire Lebignar (il est pauvre ! il profite de ses amis ! c’est un moins que rien !). Lebignar est trop bête. Trop bête. Et moi aussi. Enfin, pas autant, bien sûr, ce serait une horrible perte d’amour-propre que de dire ça. L’amour-propre, c’est ce qui fait de la chair et de l’os un être humain. L’amour-propre est l’amour avant tout, l’amour des siens, l’amour des gens aimés. Qui, pour moi ? Kérada ? Norin ? Énel et Rayéva ? Cela faisait sept ans qu’aucune de ces personnes n’était à portée de sa main. Imed était un vrai frère. Pas Norin. Kouaros, Mel, Imed, Lethen et Pess avaient vécu avec lui comme une famille de six frères. Six frères qui laissaient au loin une famille et qui s’en créaient une autre. Six frères qui avaient senti peu à peu naître en eux une fraternité réelle qui ne partageait pas le même sang. Le sang. Est-ce si important, pour l’amour du ciel ? Yézo se mordit la lèvre. Il sentit perler dans sa bouche le goût métallique du sang. Le métal. La cuiller. Oui, le rêve d’il y a quelques jours. Combien, déjà ? Quatre jours. Seuls les visages de ma famille étaient restés gravés dans ma mémoire. Pas même celui d’Imed. Je me rappelle très bien Rayéva, toute petite, bondissant sur son lit et recevant des avertissements de sa mère. Le sang est tellement fort. Mon sang, ma famille. Ma famille, ma vie.

Yézo réprima un soupir. Typique relation mathématique pour Corégro. Seulement, c’est beaucoup plus subjectif. Beaucoup plus. C’est un avis, une pensée, un sentiment. C’est donc beaucoup, et je ne sais pas ce que c’est. Enfin, je me laisse emporter par les sentiments et je deviens insensible. Insensible à l’eau qui me noie peu à peu. Yézo ouvrit un peu la bouche et laissa entrer quelques gouttes. Il but puis secoua la tête.

La pluie devenait de plus en plus drue. L’oncle décida de s’arrêter un moment, pour attendre que ça passe. Yézo sentait que la jument montait une petite pente.

— Un éclair, fit l’oncle.

Yézo grimaça. Le tonnerre n’allait pas tarder à arriver. Il compta les secondes. Un coup de tonnerre retentit. Huit.

— Nous serons à l’abri, sous cet arbre. Espérons que la foudre ne tombe pas sur celui-ci précisément, grogna l’oncle, en toussant.

Il a plein de mucus dans la gorge, mon oncle. Il tousse toujours pour dégager. L’oncle mit pied à terre.

— Ça va durer longtemps ? demanda Yézo.

— Les nuages vont vite. Ça s’arrêtera bientôt. On attend juste que ça passe.

Un bref silence. Un tonnerre. Six.

— Si ça continue comme ça, on ne va pas arriver à Lertasg à temps, marmonna l’oncle.

Yézo fit une moue.

— On est pressé ?

— On l’est, affirma l’oncle. Il faut payer les dettes et l’avocat.

Yézo fronça les sourcils.

— Mais vous avez dit qu’on n’avait pas d’argent. Vous n’allez quand même pas… ?

— Non. C’est toi, Yézo, qui va payer.

Yézo pâlit. Il est vraiment devenu fou, mon oncle.

— Moi ? répliqua-t-il, avec un rire sarcastique. Et avec quoi voulez-vous que je paye, mon oncle ? En prêchant la bonne foi face à nos créanciers ?

— Avec ton argent, mon neveu.

— Je n’en ai pas, rétorqua Yézo.

— Si. En mourant, ta mère t’a tout légué —un silence stupéfait—. Ah, Adoé, Adoé, elle était si belle, avant. Je te disais bien qu’elle était devenue folle.

Tout légué ? Aucun sens. Elle était vraiment devenue folle. Peut-être était-ce là, le problème. L’oncle croit que je vais laisser mes frères et sœurs sans rien. Mais que pensait-il donc ?

— Après la mort de mon frère, vous voulez dire ? fit Yézo.

Un silence tendu. Et puis il entendit un renâclement. Ce n’est pas Labrune, c’est mon oncle qui renifle. Il pleure. Yézo réprima un soupir. Aurait-il pleuré devant Norin ? Sûrement pas. Il aurait pensé : je ne dois absolument pas le démoraliser. Il ne faut pas lui montrer le passé de la famille.

— Non, dit soudain l’oncle. Toryès n’est pas la seule raison. Après la tragédie, elle était abattue et non pas folle. Mais à peine un mois après est venu le pire, pour elle.

Yézo acquiesça sans répondre. Il était encore sur le cheval. Ce n’était pas commode. Labrune bougeait et s’ébrouait avec le tonnerre. La pluie tombait avec force. Sous l’arbre, ils se mouillaient à peine cependant. Ce devait être un grand arbre touffu. Yézo reçut une grosse goutte sur la pointe du nez. Goutte glacée. La mort de Toryès ne l’avait pas rendue folle. Alors je ne voulais pas savoir ce qui l’avait perturbée.

— Elle t’aimait beaucoup, tu étais son fils préféré, un fils syomathique, ça redonnait un sens à sa vie, après ce qu’elle avait souffert. En te voyant souffrir, peut-être se consolait-elle, je l’ignore.

Un silence glacé seulement interrompu par une pluie battante. Le tonnerre avait cessé. L’orage s’éloignait.

— Mais ce jour-là, mon garçon, ton jour maudit… Elle n’a pas pu le supporter —Yézo avala avec difficulté—. Elle se sentait coupable, comprends-tu. C’est la soubrette qui s’occupait de la seringue, normalement, mais ce jour-là ta mère l’avait envoyée faire quelques emplettes. Elle s’est retrouvée seule alors que tu faisais une crise. Elle a paniqué et puis… Tu connais la fin.

L’oncle se racla la gorge. Yézo sentait que tout son sang s’était retiré de son visage. Un visage de glace.

— Je ne savais pas.

Non, je mens. Je le savais parfaitement. J’avais simplement oublié. Je me rappelle son visage, maintenant, comme un brusque éclat, agenouillée auprès de moi, injectant la kéloïne de ses mains fines et tremblantes. Et puis son cri, quand elle a appris la nouvelle. Son cri de furie. Elle est restée à mon chevet pendant toute la semaine où le guérisseur a ordonné le repos. Je me rappelle, oh oui, mais ce sont des images floues. La douleur qu’il avait alors ressentie lui revint en mémoire. Elle aussi s’était estompée. Maintenant tout était passé, alors, à quoi bon revenir sur le sujet ? L’oncle n’aurait jamais abordé le sujet s’il m’avait aimé. Il pense que je suis coupable. Une famille de fous. J’espère que mes frères et sœurs auront plus de bon sens, par Valos.

— Tu ne te souviens pas de ce jour ? fit l’oncle, sur un ton surpris.

— Si, je me rappelle vaguement, répondit Yézo, après une brève hésitation.

Un silence. La pluie faiblit tout à coup. Yézo sentit un rayon sur son visage. Le soleil réchauffe toujours le cœur.

— Allons-y, fit l’oncle.

Comme si de rien n’était. Alors qu’il s’approchait de la jument, Yézo demanda :

— Mon oncle, vous me croyez vraiment coupable ?

L’oncle Pajé ne répondit pas tout de suite. Puis il grogna :

— Tes frères et sœurs n’ont rien fait. La faute doit bien être à quelqu’un. C’est à cause de toi qu’ils ont perdu une mère.

— Me voient-ils comme ça, eux aussi ?

Un bref silence.

— Écoute-moi bien. Ton père leur a tout caché. Ils ne savent pas ce qui s’est vraiment passé. Et je ferai tout pour qu’ils n’apprennent pas la vérité.

Une menace, mon oncle ? Vous êtes totalement dingue. Yézo secoua la tête en soupirant.

— Si vous croyez que c’est mieux qu’ils ne sachent rien… Eh bien, je ne vais rien faire contre votre sage opinion, mon oncle !

— Mais j’en suis certain, mon neveu, répliqua l’oncle en s’apprêtant à remonter sur Labrune.

Yézo soupira et, en rougissant, il lança :

— Attendez, mon oncle, je… La kéloïne. J’ai oublié ce matin.

— Mm, tu peux le faire toi-même ?

Pour toute réponse, Yézo siffla entre les dents. Non mais oh, mon oncle, il y en assez. Il sortit la seringue. Ce n’est pas très commode sur un cheval. J’espère que Labrune ne va pas faire de mouvements brusques. J’aurais dû attendre le soir. Mais, au cas où, il faut bien. Il retroussa sa manche. Tiens, la seringue est trop légère. Je ne l’ai pas remplie, hier. Yézo sortit la bouteille avec précaution, l’ouvrit et… L’oncle la lui prit des mains.

— Tu ne vas pas pouvoir remplir la seringue en tenant la bouteille, marmonna l’oncle. Donne la seringue. Je te la remplis.

Yézo grimaça.

— Merci, mon oncle, mais… J’aime mieux remplir la seringue tout seul.

Yézo tendit la main pour reprendre la bouteille. Un bref silence.

— J’ai été trop dur, avec toi, peut-être, grogna l’oncle. On dirait que tu ne me fais plus confiance.

Yézo serra les dents et insista d’un geste pour reprendre la bouteille. L’oncle soupira et la lui rendit.

— Tu es vraiment perturbé, mon garçon. Se méfier de son propre oncle. Aucun enfant de quinze ans ne fait ça.

Vous me vieillissez, mon oncle, je n’en ai que quatorze, encore. Dans deux mois, j’en aurai quinze. Quinze hivers. Quinze duchés. Quinze conseillers. Le symbole de l’union. Une union artificielle.

Yézo fit une moue et se concentra sur ce qui était important : la seringue. La bouteille était à moitié pleine. Son père lui en envoyait une fois par an. Plus maintenant, bien sûr. À la vérité, il n’avait pas eu trop le choix, il avait été obligé de partir. Sinon, plus de kéloïne. Et puis c’était cher, la kéloïne. Mauvaise herbe qui ne pousse pas partout. La vente de cette plante était interdite sans ordonnance du médecin. On disait que c’était une plante qui pouvait avoir de lourdes conséquences sur les nerfs. La preuve : avec une dose trop forte, les yeux pouvaient cesser d’être utiles. Yézo tirait sur la pompe de la seringue. Il comptait. La seringue était graduée. Imed avait fait de légères empreintes pour que Yézo puisse reconnaître où il en était. Ça y est. Yézo referma la bouteille, la remit dans le sac, puis il tendit le bras et s’injecta tranquillement le produit. Il sentit une petite décharge, ça arrivait, des fois, et puis tout était fini. Il rangea la seringue dans la boîte et la boîte dans une poche intérieure de son manteau. Il vérifia que la bouteille était bien replacée dans son sac, puis il opina du chef.

— Ça y est, mon oncle.

L’oncle était demeuré silencieux et il toussa un peu.

— Allons-y, fit-il.

Il remonta sur la jument et la mit au pas pour revenir sur la route. Yézo dut s’accrocher à lui. Oncle Pajé. Moi qui croyais que vous ne me parliez pas beaucoup parce que vous n’étiez pas bavard. La pluie avait cessé et la boue giclait sous les sabots de Labrune. Le vent continuait à souffler. Grands Dieux, connaissez-vous le futur ? Eh bien ne me le révélez pas, je ne veux surtout pas le connaître. Monsieur Sterkaros n’aime pas le futur, non plus, il dit que c’est trop simple comme temps. Il préfère le passé simple. Pour l’indicatif, bien sûr, car ce qu’il adorait, c’était le mode subjonctif. Pourtant, le Grêlon s’est bien trompé une fois, alors que c’est la matière qui lui va le plus, celle qu’enseigne le professeur Sterkaros. Il avait à conjuguer le verbe prévoir. Il avait dit je préverrai, tu préverras, il préverra, nous préverrons, vous préverrez, ils prév… Et puis il a hésité, à la fin, et il s’est rendu compte qu’il y avait quelque chose qui ne collait pas. Apparemment, le professeur Sterkaros le regardait, l’air horrifié. Ça se comprend, la faute du Grêlon. Moi, j’avoue, à l’instant où il conjuguait, ça ne m’a pas frappé. Mais c’est bien je prévoirai. Voirai. Mais on ne dit pas je voirai. C’est absolument abracadabrant, tout ce système. Des lettres, de belles lettres, il faut dire, mais qui ne sont guère en réalité plus que de légers traits. Un trait par-ci, vingt, un trait par-là, zéro. Les traits ont donc une importance capitale dans la société, des traits très inouïs, avec tréma. Ouïr. Le verbe inouïr n’existe pas, mais ouïr oui. Un jour, le professeur avait demandé à Imed de conjuguer ce verbe au présent du subjonctif. Imed n’avait pas su. Je crois que personne ne savait. Il avait dit quelque chose bien sûr, il avait dit que j’ouïe. Il jouit de la conjugaison. Je n’avais pas pu m’empêcher d’éclater de rire. Il faisait tellement d’efforts pour répondre, et le professeur Sterkaros grondait de plus en plus. Je crois bien qu’on nous avait envoyés, Imed et moi, nettoyer les salles, cette année-là, ah et puis Lethen, aussi. Parce que je m’étais moqué d’Imed ? Peut-être. Ah, et puis non, ce n’était pas que ça, je me rappelle, maintenant. Le professeur s’était mis à réciter la conjugaison : que j’oie, que tu oies, qu’il oie, que nous oyions, que vous oyez, qu’ils oient. Ouah, ouah. Très bien, monsieur Sterkaros, vous savez votre conjugaison, vous pouvez vous rasseoir. Pas moyen de faire autrement : j’avais été pris d’un fou rire. Lethen avait été contagié. Tous les trois à nettoyer les salles. C’était le mois des Fleurs Jaunes. Le premier mois de l’hiver, donc des salles froides. Il fallait bien se réchauffer un peu en se moquant du professeur. Ils aimaient bien mettre des punitions, les professeurs. Ça leur faisait un peu d’ambiance.

Plotch, la boue sous les sabots. C’est tout humide. Il fait froid. Et puis je ne vais pas me plaindre, l’oncle prend tout de plein fouet, lui. La jument va d’un trot rapide. L’oncle est pressé. Il veut absolument arriver. Eh bien, allez, Labrune, avançons.

* * *

Tout légué. C’est quand même fou. Pourquoi faire ça ? Parce qu’elle était folle. Et puis qu’elle m’aimait, selon oncle Pajé. Les autres devaient me haïr. Un frère si loin, coincoin, froid de canard. Un frère qui n’étudie même pas avec eux alors qu’il le pourrait. Un renégat qui va étudier les Dieux Bienveillants. En fait, ils sont soyovites, aussi, depuis que j’ai trois ans. Rayéva et Toryès ont toujours été soyovites. De bons soyovites qui pratiquaient en même temps des coutumes sarénones…

— On va mettre les choses au clair, mon garçon, fit soudain l’oncle.

Le feu prenait mal, l’oncle s’était plaint aux Dieux parce que le bois était trop humide et que le vent glacé s’infiltrait à travers leurs manteaux.

Oui, mettons les choses au clair,
Toute la mauvaise affaire,
Sur mon père et sur ma mère,
Oh, sous le ciel des éclairs.

L’orage est passé, cependant. Les éclairs aussi, donc. Et mon oncle est beaucoup plus calme. Donc, voyons, voyons, pourquoi ne pas parler des chansons de l’hiver ? Ah, mais non, il faut mettre les choses au clair.

Yézo leva donc la tête, l’air attentif.

— Je sais parfaitement que tu n’y es pour rien, pour la mort de ta mère.

Eh bien ! Je l’espère, dis donc, comment allais-je faire quoi que ce soit, mon oncle ? Il est cinglé. La preuve : il veut mettre les choses au clair avec un aveugle, hé.

— Elle était déjà dérangée.

— Je sais.

— Alors… tu m’excuses si je t’ai blessé ?

Grands Dieux, grands Dieux, on demande l’absolution, maintenant, le moine ? Moine, moineau, que disais-je sur les moineaux, avant ? Je ne me rappelle pas. Répondons quelque chose, puisqu’il a posé une question. Et puis, on peut répondre par un oui ou un non… Qui sera le gagnant ?

— Non, mon oncle, vous avez dit des choses qui ne se pardonnent pas si facilement.

— Yézo ! gronda l’oncle.

On ne pouvait pas choisir le oui et le non, mon oncle ? Eh bien, pour moi, le choix était bien simple.

— Vous m’avez accusé d’avoir perturbé votre sœur, fit-il, en sifflant entre ses dents. Vous avez insulté ma mère en disant qu’elle se consolait en me voyant souffrir. Vous êtes fou, mon oncle, d’avoir dit toutes ces choses et bien plus.

— Tu n’as pas honte de parler comme ça à ton oncle ? s’écria l’oncle Pajé.

— Non, répliqua Yézo, en soupirant.

— Eh bien, alors je te félicite, mon garçon, car tu as bien raison. Tu as bien raison de te défendre, je dis. Tu n’avais que six ans, à l’époque. Peut-être, en effet, ne te rendais-tu pas compte de ce que tu lui faisais. Mais, moi, je l’ai vue, mon garçon, je me rappelle comme si c’était hier : elle te bordait et te fredonnait des chansons pendant que les autres restaient seuls sans leur mère. Ton père a finalement décidé de t’éloigner. Pour le bien d’Adoé.

Vous souvenez-vous vraiment d’hier, mon oncle ? La mémoire est très délicate et s’invente des mensonges, parfois. Et parfois non. A-t-il vraiment voulu m’éloigner, mon père ? Non. Ça n’a aucun sens. Mon oncle délire. Je le dis.

— Vous délirez, fit Yézo. Mon père n’aurait jamais fait ça. Et puis cela me surprend qu’il vous ait demandé de me désinscrire de l’école. Et si c’était vous qui aviez accusé mon père ? Peut-être avez-vous eu une dispute, au sujet de ma mère, et vous vouliez vous venger.

— Quoi ! Tu ne sais pas de quoi tu parles, mon garçon ! vociféra l’oncle. Il y a des choses que tu ne peux pas encore comprendre. Alors, tais-toi et écoute.

Éclairez-moi donc, ô mon oncle. J’y suis allé peut-être un peu trop fort, mais il faut bien accuser l’accusateur si l’on n’a pas de défenses, car, dans le cas contraire, on se défend vraiment mal.

— Je t’ai désinscrit d’Orenverte parce que ton père me l’a demandé. Depuis sa cellule, il me l’a demandé. Pour le bien de ta famille.

— Vous ne voulez pas que je dépense l’argent que j’ai hérité de ma mère, vous voulez dire, fit Yézo.

— Peut-être est-ce ce que redoutait ton père, que l’argent s’effrite entre tes mains alors que tes frères et sœurs en ont besoin. Il craignait peut-être, et avec raison, que tu n’allais pas aider tes frères et sœurs. Pourquoi les aiderais-tu ? Ils sont si loin de ta vie, n’est-ce pas.

Yézo pâlit.

— Vous m’insultez, mon oncle.

— Tu es allé dans la meilleure école du nord, mon neveu, savais-tu cela ?

Yézo ouvrit la bouche puis la referma dans un claquement sec et acquiesça.

— Mon père espérait me voir trouver un bon travail.

— Tiens ? C’est ce que tu crois ?

— Je sais ! Vous dites que c’était pour m’éloigner de ma mère, mais il aurait très bien pu m’envoyer dans une école d’invalides. Il en existe une, à Derlmine.

— À Derlmine, affirma l’oncle.

— Ma famille habitait Lertasg, avant. Ça aurait fait une distance suffisante…

— Ton père préparait déjà une affaire à Derlmine. Il savait que Derlmine n’était pas un bon endroit pour toi.

— Vous dites des sottises. Mon père ne m’aurait jamais fait ça. Il m’a envoyé dans la meilleure école parce qu’il en avait les moyens.

— Oui. Il t’a envoyé là-bas parce qu’il croyait en toi et qu’il t’aimait. Mais il aimait plus ta mère, mon garçon. Il l’a gardée, elle, et, toi, tu es parti. Ta mère haïssait ton père à cause de ce qu’il avait fait. Elle passait les journées assise dans son fauteuil. Sept ans, mon garçon. Je lui rendais souvent visite, vers le mois de l’Écorce. Elle ne parlait qu’à moi.

— Quel privilège ! fit Yézo, sur un ton sarcastique.

Oups. Les pensées se confondent avec les cordes vocales, des fois, et ça dit des choses pas très soyovites. Bon, faut faire avec. Yézo reçut une gifle. Outch.

— Tu peux garder ton sarcasme ! s’exclama l’oncle, colérique.

Ça ne fait pas trop mal. Il ne sait pas frapper, l’oncle. Il n’a pas l’âme d’un frappeur, mais d’un moine qui abuse de la bonne vie.

— Je le garderai, mon oncle, répliqua Yézo en restant immobile, si vous arrêtez de me dire que mon père croyait que j’allais garder l’argent pour moi. Vous pouvez lui dire que je le lui donne, cet argent. Vous pouvez lui dire que je n’en ai rien à faire du tout, de l’argent de ma mère.

— Cet argent n’ira pas à ton père, gronda l’oncle. Il se répartira entre Norin, Énel, Kérada et Rayéva. Tous, la même part.

— Justice soit faite, approuva Yézo, en tiquant.

Un bref silence.

— Tu ne réclames donc pas ta part, mon garçon ?

Mais c’est qu’il est têtu, par Valos !

— Non, mon oncle.

— Je disais ça pour te faire enrager, hé, on est comme deux renards qui se chamaillent. Mais évidemment que tu as le droit de prendre ta part !

Yézo, les lèvres serrées, secoua la tête.

— Non, mon oncle, répéta-t-il. Si mes frères et sœurs sont aussi engoués de l’or de ma mère que vous, ils vont me haïr. Et je ne veux pas qu’ils me haïssent.

L’oncle suffoquait sous l’effet de la colère.

— L’argent, Yézo, je m’en soucie comme d’une guigne, comprends-tu ? explosa-t-il. Mais il y a une chose à laquelle je tiens : la famille. Sais-tu ce que c’est, Yézo, sais-tu à quoi ça sert ? Cela fait trop longtemps que tu n’y as jamais goûté, à l’amour d’une famille.

— Comment vouliez-vous que je le goûte si vous n’essayiez même pas de me parler, chez vous, en été ? rétorqua Yézo, la voix neutre.

— Je ne dis pas que ce soit ta faute, mon garçon, je dis simplement que tu n’as pas été élevé comme tes frères et sœurs. Eux se voient tous les jours, ils se côtoient, se chamaillent et s’aiment. Kérada allait se marier. Lorsque ce maudit fonctionnaire s’est retranché chez lui, Norin l’a consolée. Et toi, Yézo, as-tu consolé quelqu’un, dans ta vie ?

Yézo tremblait. Il secoua la tête.

— Non, tu ne l’as jamais fait parce que tu étais avec des garçons forts qui ont, comme toi, quitté leur famille pour aller étudier dans la meilleure école soyovite du nord. Ah, et ton père se vantait d’envoyer un fils dans le nord !

La voix de l’oncle retentissait dans l’air et frappait les oreilles de Yézo avec de plus en plus de puissance.

— Tu étais un enfant du nord, Yézo. Le nord du nord. Et tu as été élevé par des professeurs sudiens. Ainsi, tu n’es plus totalement comme nous. Les Dieux Bienveillants n’entrent pas dans la maison de maternité du nord, même si c’est le roi qui a fait des donations pour sa fondation.

— Certains professeurs ont vécu dans le nord presque autant que toi, fit Yézo.

— Ils sont vieux, oui, mais ce qui compte c’est l’instruction qu’ils ont reçue. Des sudiens restent des sudiens.

— Des nordiens restent des nordiens, rétorqua Yézo.

Héhé, je l’ai eu, là.

— Tu es bien jeune —l’oncle soupira—. Je suis un moine sarénon, mon garçon. Je connais des moines soyovites nordiens. J’ai échangé des impressions avec eux. Ce sont des gens respectables, mais ils changent, même s’ils sont du nord. Ils doivent passer plusieurs années au sud, avant de revenir. Tu le sais, ça.

Cette conversation peut durer des heures, par Valos. Me dit que je ne suis pas nordien, et que je suis coupable, mais pas de tout, que je dois prendre de l’argent que je n’ai jamais voulu, et que patati et patata. Viendront peut-être des patates. Les patateux, des gens qui parlent trop et qui ne disent rien d’intéressant. Mon oncle est un patateux. Pâteux. Pas eux. Mes frères et mes sœurs n’ont rien à voir avec mon oncle, il ne s’approchera pas d’eux. Il décampera, bouche cousue. Il est sarénon et nordien, mais ce n’est pas un brave homme, Imed le sait bien maintenant.

— Que voulez-vous, au juste, mon oncle ? Que j’écrive un papier pour léguer l’argent aux autres ? Vous auriez pu me laisser pourrir à Orenverte, Imed aurait écrit la lettre et vous seriez reparti avec votre paperasse et ne me frappez pas, mon oncle, je ne suis plus un enfant.

Silence. L’oncle serait-il devenu muet ? Auquel cas, la communication serait bien difficile. Aucune perte, de toute façon, puisqu’il ne sait dire que des choses mauvaises, aujourd’hui, mon cher oncle.

— Le notaire veut te voir en personne. Pour s’assurer qu’il n’y a pas de magouilles ni rien.

— Des magouilles ?

— Je veux dire qu’il souhaite s’assurer que tu es d’accord pour répartir l’argent. Le médecin n’a pas voulu diagnostiquer la folie, chez Adoé. Donc le testament est valable et tu hériteras de quatre-cents serks.

Yézo bondit sur place.

— Quoi ? Quatre-cents serks ? Mais d’où sortait-elle cette somme ?

— Ton père, fit simplement l’oncle Pajé.

Yézo secoua la tête, stupéfait.

— Vous plaisantez, murmura-t-il.

— Le notaire s’intéresse donc à ce que la dernière volonté de ta mère soit respectée. Tu dois l’en empêcher. Pour le bien de tous. Avec cet argent, on pourra payer un bon avocat, pour ton père.

— Il pourra s’en sortir ? demanda Yézo.

— Oui. Mais il faut de l’argent.

Quatre-cents serks. Vraiment, ma mère avait de ces surprises, des fois. Mais pourquoi mon père a-t-il mis tellement d’argent au nom d’une femme qui était devenue folle ? Était-elle vraiment folle, comme me l’affirme mon oncle ?

— Et puis, en plus de cet argent, mon garçon, il y a les bijoux, dit l’oncle.

— Ah, mon oncle, je ne veux plus rien savoir. On arrive à Lertasg, je parle avec le notaire, il fait ce qu’il faut faire, et puis je reviens à Orenverte. Avec quatre-cents serks, je suppose que personne ne verra d’inconvénient à ce que je poursuive mes études.

— Tu n’as plus le temps de revenir à Orenverte. Les neiges arrivent.

— Eh bien, l’année prochaine.

— Et que vas-tu faire avec le diplôme ? Tu ne sais pas écrire.

— Je connais les lettres, protesta Yézo. —Il haussa les épaules et eut un geste résigné—. Et puis, peu importe. Je n’irai plus à Orenverte. J’ai bien dit que je ne voulais rien hériter.

L’enfant préféré de sa mère, enfant mythique et syomathique, ne recevra rien puisqu’il ne veut rien. Un bref silence.

— Ah, mon garçon, je sais bien que tu es dépassé par ce qui t’arrive. Mais tu dois être fort. Et on s’occupera de toi.

S’occuper de moi ! C’est consternant. Je m’arrangerai tout seul, mon oncle, s’il le faut, mais, si je reste avec mes frères et sœurs, ce ne sera pas parce que vous me le demandez. Vous pouvez en être sûr.

— Tu ne réponds plus ? Bon. Je crois qu’on a assez parlé comme ça. Maintenant, tout ce que tu dois faire, c’est voir le notaire.

— Mes frères et sœurs sont à Lertasg, donc ?

— Ils doivent être en chemin, oui. Pinceton s’en charge.

Yézo fronça les sourcils.

— Pinceton ?

— Tu ne te souviens pas de Pinceton ? Il est pourtant là depuis toujours. Depuis quinze ans. C’est le chef des domestiques.

— Il y en a beaucoup, des domestiques ?

— Il y en avait cinq. Plus Pinceton. Six.

— Ils sont où, maintenant ?

— Quatre ont été mis à la porte. Ayjilia s’occupe de tes sœurs.

— Ayjilia, répéta Yézo. Elle a toujours été là, elle aussi ?

— Non. C’est la remplaçante de la soubrette d’avant. Celle qui t’a privé de tes yeux.

Yézo haussa les sourcils.

— Elle a donc été mise à la porte, alors qu’elle était innocente.

— C’est tout ton père. Il a des idées de courtisan. Je ne l’aime pas beaucoup, tu sais. Il a gâché la vie d’Adoé.

— Ah, lui aussi ? répliqua Yézo.

— Adoé ne méritait pas la vie qu’elle a eue. Elle était sensible. Ton père était bien plus honorable, avant le mariage. Et puis ses fréquentations l’ont poussé vers l’illégalité. Dommage.

— Vous aussi, vous en tiriez parti, vous l’avez affirmé vous-même.

— Avec le salaire qu’on me donne, je n’aurais pas pu maintenir une maison de maternité aussi belle et impeccable. Tous en sont jaloux. Et toutes les bonnes mères envoient leurs filles déshonorées chez moi. Tu ne peux pas dire que ce n’est pas altruiste, ce que j’ai fait.

Altruiste, alte truite ! Altesse truitée. Truisme vandalisé. Carpe métacarpe phalanges.

— Mais oui, vous êtes un homme d’honneur, mon oncle.

— J’ai comme l’impression que tu te moques de moi.

— Mais non, mon oncle, répliqua Yézo.

— Tu es un sans-cœur, mon garçon. Tu n’as pas pleuré alors que je t’annonçais la mort de ta mère, tu n’as pas pleuré quand tu as appris que ton père est en prison. Tu as un cœur froid.

Yézo se mordit la joue et puis il fit une moue.

— La glace fait de gros dégâts sur les cœurs, il faut croire, répliqua-t-il.

Hé. Je reprends toujours des expressions que sortent mes professeurs. On dirait vraiment que je sais parler. Seila Seynika de Yasdon devait dire quelque chose comme ça, car le professeur Nagéra répétait tout le temps que la neige congelait les cœurs des vivants et en faisait des morts-vivants. Et puis il connaissait le poème. Il l’avait récité à la cantonade le jour où il avait reçu une boule de neige, en traversant la cour avec sa canne —parce que le professeur Nagéra avait également une canne. Mais je ne me souviens pas du poème. Ce n’était pas gai.

Les brindilles craquaient en s’embrasant. La rivière coulait, à une cinquantaine de mètres de leur camp.

— Tu ne mérites pas de revoir ta famille, marmonna l’oncle, sur un ton dédaigneux.

Yézo éclata de rire.

— Je ne la reverrai jamais, mon oncle, rétorqua-t-il.

— Je te laisserais pourrir ici si le notaire ne t’attendait pas.

C’est gentil de me dire ça, mon oncle, on voit bien que l’amabilité te réussit à merveille.

— Mais vous êtes un homme de parole, à ce que je vois, remarqua Yézo, ironique.

— J’aurais dû essayer de te connaître avant. Comme ça, je n’aurais pas eu de mauvaises surprises. Je croyais que tu étais un bon garçon. Mais tu ne t’intéresses qu’aux amis d’Orenverte. Je me trompe ?

— Vous vous trompez, affirma Yézo.

Et puis il se tut. Il sentait des larmes lui monter aux yeux. L’oncle est un sauvage. Un méchant moineau. Gare au tombeau.

— Tu ne peux pas avoir les mêmes sentiments que nous, mon garçon. Tu ne peux pas voir l’amour des autres. Je crains que tu ne sois pas une bonne influence pour tes frères et sœurs, lorsqu’on arrivera à Lertasg.

— Craignez ce que vous voulez, mon oncle. Je peux sentir autant que vous. Je vous assure.

— Tu as oublié bien des choses. Pourquoi n’aurais-tu pas oublié des sentiments qui font de nous des êtres humains ? Je ne suis aucun fanatique, tu le sais bien, mais, pourquoi ne serais-tu pas maudit, Yézo ?

Yézo soupira, exaspéré. Le grand débat de notre temps : un aveugle est-il un être humain à part entière ? N’est-ce pas une malédiction des Dieux ? Des êtres qui ne doivent pas voir parce qu’ils sont dangereux ? Croyez-vous en ces sottises, mon oncle ? Croyez-vous que je suis moitié humain moitié je ne sais quoi ? C’est bien probable. Les guérisseuses de Denor, soyovites donc, disent que les aveugles sont des âmes intérieures qui cherchent l’Illumination et la Vérité. Pour certains, des maudits, pour d’autres, des sages. Il faut voir ce que fait l’imagination. Moi, je ne recherche pas de vérité, ni ne crois être un demi de quoi que ce soit. Donc, au diable les théories.

— La syomathie, et puis les yeux, continuait l’oncle, avec un ton plein de ferveur. Ce n’est pas normal. Arâ a dû poser son regard sur toi.

Arâ areu areu, pourquoi m’as-tu maudit ? Arâ, je n’ai mot dit, pourquoi prends-tu ma vie ?

— Satipsa, la déesse du Chaos, fait les choses comme bon lui plaît.

L’oncle laissa échapper un rire amer.

— Tu me parles de tes Dieux, moi je parle des miens. Vois-tu, mon garçon ? Tu n’es plus du nord.

Yézo renâcla.

— Fichez-moi la paix, mon oncle, avec votre nord et votre sud. Maudit soit le jour où on a inventé ces mots.

Un silence.

— Il est temps de dormir, opina soudain l’oncle.

Yézo ne répondit pas. Il était de mauvaise humeur. Hier, il rigolait avec ses camarades. Maintenant, on ne lui parlait que de désastres. Pas faits pour moi, les désastres. Je n’ai que faire des astres. Gardez votre tour de main sidéral, ô Dieux que la vie des hommes importune.

Yézo prit ses couvertures et se coucha sans mot dire.

— Bonne nuit, dit l’oncle.

— Mmm, fit Yézo.

Il n’allait quand même pas lui souhaiter bonne nuit après ce qu’il lui avait dit. L’oncle ne se rendait pas compte de ce qu’il disait. Il le pensait tellement de fois que ce n’était guère une nouveauté que de prononcer ces pensées. Aujourd’hui, il n’a pas arrêté de m’asticoter. Espèce d’asticot, va. Dors, mon oncle, et puissent les cieux t’étouffer pendant ton sommeil. J’ai de mauvais sentiments. C’est l’énervement. Je dois dormir et ne plus penser à rien. L’oncle est mauvais, mais je n’y peux rien.

Soudain, une rumeur stridente. Elle s’approchait et grandissait. Des corbillons. Tant qu’ils ne nous recouvrent pas de leurs déjections, je m’en fiche.

— Sales corbillons, grogna l’oncle.

Il n’était pas encore endormi. Yézo fit comme si. Pas question de reparler avec le bourreau de service. Il entendit l’oncle bouger. Il était inquiet, avec les corbillons. Ce sont de mauvais oiseaux, mouches noires. Bouches noires qui avalent les cadavres. Yézo frissonna. Normalement, ils n’attaquent pas les personnes vivantes, mais je me souviens d’une histoire que m’avait racontée Imed. Les petits oiseaux avaient attaqué une petite fille qui récoltait des racines, dans les bois. Ils étaient passés, l’avaient vue et puis, comme l’hiver ils aiment se remplir la panse, ils l’avaient dévorée. Une histoire vraie, selon Imed. Horribles. Donc des oiseaux que l’on devrait pouvoir tuer. Mais non. Ils sont protégés par la loi. Les chasseurs préfèrent les gros oiseaux, bien sûr, mais en hiver ils s’en vont, ceux-là, et il ne reste plus que les mouches noires. Stupide loi que personne ne respecte, sauf les pauvres honnêtes gens. Ils n’ont presque pas de viande, pour sûr, mais c’est préférable à manger des plantes empoisonnées. Pauvre enfant. Sales histoires et sales bêtes ailées. Si je m’endors maintenant, je vais faire des cauchemars…

Yézo bâilla et s’endormit profondément, rêvant qu’il balayait la cour avec Parok. Mouais. Et un hibou qui le regardait, silencieux.

* * *

Des roues de charrettes. Des gens qui parlaient. Cacophonie.

— On arrive, fit l’oncle.

Yézo ne répondit pas. Il ne parlait plus beaucoup, depuis une bonne semaine. Aucun intérêt. Mais son cœur fit un bond. Ils arrivaient à Lertasg. Les sabots de Labrune claquaient sur le sol. C’était un chemin en pierre, maintenant. Yézo aurait aimé qu’Imed soit là. Il aurait pu lui décrire la ville. Il aurait pu parler. Mais avec l’oncle Pajé, pas de jets de paroles.

Il entendit s’éteindre les sabots de la jument et fronça les sourcils. L’oncle descendait du cheval. S’il veut descendre du cheval, c’est son problème. Je pourrai mettre la jument au galop et m’enfuir. Et puis pour quoi faire, pour mourir bêtement ? Je dois arriver au moins chez… chez moi. Et puis voir le notaire. Pff. Quelle ironie. Mais ils devaient être vraiment arrivés parce qu’il entendait une rumeur forte et diffuse. Cela faisait longtemps qu’il n’avait pas entendu pareille rumeur. Une ville. La dernière fois qu’il l’avait entendue… pfiou ! Cinq mille habitants. Ça se disait vite, mais c’était énorme. Derlmine devait être un monstre à côté, cependant. J’avais appris les populations avec Moniro. Combien déjà ? Dans les soixante-mille. Horrible. Mais c’était une capitale de duché, fallait bien. Tellement de nordiens… Uturdelis, c’était bien pire. Du monstre à l’enfer. J’avoue, je n’ai aucune envie de voyager jusque là-bas. Si j’avais eu mes examens, je serais allé là-bas, peut-être. Ou peut-être pas. Il y avait bien une grande école pour aveugles, à Uturdelis. Il y avait de tout, à Uturdelis. L’oncle prenait la bride, c’est pour ça qu’il était descendu.

— Yézo, fit l’oncle. Ne parle pas trop avec tes frères et sœurs, hein ?

— Pas d’problème, mon oncle, répliqua Yézo.

Mes lèvres se sont décollées. Elles s’étaient incrustées l’une dans l’autre, à force de les serrer.

— C’est bien, mon garçon. Ils ne te croiraient pas de toute façon, et ce ne serait pas bon pour toi.

Yézo, à califourchon sur la jument, ne répondit pas. Il entendait des voix criardes alentours.

— Un cuivrain, le kilo de pommes de terre ! Un cuivrain ! hurlait une femme.

— Du poisson séché de Rezger ! criait un homme.

Et puis Yézo cessa d’écouter leurs plaintes. L’une vendait des patates, l’autre, des poissons. Et là, franchement, je commence à avoir faim. La jument tournait et changeait de direction. Ils passaient par des rues plus silencieuses et débouchaient sur des places bruyantes. Les cris de protestations de personnes bloquées dans quelque embouteillage se mêlaient à ceux, perçants, d’un groupe de jeunes enfants qui devaient être en train de jouer à quelque chose d’amusant.

Et puis la jument s’arrêta.

— On est arrivé, répéta l’oncle.

On arrive toujours quelque part et, selon le dicton, l’on arrive toujours d’où l’on part. Celui qui prend le manteau, demain prendra le marteau. L’oncle le prit par la taille et l’aida à descendre. Yézo détacha sa canne et la plaça dans sa main gauche. Il était gaucher. En plus. On aurait cru qu’il était né exprès pour accumuler les mauvais présages et les superstitions.

Des coups frappés à une porte. Mon oncle qui frappe avec le heurtoir. Ça fait un drôle de bruit. Je me souviens de ce bruit. Le heurtoir est en forme de poing. La porte, d’un bois épais, je crois.

Soudain, un son métallique. Des chaînes qui se détachent en haillons. Une clef. Et puis un courant d’air.

— Frère Delbismor ! s’écria une voix.

Ah. Cette voix. Je dois m’en souvenir ? Et puis, non, je ne m’en souviens pas.

— Bonjour, Pinceton.

— C’est… C’est le petit Yézo ? fit l’homme.

Pinceton. J’aurais dû reconnaître sa voix. Mais je ne me rappelais plus qu’il existait, il y a deux semaines, alors c’était peu probable de le reconnaître.

— Oui, répondit l’oncle. Dis bonjour à Pinceton, Yézo.

On dirait qu’il s’adresse à un enfant de six ans, par Valos ! Yézo soupira et fit un geste avec la tête.

— Bonjour. Mes frères et sœurs sont arrivées, donc, si vous êtes là.

— Bien sûr ! On est arrivé le dernier Lemjour. Ah, ça me fait plaisir de te revoir, Yézo, qu’est-ce que tu as grandi !

N’est-ce pas. Et heureusement. Autrement, cela aurait été préoccupant. Enfin, Pinceton semble être un homme gentil. Il ne faut pas être désagréable.

— Emmène Labrune à l’étable, Pinceton. Je suis fatigué par le voyage, je n’ai pas arrêté, depuis Derlmine, et puis j’ai une faim de loup.

— Certainement, mon Frère.

Mon Frère, comme si c’était son frère. Les moines ont toujours des familles trop grandes, comme celle de Sterkaros.

— Entrons, dit l’oncle.

Les sabots de Labrune s’éloignaient. L’oncle voulut le prendre par le bras. Yézo recula.

— J’ai ma canne, mon oncle, je n’ai pas besoin d’aide.

Il l’entendit soupirer, exaspéré.

— Comme tu voudras.

Ils entrèrent donc. Yézo leva un pied pour passer sur la marche, et puis l’autre. Il était dedans. Dans une cour intérieure. Il s’en rappelait. Une belle maison, un peu vieillotte mais solide. Il faillit se cogner contre une colonne. Heureusement, l’oncle le surveillait et il le tira légèrement vers la gauche. Merci, mon oncle.

— Oncle Pajé ! s’écria alors une voix féminine —Yézo réprima un sursaut—. Norin, Énel, c’est l’oncle Pajé ! Il est arrivé. Et puis notre frère, aussi ! Venez vite !

Des bruits de pas. Des bottes résonnant dans la cour. Un grand tapage. Soudain, des bras l’embrassèrent avec fougue. Yézo sentit son cœur battre plus vite. Il ne s’attendait pas à cette bienvenue. Il s’attendait plutôt à une haine contenue, à du mépris et du dédain. Il s’était manifestement trompé.

— Oh ! Ça fait si longtemps qu’on ne te voyait pas. Tu étais tout petit, quand tu es parti, maintenant tu as grandi.

Je ne sais, au juste, qui est-ce qui est en train de me parler. Une de mes sœurs. Kérada, probablement, puisque je ne perçois pas cet air enfantin que doit avoir une fille de onze ans. Kérada, qui se moquait de moi en imitant la chouette, me serrait dans ses bras après une absence de sept ans… Les choses prennent un tournant surprenant parfois.

— Bonjour, ma sœur, dit-il, lorsqu’elle l’eut libéré. Je suppose que, toi aussi, tu as dû grandir.

— Oui, répondit sa sœur, en riant. Tu dois avoir faim, après ce voyage. Vous arrivez juste à temps. On allait passer à table. Je vais dire à Ayjilia qu’elle mette deux couverts en plus.

Elle a vraiment changé, Kérada. Mais, évidemment, ils ne pouvaient pas rester intacts.

— Alors, comme ça, c’est toi, mon frère aveugle, fit une voix d’enfant.

— Rayéva ! la sermonna Kérada.

Rayéva. Yézo sourit.

— C’est moi, petite sœur.

— Je t’imaginais plus vieux, fit-elle, avec un ton qui semblait me reprocher d’avoir déçu son attente.

Yézo éclata de rire.

— Le temps arrangera cela, affirma-t-il.

— Norin ! cria Kérada. C’est Yézo ! Tu n’entends donc pas ?

— J’arrive ! fit Norin.

— Je vais aux cuisines, dit Kérada. Ne raconte rien avant que l’on soit tous réunis ! ajouta-t-elle à mon adresse.

— Moi, je vais m’asseoir un peu. J’ai les bras et les jambes moulus, fit l’oncle.

Tandis que l’oncle Pajé et Kérada s’en allaient, Yézo entendit des bottes qui descendaient des escaliers. Le bruit s’arrêta un moment puis il reprit. Norin s’approchait. Énel, aussi, quelque part.

— Bonjour, Norin, dit Yézo.

Un bref silence. Puis un rire. Norin s’approcha et me donna quelques tapes sur le dos. Yézo fit de même de sa main droite.

— Bonjour, petit frère, répondit Norin.

Yézo sourit. Petit frère. Norin était de deux ans son aîné, c’est vrai.

— Alors, ça va à Orenverte ? demanda-t-il.

Yézo acquiesça.

— Oui. Et toi, à Derlmine ?

Un bref silence. Il devait sûrement faire un geste. Mes amis, à Orenverte, se gardaient de faire beaucoup de gestes, pour me parler, ils avaient l’habitude et savaient que c’était inutile.

— Ça va. Les études, pas si brillantes que toi, ça j’en suis sûr.

— Pourquoi tu dis ça ? Je n’étais pas le meilleur de la classe, tu sais.

— Non. Mais, moi, j’ai vraiment du mal à me concentrer.

Rayéva grogna.

— Ça, c’est parce que tu vois que des filles et tu ne vois pas les lettres, lança-t-elle.

— Oh, Rayéva…

— C’est une sorte typique de dyslexie, à son âge, ajouta-t-elle.

— Rayéva ! protesta Norin, sans pouvoir réprimer un éclat de rire.

Yézo rit.

— Tu n’as pas changé depuis la dernière fois, petite sœur : tu continues à faire enrager ton frère.

— Il faut bien, répliqua-t-elle. Mais c’est vrai qu’il n’arrête pas de penser aux filles, tu sais.

Yézo esquissa un sourire.

— Je te crois sur parole.

— Énel, tu ne dis pas bonjour ? fit Norin.

Il venait d’arriver, ou pas, Yézo n’en savait rien.

— Bonjour, fit une nouvelle voix.

— Bonjour, Énel, répondit Yézo. Ça fait plaisir de tous vous entendre.

— Et de t’entendre, toi, Yézo, dit Norin. C’est quand même dommage que tu ne puisses pas poursuivre les études. C’était ta dernière année.

— Oui, fit Yézo, avec une moue.

— Mais ça ne fait rien, ce qui compte c’est que tu as appris plein de choses, là-bas, hein ?

Il essaie de me consoler, comprit Yézo. Quand même, un chic type. Et c’est mon frère, en plus.

— Oui, ça, j’en ai appris, des choses, répliqua-t-il.

— Et puis, nous aussi, on a laissé nos écoles pour venir ici, observa-t-il.

— Je sais, fit Yézo. C’est… triste.

— L’oncle t’a donc raconté, pour mère, conclut Norin, à voix basse.

Yézo ouvrit la bouche, la ferma et acquiesça.

— Elle est morte subitement, sans douleur, poursuivit son frère. Le chagrin l’a emportée.

Le chagrin. Oui. Et sa main.

— Mais elle savait bien que Père…, commença Yézo.

— Oui, l’interrompit brusquement Norin. C’était un secret bien gardé. Tu le savais déjà, toi ? Cela me surprend.

Yézo haussa un sourcil. Leur père faisait du marché noir, et ça le surprenait qu’il sache ? Grands Dieux ! Il fallait plutôt s’étonner si l’un des membres de la famille l’ignorait.

— Je l’ai toujours su, répliqua Yézo, surpris.

Un bref silence.

— Eh bien, moi, je l’ai appris quand j’avais treize ans.

— Et moi quand j’en avais huit, fit Rayéva, en pouffant. Notre père avait fait une bévue, ce jour-là.

Ah. Je comprends. C’est Imed qui m’avait tout raconté, un jour, lors de la première année scolaire. À vrai dire, il s’était décidé à me le révéler parce que je le harcelai de questions. J’étais assez insupportable, quand j’étais jeune. Trop curieux. Et pourquoi mon père m’a-t-il donné un livre interdit, pourquoi ton papa travaille avec le mien, et tout le babillage. Voilà le résultat. Maintenant je sais plein de choses que je ne dois pas dire. Et puis ça n’est pas dû qu’à ma curiosité : c’est l’oncle qui est trop bavard.

— Après, on a vite compris, ajouta Norin. Mais toi, comment le savais-tu ? Il faisait tout pour qu’on ne soupçonne rien. Il ne parlait jamais de son travail. C’est tout juste si on savait qu’il était commerçant.

Yézo haussa les épaules.

— J’ai dû entendre quelque chose, quand j’étais jeune. Ça ne m’a pas frappé sur le moment. À cet âge, on ne s’y connaît pas en lois.

— Eh, Norin, ne lui pose pas de questions pendant que je ne suis pas là ! s’écria Kérada, alors qu’elle traversait la cour à pas rapides.

— Excuse-moi, Kérada, mais il dit qu’il savait tout à propos du travail de père depuis qu’il est tout petit.

— Norin ! Pourquoi as-tu sorti les sujets sombres ? Tu ne le laisses même pas reprendre son souffle !

Elle était mécontente.

— Je… enfin, Kérada ! C’est quand même important.

— Oui, mais ce n’est pas urgent. Donc, on va manger, on va parler de tout et de n’importe quoi et, demain, on aura tout le temps d’en parler.

Yézo demeura silencieux.

— Comme tu voudras, Kérada, mais il faudra bien en parler.

— On en parlera. Mais Yézo doit se reposer. Il a voyagé pendant toute la matinée. Il doit être affamé, pas vrai, Yézo ?

Elle me parlait sur un ton maternel. Comme si j’étais son fils. Peut-être, à la mort de sa mère, s’était-elle promise de s’occuper de ses trois frères et de sa petite sœur. Je crois bien que l’on va tous s’entraider ; comme ça, au moins, on aura un appui.

Alors, Norin dit sur un ton léger et sérieux à la fois :

— Ne traite pas Yézo comme un gamin parce qu’il est aveugle, traite-le comme un être humain de quinze ans, Kérada.

Un silence.

— Norin. Tais-toi, s’il te plaît. Allons nous asseoir à table.

Kérada le prit par le bras et Yézo, en faisant une moue, se laissa faire. Il ne faut pas non plus blesser son amour-propre. Elle me guidera et elle sera contente. Mais quand même… C’est mauvais pour mon amour-propre à moi… Enfin. Un autre jour, je lui dirai que ce n’est pas la peine. Je crois que je me souviens assez du plan de la maison. En bas, une salle à manger, la cuisine, la lingerie et un salon. En haut, les chambres. La demeure était plutôt grande, mais pas du tout à la mode. C’est pourquoi monsieur Kaner Kabardin avait voulu en changer. Probablement.

Au cœur de l'ombre