Accueil. Moi, Mor-eldal, Tome 3: Le trésor des gwaks

24 Témoignage

Korther ne me donna pas plus d’explications avant de me demander de le suivre en bas des escaliers. Après avoir adressé une moue tranquillisante à mes compères, je sortis derrière lui. On n’entendait que le bruit des bottes contre les marches. Arrivés au premier étage, le kap murmura des ordres à ses compagnons et me désigna une porte entrebâillée. J’entrai. C’était une sorte de bureau, relativement vide. Quelques instants après, Korther entra à son tour, seul. Et il me tendit un flacon.

— « Avale ça d’un coup, ça te fera beaucoup de bien. »

Comme je le regardais, interdit, il insista, impatient :

— « Avale. »

J’acceptai le flacon et le portai à mes lèvres. Je regardai le kap dans les yeux et me dis : aie confiance, Mor-eldal, s’il avait voulu te tuer, il aurait pu te planter le poignard. Je vidai le flacon. Ça avait un goût du diable. J’eus des haut-le-cœur et fus sur le point de tout rendre, mais Korther m’aida à me contrôler en me tendant un verre d’eau. De l’eau ! Je le bus tout entier, avec avidité. Et je me resservis tout seul du pichet pour en boire un autre. Quand je laissai le verre vide, je me sentis soudain pris de vertige. Je titubai, tâtonnai et Korther m’aida à trouver la chaise.

— « C’est bien. Rassure-toi, le vertige passe vite, » me dit-il. « Je suppose que tu dois déjà deviner ce que c’était. Certains l’appellent la potion anti-magie. Elle a inhibé presque complètement ta tige énergétique et, en théorie, maintenant, tu es incapable de moduler un sortilège, et pour un bon moment. » Il jeta un regard à ma main droite inanimée et acquiesça pour lui-même avant de me sourire. « Visiblement, ça fonctionne. »

Je lui rendis un regard horrifié, le baissai sur ma main immobile et la serrai avec la gauche, tremblante. Je ne sentais absolument rien. Pas même un brin d’énergie mortique. Et Korther continuait de sourire, amusé. Il m’avait laissé sans défense et estropié, et le maudit souriait ! Je ne décollai pas mes lèvres. Si je l’avais fait, j’aurais probablement lâché un bien articulé « bouffres de bouffres d’isturbié ». Mais je ravalai ma mauvaise humeur. Korther s’assit de l’autre côté du bureau et posa ses mains sur celui-ci, en faisant tourner ses pouces.

— « Tu ne dois pas te préoccuper pour ton secret, » déclara-t-il. « Le Loup Blanc n’osera jamais dire à personne que son ancien kap avait des relations avec quelqu’un comme toi et je l’ai convaincu que tu n’avais pas été capable de tuer Frashluc avec ta magie. Darys, le fils, ne sait pas que tu étais là-bas enfermé sous son toit et, de toutes façons, cet homme a perdu tout appui et il n’entreprendra jamais rien de ses propres mains. Le petit-fils croit que c’était un accident ou, du moins, c’est ce qu’il a raconté à ma fille. En conclusion, personne ne t’accuse de rien, galopin. Excepté les Daguenoires, peut-être. »

J’ouvris la bouche. Je la refermai. Je déglutis. Et je demandai :

— « C’est qui, le Loup Blanc ? »

Korther se racla la gorge, amusé.

— « Jarvik, l’Albinos, le Loup Blanc, le second de Frashluc. Le nouveau grand kap des Chats. Ce n’est pas un mauvais type et, précisément pour cette raison, je ne crois pas qu’il reçoive autant d’appui que son prédécesseur. Enfin, on verra bien. Maintenant, galopin, tu vas bien écouter ce que je vais te dire. »

Il se pencha sur la table pour approcher son visage du mien, il m’évalua du regard et, enfin, il lança avec vivacité :

— « Draen Hilemplert, Ashig Malaxalra, Mor-eldal ou comme tu voudras que je t’appelle : j’en ai par-dessus la tête de toi. À peine fais-tu quelque chose de louable que, le jour suivant, que dis-je, la minute suivante, tu me donnes envie de rompre mes vœux de voleur pacifique et de t’envoyer en enfer. » Il fit une pause effrayante. « Et, pourtant, » reprit-il, « tu es un bon élève, tu n’es pas un mauvais garçon, tes intentions sont toujours bonnes, je crois que tu es simplement un impulsif. Et les impulsifs ne font jamais de bons voleurs. Par conséquent, je te conseille d’abandonner la profession et de me remettre cette clé magique que t’a donnée le vampire. »

Il tendit une main, m’indiquant par là que ce qu’il demandait était plus qu’un conseil. J’humectai mes lèvres.

— « Je sais pas de quoi vous parlez, m’sieu. »

Korther écrasa son poing contre la table et je tressaillis légèrement, mais je ne quittai pas des yeux son visage allongé d’elfocane.

— « C’est ce genre de réactions qui m’exaspère chez toi, galopin, » me siffla-t-il. « Entre autres. »

Je serrai les dents.

— « Je sais que tu as cette magara, et je pourrais te l’enlever de force, » me fit remarquer Korther.

Je le foudroyai du regard. Je me sentais blessé par ses paroles et, en même temps, triste, irrité et avec l’envie incompréhensible que Korther se fâche après moi.

— « Ben, faites-le. Allez. Cherchez. Voyez si vous le trouvez, » le défiai-je.

Korther ne se fit pas prier. Il se leva, alla jusqu’à la porte et demanda à un autre Daguenoire de me fouiller. Parce qu’évidemment, il était trop grippe-clous pour s’abaisser à de telles tâches. Je le vis arquer les sourcils quand il découvrit les près de quinze siatos que j’avais, il resta impassible quand il vit le bâtonnet de rodaria et hocha la tête quand le Daguenoire essaya de m’ôter les colliers et que je reculai.

— « C’est toi qui l’as voulu, galopin. »

Et il fit un geste. Le Daguenoire m’attrapa et, avec une main inutile, je ne pus faire autrement que de me laisser voler mes pendentifs.

— « Merci, Devon. Tu peux sortir, » fit Korther à son compagnon.

Le Daguenoire partit en commentant seulement :

— « Jolie somme. »

Quand la porte se ferma et que nous restâmes de nouveau seuls, Korther examina l’amulette d’Azlaria avec curiosité, puis le collier de musique. Il leva un index et sourit.

— « Ah. »

Il secoua les tuyaux de la petite flûte et découvrit finalement le clou. Et la clé magique d’Arik. Collé au mur, je ne réagis que lorsqu’il toucha celle-ci. Alors je protestai :

— « Arik me l’a donnée. Elle est à moi. »

Korther ne répondit pas. Il contourna le bureau, revint s’asseoir et s’appliqua à examiner aussi bien la baguette magique que l’amulette d’Azlaria. Le silence se prolongea. Le kap semblait avoir oublié le travail qu’il voulait me donner. Il n’allait pas me voler aussi l’amulette d’Azlaria, n’est-ce pas ? Parce que s’il faisait ça, s’il faisait ça… S’il faisait ça, quoi ? Je ne pouvais rien faire. J’étais un maudit gwak assassin impulsif, rien de plus.

J’avais tellement mal à l’estomac que je dus m’asseoir par terre et j’enfouis mon visage entre mes genoux, étouffant ma peine. Je restai ainsi un bon moment, presque totalement silencieux. Korther ne me dit rien. Il devait en avoir par-dessus la tête de mes pleurnicheries. Certainement, les magaras qu’il examinait l’intéressaient davantage que cette créature cuivrée et éplorée, recroquevillée dans un coin de la pièce.

Et pourtant, me dis-je, pourtant, il avait pensé que je pouvais faire un travail pour lui.

Après un autre silence durant lequel je me calmai, je m’essuyai les yeux, levai mon regard et vis Korther encore très concentré sur l’amulette d’Azlaria. Je me levai et allai m’asseoir sur la chaise devant lui avant de dire :

— « C’est mon maître qui me l’a offerte. »

Korther ouvrit les yeux, m’observa et sourit légèrement.

— « Et je suppose qu’elle est aussi à toi, alors. »

Je soutins son regard mais ne répondis pas. Korther fit une moue pensive et me tendit l’amulette d’Azlaria ainsi que le collier de musique et les autres colliers : celui de l’os de férilompard et l’autre que je m’étais fabriqué avec une simple corde et des coquilles de noisettes. Après une hésitation, je les remis tous. Je ne tendis pas la main vers la clé magique ni vers le clou de fer. Je n’osai pas. Ni non plus vers le petit monticule de pièces que j’avais fauchées dans le magasin de vêtements. Par contre, je récupérai mon bâtonnet de rodaria et, bien qu’il soit déjà très mâchonné, je fourrai une extrémité dans ma bouche pour le mâcher deux, trois fois, avant de sentir que la faim s’apaisait un peu. Alors, je rangeai le bâtonnet et dis :

— « Je regrette rageusement, Korther. Je veux vous aider. Je jure que c’est vrai. J’ai fauché la Solance. Et je l’ai bien fait, non ? Vous n’avez qu’à me dire ce que je dois faire. Et je le ferai bien. »

Je me tus tandis que Korther secouait la tête.

— « Non, galopin. Tu as été trop loin. Et je ne crois pas que cette vie de voleurs te convienne. Tu finirais par mourir avant l’heure. Et ce serait dommage. »

Je baissai les yeux pour cacher ma déception. La vie de voleur ne me convenait pas ? Ben, quelle vie me convenait alors ? Celle de rester enfermé dans un centre de jeunesse durant des années sans mes compères ? Dans ce cas, je préférais quitter Estergat avec mes camaros, le P’tit Loup et Rogan et on s’en irait, que sais-je, à Véliria, à Kitra, dans la vallée, aux Communautés d’Éshingra voir mon maître, naviguer sur l’océan !

Korther interrompit mon élan intérieur.

— « Malgré tout, je vais te donner un dernier travail, galopin. »

Je levai les yeux, attentif, l’air de dire : je ferai n’importe quoi pour vous prouver que je ne suis pas un traître. Bon, traître, je l’étais, mais pas un traître malveillant. Euh… Ça existait, les traîtres bienveillants ? Fichtre, bon, qu’est-ce que j’en savais…

Korther interrompit de nouveau mes réflexions en disant :

— « Dans deux heures, à une heure de l’après-midi, un homme vêtu de rouge, avec l’uniforme de la garde nationale, sortira du Capitole. Tu iras avec lui et tu le suivras là où il te conduira. Il te fera entrer dans une salle où tu rencontreras un ou plusieurs messieurs, ou dames, » observa-t-il. « Et tu leur diras ceci, galopin : j’ai vu un dragon de terre. Tu crois que tu es capable de faire ça ? »

Je fronçai les sourcils sous son regard légèrement moqueur.

— « Naturel, » dis-je. « Mais… qu’est-ce que je dois voler ? »

Korther roula les yeux.

— « Rien. Absolument rien. Si tu voles quelque chose, j’ordonne qu’on te coupe la main, galopin. La droite. La seule chose que tu dois faire, c’est de leur raconter que c’est le dragon de terre qui a réellement ouvert le tunnel vers les Souterrains. Pas les Daguenoires. Pas ceux de Yadibia. Le dragon de terre. Ça paraît stupide, comme ça, mais c’est important. Ils te poseront des questions sur ce que tu as vu et, toi, tu leur raconteras. S’ils sont assez futés, ils ne te poseront pas de questions sur les Daguenoires. S’ils le font, tu dis que tu ne sais rien. Et, certainement, je parie mille siatos qu’ils en savent davantage que toi. Alors ? Tu es prêt à le faire ? »

Le travail me parut à la fois décevant et inquiétant. Bouffres, c’est que j’espérais avoir l’occasion de prouver à Korther que j’étais capable d’être un bon Daguenoire. Et paf, il me donnait un simple travail de témoin et de messager. Bouffres. J’acquiesçai.

— « Oui, » dis-je sans entrain. « C’est simple comme ayô. »

Korther sourit.

— « Pas tant que ça, vu que tu es le seul qui ait vu ce dragon. Et, grâce à toi, il se peut qu’Arkolda et Yadibia engagent des relations diplomatiques sur un bon pied, » annonça-t-il en se levant. « Tout cela, grâce au témoignage d’un Survivant. Que dis-tu de ce travail maintenant ? Je t’ai donné rendez-vous avec les personnes les plus influentes d’Estergat, galopin. Moi mis à part. »

Ses paroles et son expression blagueuse m’arrachèrent un sourire. Je me levai à mon tour.

— « Je leur dirai tout ce que je sais sur le dragon. Parole de Chat gwak. »

Korther acquiesça, satisfait, et il fronça alors les sourcils.

— « Parfait, mais ne dis pas de mensonges à ces ‘grippe-clous’ pour fanfaronner, hein ? »

Je fis une moue comme s’il venait de me surprendre la main dans le sac.

— « Non, m’sieu. Dites, m’sieu. »

— « Quoi ? »

— « Je peux… ? J’veux dire, mes compères sont libres, pas vrai ? Et Arik aussi ? »

Korther sembla y réfléchir un peu avant d’affirmer :

— « Ce vampire… ne devrait pas rester à Estergat. Mais, quoi qu’il fasse, il aura besoin d’aide. Et je suis prêt à lui en offrir. Dis-le-lui. Dis-lui qu’il est libre. Mais que, s’il le souhaite, il peut rester ici. »

J’ouvris grand les yeux, abasourdi.

— « Vous voulez faire de lui un Daguenoire ? »

J’essayai de ravaler ma jalousie, en vain. Fichtre, pourquoi Arik allait pouvoir être un Daguenoire et pas moi ? Korther m’observa avec une certaine raillerie.

— « C’est une proposition, rien de plus. Toi, par contre, je te recommande de laisser le collier de ton maître à un de tes amis avant d’aller au Capitole. Là-bas, ils te fouillent à coup sûr. Et, moi, à ta place, je laisserais aussi la rodaria. Ça fait… euh… mauvaise impression. D’ailleurs, tu ferais bien de la laisser pour toujours. »

J’acquiesçai et pris un air d’excuse.

— « C’est qu’il fait faim, des fois. »

Korther sourit, peut-être à cause de la façon dont je me plaignais. Il prit plusieurs pièces de monnaie et me les tendit.

— « Je suppose que ça y remédiera. Je te donne pas le reste, parce que, si c’est pour le dépenser en rodaria, ça n’en vaut pas la peine. Peut-être que tu veux que je te donne un autre conseil avant que tu t’en ailles pour toujours, galopin. »

Le « pour toujours » me causa un profond mal-être et je le regardai comme si le kap Daguenoire m’abandonnait au milieu d’un bois inconnu.

— « Quel conseil ? » demandai-je, très attentif.

Korther s’arrêta devant moi, jeta un coup d’œil à ma main encore inutile et dit :

— « Réfléchis avant d’agir. Ça t’épargnera beaucoup d’ennuis. »

Il fit un geste tranquille vers la porte, pour m’inviter à sortir. Je fis quelques pas vers elle, embarrassé, cherchant frénétiquement une réponse. Finalement, je répondis :

— « Mon maître aussi me le disait. Mais ça marche pas. »

Korther sourit et ses yeux de diable étincelèrent.

— « Le conseil ne marche pas tout seul si tu ne l’appliques pas, galopin. Bonne chance et ne reviens pas. »

Fichtre. J’avais dit une bavosserie. Allais-je m’en aller comme ça, en lui laissant une image de gwak scafougné ? Je tendais déjà la main vers la poignée de la porte quand je revins sur mes pas et dis :

— « M’sieu, vous aimez la musique ? »

Korther cligna des yeux, surpris.

— « Qui ne l’aime pas ? » répliqua-t-il.

Je me mordis la lèvre, empli d’espoir.

— « Bon. Ben, je vous le dis. Si vous voulez que je vous chante quelque chose, un jour, quand vous voulez, ben je viens et je vous le chante. Les gens disent que je braille bien. C’est le seul truc que je sais faire. Je connais des tas de chansons. J’ai même impressionné Yarras et, pourtant, lui, il en connaît plein parce qu’il fait qu’à flemmarder… »

Je me tus. Korther avait plongé les mains dans ses poches, fort amusé.

— « J’y penserai, galopin, » assura-t-il. « Tu devrais te faire bouffon de fête foraine, tu sais ? Sans vouloir t’offenser. Et, maintenant, file et n’oublie pas : à une heure, devant le Capitole. Pour que tu n’arrives pas en retard, Devon t’y conduira. »

Il ouvrit lui-même la porte et ajouta :

— « Au fait, la cape. Enlève-la. C’est celle de Lowen et elle porte ses initiales. Je ne veux pas que ce garçon se voie mêlé à plus d’embrouilles à cause de toi. Et maintenant, va récupérer tes amis… Devon !, fais en sorte qu’il ne rate pas le rendez-vous. »

Le Daguenoire qui gardait la porte acquiesça et je m’éloignai en montant les escaliers à la hâte, pressé de libérer mes compères de cette maudite chambre. Comme j’arrivais au troisième étage, j’entendis la voix de Korther qui parlait en bas avec Devon. Je soupirai, convaincu que Korther me prenait pour un gwak isturbié. Bon, au moins, il avait reconnu que ce que j’avais fait, je l’avais fait avec de bonnes intentions. C’était déjà ça.

Mais je ne pouvais m’empêcher de me sentir triste d’avoir été expulsé de la confrérie. Je soupirai de nouveau, haussai les épaules et pensai qu’on ne pouvait pas avoir plusieurs kaps et que j’avais bien assez du Vif. Alors, je retirai la barre avec ma main gauche, j’ouvris la porte et clamai joyeusement :

— « Compères, on est libres ! »

* * *

Korther avait raison : on ne me laissa pas entrer voir les messieurs et dames du rendez-vous sans me fouiller avant tout entier. Malgré tout, quand ils me virent apparaître dans la salle luxueuse, les grippe-clous ne purent éviter de faire des commentaires moqueurs. Un gamin ? Les Daguenoires nous envoient un gamin comme témoin ? Admirable !, disait l’un. Quelle effronterie !, disait un autre. Et fichtre, moi, j’avais dit à Korther que mon travail était simple comme ayô mais, maintenant, il ne me le semblait pas tant. Pas face au regard de la dizaine de grippe-clous qui m’observaient, certains avec une déception irritée, d’autre avec moquerie, d’autres avec miséricorde. Une dame avec une grande robe rouge et un très joli visage s’approcha et tendit une main. Je me raidis, effrayé, mais elle ne fit que toucher doucement ma joue.

— « Petit. Tu es venu nous raconter quelque chose, n’est-ce pas ? »

Je sentis une vibration énergétique et je tressaillis. Une magicienne. Diables, c’était une magicienne ! Ben, évidemment, me dis-je. Je la connaissais. C’était la Magicienne Suprême du Conservatoire. Je l’avais vue plus d’une fois parcourant les couloirs de ce grand bastion alors que j’errais sans but ou que je remettais des messages de Miroki Fal. Je la regardai dans les yeux —des yeux noirs qui me troublèrent presque autant que ceux de la Bleutée— et j’acquiesçai de la tête. Mon cœur battait à tout rompre. Mon instinct me disait : cours, carapate, tu es devant des grippe-clous puissants qui vont t’écraser !

Mais j’avais donné ma parole à Korther. Aussi, j’inspirai profondément et lançai :

— « J’ai vu un dragon de terre. C’est lui qui a ouvert le tunnel vers les Souterrains. »

Mon affirmation généra une vague de commentaires. Maintenant, personne ne faisait attention à moi. Non, si. La Magicienne Suprême me regardait toujours. Elle leva de nouveau sa main et je fis des efforts pour ne pas reculer. Elle toucha mon front et je sentis de l’énergie. Bréjique ? Peut-être.

— « Raconte-nous-en plus sur ce dragon, » m’ordonna-t-elle.

Aussitôt, les conversations se turent et les regards se focalisèrent de nouveau sur moi. Je tentai de me calmer, déglutis et racontai :

— « Il s’est amené quand j’étais au fond du tunnel, en train de pioncer. Tout a commencé à bouger et y’avait les roches qui tombaient. Ma lanterne s’est cassée et pour un peu je me fumise. Et c’est là que je l’ai vu. »

— « Le dragon ? Et qu’est-ce qu’il a fait ? » m’encouragea la magicienne.

— « Il a ouvert sa gueule et il a pris une roche, et puis après il a refermé ses mâchoires et il l’a enfournée, » racontai-je. « Et après il est parti. »

— « Quand est-ce que cela s’est passé ? »

Je calculai et dis :

— « Y’a une lune. »

De fait, ça faisait exactement une lune : nous étions déjà au quatrième Jour-Bonté de Pailles.

— « Comment as-tu vu le dragon si la lanterne s’était cassée ? » interrogea un autre grippe-clous.

Je fronçai les sourcils. Fichtre. C’est vrai, comment l’avais-je vu ? Alors, les Esprits soient loués, je me souvins.

— « Les insectes, » expliquai-je. « Il avait un tas d’insectes de lumière sur les écailles. Jaunes. Les écailles, je veux dire. Bon, jaunes mais toutes pleines de terre. Et ça empestait, mais terrible, comme la cendre du ciel, mais en pire. » Je me tus et regardai la magicienne, inquiet. « J’en sais pas plus. »

Je sentais encore sa main froide sur mon front. Maintenant, cela me réconfortait presque, parce que je me disais : la celmiste connaît un sortilège pour savoir si je dis la vérité, comme ça, elle verra que je ne mens pas. Bon, je n’en étais pas certain : je me rappelais bien encore comment Frashluc s’était payé ma tête avec son amulette de la vérité. Mais… là, je n’étais pas devant Frashluc, j’étais devant la Magicienne Suprême d’Arkolda, ni plus ni moins.

— « Et quelle direction a-t-il prise ? » demanda une voix. « Vers le haut ou vers le bas ? »

Je cherchai la personne qui avait parlé et ne la trouvai pas, mais je pris malgré tout l’air de celui qui n’en sait rien.

— « Vers… vers la droite. Je crois. Ch’sais pas. Quand il a bougé, après, je le voyais plus. »

— « Tu n’es pas allé voir ? » s’étonna un autre.

— « Voir ? » répétai-je. « Non. Je pouvais pas voir. Les roches me sont tombées dessus. Je suis resté coincé. Les ancêtres m’ont aidé, sinon je serais resté enterré. »

— « Les Daguenoires, tu veux dire, » fit un autre avec un raclement de gorge ; un député, je crois —j’avais déjà vu sa tête dans les journaux.

Je lui rendis un regard l’air de dire : je réponds pas à ça. Je le vis soupirer et s’approcher avec son bâton en disant :

— « D’après la note que nous a fait passer ce… Korther, tu n’appartiens pas à la confrérie. Est-ce vrai ? »

Je serrai les lèvres. Bouffres. Je secouai la tête.

— « Tu n’appartiens pas à la confrérie, » insista le député.

— « Non, m’sieu, » confirmai-je enfin avec une certaine mélancolie.

— « Mm. Alors, que faisais-tu dans ce tunnel ? » Je gardai le silence. Il reprit : « Pourquoi Korther ne veut à aucun prix que nous accusions ceux de Yadibia de nous avoir ouvert un tunnel vers les Souterrains en pleine ville ? »

Cette question, il semblait presque la poser davantage aux autres qu’à moi. Cependant, cette fois-ci, je rompis le silence en disant :

— « C’est le dragon qui a ouvert le tunnel. C’est lui qui l’a ouvert en vrai. »

Le député échangea un regard avec la Magicienne Suprême et acquiesça.

— « Je te crois. Quoique ce ne soit pas particulièrement rassurant de penser que nous avons des dragons de terre sous la Roche. » Plusieurs présents firent des commentaires à leur tour. Le député joua un moment avec son bâton avant de s’intéresser de nouveau à moi et de demander : « Dis-moi, tu as des parents, mon garçon ? »

— « Non, » répliquai-je. Et je frémis quand je sentis une légère décharge énergétique. Je regardai la magicienne avec crainte. Diables, bouffres. Ça se voyait tellement que je mentais ? Je rectifiai avec un soupir : « Oui. »

— « Mm. Ce sont des Daguenoires ? »

Je ne pus éviter de souffler.

— « Non. »

Le grippe-clous consulta de nouveau la Magicienne Suprême avant de réaliser un geste sec de la tête.

— « Nous te remercions pour ton témoignage, jeune homme. Je suppose que tu comprends que nous devons te mettre sous surveillance durant un temps jusqu’à ce que tes parents viennent te chercher. Tu ne dois pas t’inquiéter : c’est juste une mesure de routine. S’il vous plaît, gardes, emmenez-le et prévenez sa famille, » ordonna le grippe-clous.

Comme la magicienne s’écartait et qu’un garde m’attrapait par le bras, je ne pus contenir tout bas un :

— « Bouffres. »

C’est donc ainsi qu’ils récompensaient mon témoignage ? en me jetant au trou ? Bonne mère. Je suivis le mouche vers la sortie en pensant : et voilà, Mor-eldal, Korther t’a envoyé en prison. Il l’a fait exprès. Il le savait. Il savait que les grippe-clous ne me laisseraient pas m’en aller comme ça.

— « Bouffres, » répétai-je, plus haut.

Je reçus le regard froncé d’un des mouches qui me guidaient à travers les couloirs et je lui adressai une moue courroucée en répétant de mauvaise humeur :

— « Bouffres. »

— « Vas-tu te taire, malappris ? » souffla le mouche.

Il me donna une taloche en voyant que je le regardais d’un air de défi et il me traîna hors du Capitole jusqu’à la cellule du commissariat central. Je commençais tout juste à pouvoir bouger un peu ma main droite : je n’étais pas en condition de me carapater avec deux mouches m’agrippant chacun par un bras. J’arrivai donc au trou sain et sauf. Il s’avéra que l’un des mouches du commissariat me reconnut et m’identifia comme Draen Hilemplert. Je confirmai entre mes dents. Et ils me mirent dans la cellule. Et quelle ne fut pas ma surprise quand, disant ayô à ma nouvelle et nombreuse compagnie —apparemment il y avait eu des protestations et de grandes arrestations—, j’aperçus un jeune gwak au visage extrêmement familier assis sur le banc du fond. Nous nous regardâmes, les yeux ronds.

— « Voltigeur ? » murmurai-je, stupéfait.

— « Bonne mère, » haleta-t-il, en se levant avec lenteur. « Bonne mère, Débrouillard, mais je croyais qu’ils t’avaient tué ! »