Accueil. Moi, Mor-eldal, Tome 3: Le trésor des gwaks

5 Le pouvoir de l’Orbe

Rapide comme le vent, j’ouvris la porte, entrai et tentai de refermer. Rien à faire : le museau du cerbère se coinça entre l’encadrure et la porte et celle-ci s’ouvrit à la volée. Je fus projeté à plat ventre par terre et, un instant plus tard, le cerbère se couchait sur moi, littéralement ! J’entendis son souffle bruyant. Son poids me laissait à peine respirer et je n’étais pas précisément serein, de sorte que je m’étouffais.

— « Que diables fait-il ici ? » lança une voix incrédule. Celle de Korther.

Et une autre disait :

— « Je n’arrive pas à le croire. C’est incroyable ! C’est lui ! Shokinori, c’est lui qui l’a ! Il a l’opale ! »

Ils se turent. Moi, je poussais vers le haut pour essayer de respirer. Je pris une bouffée d’air et retombai. Korther commenta :

— « Si c’est vrai, sincèrement, je ne sais que diables je vais faire de lui. »

Soudain, Dakis bougea un peu, juste un peu, mais il me laissa respirer plus normalement. Levant les yeux du sol, je vis enfin les personnes présentes. Devant moi, il y avait les pieds nus de Shokinori, ceux de Yabir, les chaussures reluisantes de Korther et les pantoufles blanches de Zénira. Les expressions étaient très variées. Shokinori avait une expression concentrée et il tenait dans sa main l’Orbe Mauve. Zénira se couvrait la bouche… La diablesse était-elle en train de sourire ? Les yeux de Yabir brillaient. Ceux de Korther lançaient des éclairs.

— « Peut-on savoir qui t’a dit que j’habitais ici ? » me lança ce dernier vertement.

Je déglutis.

— « Oui, m’sieu, » haletai-je. Et, sous son regard impatient, j’expliquai : « Le Chat Noir m’envoie dire qu’il n’a rien trouvé dans le bureau. »

J’essayai d’échapper de nouveau au poids du cerbère, mais celui-ci ne voulait pas me lâcher. Rien que de penser à la bête qui se tenait sur moi, j’avais des vertiges.

Les chaussures reluisantes de Korther s’approchèrent.

— « D’après Yabir, le lien de l’Opale Blanche te signale. Une explication peut-être ? »

Je fis non de la tête, confus.

— « Non, m’sieu. »

Pourquoi bouffres le lien de l’Opale Blanche allait me signaler ?

— « Si quelqu’un veut bien écarter le cerbère, peut-être que nous pourrons nous assurer qu’il l’a ou qu’il ne l’a pas, » suggéra Korther avec une patience forcée.

Shokinori acquiesça et Dakis bougea comme à contrecœur. Lorsqu’il s’écarta, mes tremblements devinrent évidents. Korther posa une main sur mon épaule.

— « Ne bouge pas. »

Il me fouilla. Il sortit le couteau, une vingtaine de clous, un joli petit caillou que j’avais trouvé près de la rivière Timide, un morceau de vieille ficelle… Quand il sortit le bâtonnet noir, il m’adressa un coup d’œil, soupira et secoua la tête.

— « À moins que ce soit cette pierre… ce dont je doute, il n’a aucune Opale Blanche, messieurs. »

Finalement, il s’écarta et je réussis à m’asseoir. Mes yeux allèrent se fixer droit sur le cerbère. Ses naseaux se dilatèrent. Mes narines se gonflèrent. Yabir insistait :

— « L’Orbe indique clairement qu’elle est… juste là ! » s’enthousiasma-t-il. « Ça n’avait jamais été aussi évident. »

— « Eh bien, moi, je ne trouve pas cela si évident, » répliqua Korther. « Ce garçon a été fouillé après son travail. Il n’a rien volé dans les chambres. Et il n’a rien dans ses poches. » Il fit une pause, laissa échapper un soupir et se tourna de nouveau vers moi. « Gamin, enlève tes bottes. »

Je le regardai, l’air de dire « mais je ne cache rien ! », néanmoins j’obéis. J’ôtai mes bottes. Korther les écarta, jeta un regard interrogateur aux hobbits. Yabir avait récupéré l’Orbe. Il secoua la tête et me désigna comme s’il désignait un coupable :

— « Elle est toujours là. »

— « Peut-être qu’il l’a mangée, » réfléchit Shokinori.

J’écarquillai les yeux, épouvanté.

— « Je n’ai aucune opale ! » protestai-je. « Bouffres, je le jure ! Bouffres, » répétai-je, en les regardant tour à tour, alarmé.

Il y eut un bref silence. Alors, donnant libre cours à mon instinct, je me levai d’un bond, prêt à partir de là en courant… et Dakis me jeta de nouveau par terre.

— « Que les diables vous enfument ! » m’exclamai-je.

Cette fois, j’étais sur le dos et un flot de bave m’éclaboussa le visage. Et voilà, mes yeux se peuplaient à nouveau d’écureuils, d’étoiles, de têtes de mon maître nakrus et ils occultaient tout. Le liquide chaud sur ma peau n’était pas de la salive : c’était du sang… Non ! C’était l’eau de la fontaine de la vallée, en été…

— « Ma fille, va dans ta chambre, » dit soudain Korther. « S’il te plaît. Écoute ton père. »

On entendit un bruissement de pas qui s’éloignaient de mauvais gré. Au bout d’un autre silence, Yabir chuchota en caeldrique :

— « J’en suis sûr, Shok. Sûr. » Et il ajouta en drionsanais pour Korther : « Moi non plus, je ne me l’explique pas, mon ami. Mais… c’est ce que dit l’Orbe. Excusez-moi, mais… vous permettez ? »

— « Allez-y, fouillez-le, » répliqua Korther. « Ses poches sont vides, sa casquette est une casquette tout ordinaire, son manteau est des plus communs… Alors, comme dit Shokinori, à moins qu’il ne l’ait avalée et qu’elle soit restée coincée quelque part, je ne vois pas où elle pourrait être. »

Plus ils mentionnaient que j’avais avalé l’Opale Blanche, plus j’étais convaincu qu’ils allaient me tuer, ils allaient me disséquer comme ces cadavres que le Raïwanais et le Bor sortaient des cimetières pour les revendre aux médecins, ils allaient m’étriper.

Une partie de mon esprit me disait : Non ! Yabir ne ferait jamais ça, c’est un savant, tu l’as entendu raconter des histoires incroyables, il t’a même mis dans une chronique, il ne peut pas te faire de mal, c’est impossible !

Mais une autre partie de mon esprit me disait aussi : je suis un gwak, un maudit gwak de rien du tout, qu’est-ce qu’ils en ont à faire de moi ? Un grain de sable, de poussière, de cendre !

De nouveau, Dakis s’écarta. Je roulai sur le sol, je me levai d’un bond, tentant en même temps de défaire les harmonies qui m’empêchaient de voir clairement la réalité. Je trébuchai à l’aveuglette, une main me saisit et je réagis violemment : je lançai une décharge mortique. Je crois que je le fis parce que je vis apparaître un éclat métallique dans mon champ de vision, comme celui d’un couteau. Sauf que, quand je regardai mieux, je ne vis aucun couteau. Par contre, je vis les yeux diaboliques de Korther. Ils étaient encore plus rouges que d’habitude et, sur son visage, on devinait les marques noires des démons, prêtes à se dévoiler réellement… À son expression assassine, je n’eus pas de doute, c’est à lui que j’avais envoyé la décharge. Et, tandis qu’il luttait pour se contrôler, le kap Daguenoire me saisit par le cou et me plaqua contre le mur sans se préoccuper de l’élégante lampe d’un meuble qui venait de se rompre en mille morceaux sur le sol. Je sentis une étrange énergie à l’endroit où la main du démon m’étranglait à moitié. Je ne l’avais jamais vu aussi en colère. Il n’arrivait même pas à parler. J’entendis soudain un grognement hostile. C’était Dakis. Korther me lâcha et, sans cesser de tourner le dos aux hobbits, il récupéra le contrôle de son énergie, ses yeux se firent plus rosâtres et il lança d’une voix glaciale :

— « Tu as touché quelque chose dans les chambres ? »

Je mis quelques secondes à comprendre sa question, parce que je m’attendais plutôt à ce qu’il me tue à coups de bâton : ses yeux exprimaient ce désir avec clarté. J’ouvris la bouche et, la voix cassée, je soufflai :

— « Non, m’sieu. Enfin, si… »

Je reçus une gifle. Dakis grogna de nouveau, mécontent. Diables, il allait s’avérer que le loup était de mon côté maintenant ! Korther me secoua.

— « Qu’est-ce que tu as pris ? »

— « R-rien, » bégayai-je. « Je n’ai rien pris. »

Korther me releva la tête en me tirant par les cheveux et siffla :

— « Si tu me mens, galopin, je te ligote et je te vends aux Tassiens. Je veux la vérité. »

— « M’sieu ! » haletai-je.

C’est la seule chose que je parvins à dire. L’instant suivant, Dakis se jetait sur Korther. Il ne s’allongea pas sur lui, mais il l’écarta de moi et il s’assit sur ses pattes de derrière, me tournant le dos et regardant le démon dans les yeux, avec un air clairement menaçant.

— « Bonne mère, » murmurai-je, abasourdi.

— « Par Baïra ! » s’exclama Yabir, en se précipitant. « Je suis vraiment désolé, monsieur Ixtar. Dakis ne supporte pas la violence… »

Tandis que le jeune hobbit se confondait en excuses, je me laissai tomber sur le sol, épuisé, et j’examinai mon pied. Je m’étais coupé avec plusieurs morceaux de verre de la lampe. Je les enlevai comme je pus et je pensais que c’était le meilleur moment pour filer quand, soudain, je vis que le cerbère s’était tourné vers moi. Nous nous observâmes, lui, avec curiosité, moi, en retenant ma respiration. Et, alors, à ma stupéfaction, Dakis approcha son énorme museau de mon pied blessé et lui donna un coup de langue. Je savais bien que la salive aidait à cicatriser. Aussi, je ne bougeai pas et murmurai un :

— « Merci, Dakis. »

Le grand quadrupède agita la queue et je vis Shokinori, derrière, rouler les yeux. Une fois, le hobbit guerrier m’avait dit qu’il communiquait avec le cerbère par voie mentale. Je me demandai ce qu’ils avaient bien pu se dire maintenant. Korther répliquait à Yabir :

— « Ce n’est rien. C’est ce galopin qui me rend fou. Excusez-moi. J’ai besoin… d’un verre d’eau. »

Je le vis s’éloigner vers l’autre pièce et fermer la porte derrière lui sans ajouter un mot. Yabir avait l’air inquiet. Shokinori s’approcha de moi en faisant attention de ne pas marcher sur les morceaux de verre.

— « Allez, debout. On va soigner ça. J’ai toujours l’indispensable sur moi, » assura-t-il en caeldrique, en tapotant ses poches rebondies.

Nous nous installâmes sur un sofa qui se trouvait là et il désinfecta et banda mon pied. Pendant ce temps, Yabir jouait avec l’Orbe Mauve, le promenant au-dessus de moi et marmonnant :

— « Trop près. C’est impossible de savoir. Mais il est là. Pas de doute, il est là. Es-tu sûr de ne rien avoir pris, gamin ? »

— « Tout à fait sûr, » affirmai-je.

Et, alors, une pensée me vint, mais non, ça ne pouvait pas être ça. C’était ridicule. Yabir fronça les sourcils en passant l’orbe au-dessus de mon cou.

— « Je peux ? » demanda-t-il.

J’enlevai mon foulard, découvrant mes chemises. Yabir souffla.

— « Qu’est-ce que c’est que tout ce bazar ? On dirait Shokinori. »

La personne visée fit claquer sa langue. Pourtant, Yabir disait vrai : le hobbit guerrier, comme moi, avait une bonne collection de colliers autour du cou. Moi, j’en avais cinq en tout : l’étoile du Daglat, le pendentif de la famille, le collier de coquillages de Rogan, celui d’os de férilompard —j’en avais aussi fabriqué un pour le P’tit Loup— et la gemme bleue du petiot. Yabir s’intéressa précisément à cette dernière.

— « Je peux la regarder de plus près ? »

Je haussai les épaules.

— « Comme tu voudras, mais ne la touche pas. »

Je l’approchai de ses yeux et Yabir l’examina avec un vif intérêt. Après un silence, il demanda :

— « Tu l’avais aussi la dernière fois que nous nous sommes vus ? »

J’acquiesçai. Et Yabir secoua la tête.

— « Alors, ça ne peut pas être ça. » Il fit une pause. « Est-ce que tu portes quelque chose que tu ne portais pas la dernière fois ? »

J’hésitai et, comme Yabir me regardait avec attention, j’acquiesçai.

— « Oui. Mais c’est pas une opale. »

— « Qu’est-ce que c’est ? » me pressa Yabir.

Sans rien dire, je laissai retomber la gemme bleue et pris le collier d’os. Yabir fronça les sourcils et les examina un par un. Il secouait la tête, l’air de plus en plus étonné.

— « Des os ? »

J’eus un brusque mouvement de recul quand je sentis que Yabir lançait un sortilège perceptiste et je lui pris les os des mains.

— « Ils sont pas à toi ! » protestai-je.

— « Tu les as sortis du Palais ? » répliqua Shokinori à voix basse.

Les hobbits ne me quittaient pas des yeux. Je pris un air embarrassé et acquiesçai.

— « Mais le dites pas à Korther, hein ? » murmurai-je en caeldrique. « Il était déjà en colère après moi. Il m’a dit de rien toucher. Mais, c’est que c’était… un férilompard. »

Les deux hobbits se regardèrent, les sourcils froncés.

— « Un férilompard, » répéta Yabir.

Et, alors, se rappelant peut-être la conversation qu’il avait épiée entre Pognefroide et moi, il eut l’air de comprendre, il cligna des yeux, se tourna de nouveau vers Shokinori et, subitement, il éclata de rire.

Je le regardai, surpris. Et pourquoi il rigolait maintenant ? Bonne mère, moi, j’étais là avec le pied blessé, Korther dans une chambre en train peut-être de planifier mon assassinat et ce hobbit se moquait de mon férilompard !

Et il dut y avoir une conversation bréjique parce que Shokinori eut l’air de comprendre lui aussi et il sourit, pensif.

— « Ça se pourrait, » admit-il.

Yabir riait encore discrètement quand il alla s’asseoir dans un fauteuil. Il commenta en caeldrique :

— « C’est une sacrée coïncidence qu’il y ait eu un trésor juste à côté. Mais, bien sûr, un de ces squelettes doit valoir une fortune même pour ceux qui… ne jouent pas avec son morjas. Ce n’est pas étonnant qu’on l’ait gardé là. Et c’est pour ça que l’Orbe Mauve est si instable : parce que, des os, il y en a partout, mais tous les os ne sont pas aussi puissants. C’est si évident ! Pourquoi mon père n’y a-t-il pas pensé ? Marévor Helith a renoncé à la relique quand il s’est repenti, pour ne pas retomber dans la tentation. Forcément, ça devait avoir un rapport avec la nécromancie ! L’Opale Blanche n’existe pas : ce sont des os. Des os ! »

Il y eut un silence durant lequel je les regardai, déconcerté. Alors, la porte de la chambre s’ouvrit et Korther réapparut. Il avait l’air plus calme.

— « Excusez-moi, » dit le kap. « Vous avez découvert quelque chose ? »

— « Assurément, oui ! » s’exclama Yabir en se levant. « L’Orbe Mauve a cessé de signaler le garçon. On dirait qu’il est devenu fou. Et moi avec lui, je l’avoue. Pardon, mon garçon. »

Il m’adressa une moue d’excuse. Moi, j’étais de plus en plus confus. Alors que je commençais tout juste à comprendre sa théorie selon laquelle l’Opale Blanche n’existait pas, voilà qu’il disait à Korther que l’Orbe Mauve ne me signalait plus ? Bon, effectivement, il ne me signalait pas, moi, mais le collier d’os. Des os que j’avais volés dans le Palais alors que j’étais censé ne voler que la Solance. Alors, je compris. Les hobbits couvraient ma faute et, au passage, ils dissimulaient le pouvoir de l’Orbe Mauve. Très discrètement, Shokinori me fit un clin d’œil. Yabir conclut :

— « Tout compte fait, je crois bien que l’Opale Blanche n’est rien d’autre qu’une légende. Que l’Orbe Mauve fonctionne d’une manière si erratique m’attriste, mais… les choses sont ce qu’elles sont. Cette histoire est déjà allée trop loin. Je crois, monsieur Ixtar, que l’heure est venue de penser à prendre ce passage secret et de retourner à Yadibia. Comme nous étions convenus, je vous escorterai jusque dans ma propre ville quand vous le souhaiterez. J’espère seulement que vous ne tarderez pas trop, parce que, vous comprenez, la nostalgie de notre terre est… comment dit-on en drionsanais ?, forte ? »

Korther passait une main sur son visage, vivement surpris.

— « Euh… Oui, pourquoi pas. Je veux dire… »

Il nous observa tous les trois d’un regard vif. Puis il lança :

— « Alors notre accord tient toujours même sans cette opale ? »

— « Absolument, » affirma Yabir. « Estergat possède des merveilles impossibles à trouver à Yadibia. Je suis sûr que, si l’on rouvre les tunnels, le voyage se réduira à quelques jours et tout marchand d’Estergat sera plus que bienvenu dans ma cité. »

— « Les marchands ne seront pas précisément bon marché ni très légaux, j’en ai peur, » sourit Korther.

Yabir sourit à son tour.

— « Ceux qui feront le chemin inverse ne le seront pas non plus. Je vous assure que, dans les Souterrains, il y a beaucoup de richesses. Mais aussi beaucoup de dangers, » ajouta-t-il d’une voix mystérieuse.

Korther se racla la gorge et parut satisfait.

— « Je dois reconnaître que la perspective me réjouit. Je m’occuperai donc de l’affaire des munitions et… je vous ferai savoir quand nous pourrons nous mettre en marche. Je vous demande seulement, comme toujours, de la discrétion. »

Yabir s’inclina profondément.

— « La discrétion en personne, monsieur Ixtar. On dit chez moi… » Il prit un air inspiré, hésita, luttant pour traduire le dicton et il me jeta un coup d’œil en disant en caeldrique : « Le barbare vocifère et détruit, le sage est silencieux et construit. »

Je traduisis plus ou moins en drionsanais et Korther dit :

— « Votre prudence vous honore. »

Ils échangèrent quelques mots de plus, sur un ton indiscutablement amical. Moi, je ne les écoutais plus. Je mettais de l’ordre dans mes pensées. Bon, ça court, l’Orbe Mauve avait seulement une opale, la noire, et Marévor Helith avait utilisé l’Orbe Mauve pour chercher des os chargés de morjas et, ainsi, relever ses morts-vivants… Ça court. Je comprenais ça. Et je comprenais aussi que, d’une certaine façon, Korther allait aider les hobbits à retourner chez eux par des tunnels qu’ils allaient fabriquer avec des « munitions ». Bon. Et, ce qu’il y avait de bien, c’est que Korther n’était pas au courant pour les os volés, comme ça, je ne courais pas le risque de me les faire enlever. Génial. Le seul risque, c’était qu’il me fumise pour lui avoir lancé une décharge mortique. Et ça, ce n’était pas aussi génial.

Je boutonnai mon manteau, examinai le bandage autour de mon pied, mis mes bottes, grimaçai et haussai les épaules. Ça ne faisait pas trop mal. Je me levai, ramassai mes affaires et j’allais me glisser dehors profitant de ce que personne ne faisait attention à moi quand je tombai sur Dakis. Je me mordis la lèvre et, avec beaucoup de prudence —et beaucoup de bravoure—, je tendis la main gauche vers le museau du cerbère. Je le caressai. Il avait le pelage noir. Je le vis agiter la queue et je souris. Je retirai la main.

— « Je me carapate dare-dare, » lui murmurai-je.

À peine fis-je un pas boiteux vers la porte de derrière que j’entendis la voix de Korther dire :

— « Pas question, galopin. Tu restes ici jusqu’à ce que j’en termine avec toi. »

Cela ne me dit rien qui vaille, mais, quand Dakis émit un grognement sourd, je lui assurai à voix basse :

— « Y’a pas de souci. »

De toutes façons, en principe, j’étais venu là demander dix siatos. Aussi, j’attendis patiemment. Yabir et Shokinori s’inclinèrent enfin vers Korther, celui-ci les raccompagna jusqu’à la sortie et j’adressai un geste en guise de salut au cerbère, que je trouvais d’un coup assez sympathique. Comme Korther sortait à son tour, plongé dans une conversation avec Yabir, je vis un petit visage paraître dans un couloir. C’était Zénira. En me voyant, elle demeura interdite. Finalement, elle s’avança, contempla les morceaux de verre sur le sol et demanda :

— « C’est vrai que tu avais une opale ? »

Je roulai les yeux.

— « Non. Ils se sont complètement gourés de cible. »

Zénira se mordit la lèvre, jeta un coup d’œil vers la porte d’entrée et s’enquit :

— « Où est-ce que tu habites ? »

J’arquai les sourcils, mais je répondis sans hésiter :

— « Dans le Labyrinthe. »

Zénira croisa les bras et s’arrêta à quelques pas de moi.

— « Et tu vas à quelle école ? »

Je soufflai, en riant.

— « À celle du Labyrinthe, naturel. Et toi ? »

Zénira fronça les sourcils, comme si elle se demandait si je me moquais d’elle. Elle répondit :

— « Aux Ormes. Tu connais ? »

— « Naturel. J’y suis passé une nuit, y’a longtemps, » répondis-je.

Zénira ouvrit grand les yeux. Alors, j’eus une idée.

— « Dis, toi, tu sais écrire ? » Je la vis acquiescer, l’air surprise, et me lançai : « Tu pourrais écrire une lettre pour moi ? »

Zénira souffla.

— « Mais tu ne sais pas écrire, toi ? »

— « Si, si, naturel que je sais, » répliquai-je avec dignité. « Mais c’est que c’est important que la lettre, on puisse la lire. Et, moi… mes signes sont très désarticulés. C’est un maître qui me l’a dit. Alors, t’es d’accord ? Ce seraient dix mots, pas beaucoup plus. Je te paie un doré, » ajoutai-je comme je la voyais hésiter.

Zénira me regarda, déconcertée.

— « Un doré ? Combien ça fait ? »

Je m’esclaffai face à son ignorance.

— « Un siato, shourine. Un doré, c’est un siato. Alors, c’est d’accord ? »

Soudain, la porte s’ouvrit et Zénira murmura rapidement :

— « Demain, c’est Jour-Sacré. Attends-moi après-demain aux Ormes à quatre heures et demie. »

J’esquissai un sourire.

— « De l’après-midi, je suppose. »

Zénira ne me répondit que par un souffle éloquent et, quand Korther sortit du vestibule et entra dans la salle à manger, la semi-elfe, rapide comme un écureuil, avait déjà disparu dans sa chambre. L’expression de Korther s’assombrit en me voyant. Debout, près d’un mur, je baissai la tête et murmurai :

— « Ch’suis désolé, m’sieu. Je l’ai pas fait exprès. C’est parti tout seul. J’ai pas pu le contrôler. Je savais même pas que c’était vous. Je le jure. »

Korther ne dit rien. Il sortit un balai, fit un tas des morceaux de verre, alluma une lanterne et, finalement, il demanda :

— « Es-tu capable de tuer avec ça ? »

Je clignai des paupières sous son regard impassible. Je fis une moue, signifiant que je n’en savais rien. Ma réponse ne sembla pas lui plaire. Il soupira.

— « Enfin… Parfois, je me demande si tu ne te moques pas de moi, galopin. »

Je fis non de la tête, étourdi.

— « Non, m’sieu. Je jure que non. »

Korther m’observa, l’air sceptique. Et il fit un geste vague.

— « Bouah. Plus tôt tu disparaîtras, mieux ça vaudra. Tu viens chercher tes siatos ? Eh bien, je vais tous te les donner et je te laisse en prendre soin. Je ne veux pas que tu remettes les pieds ici. Jamais, tu me comprends ? Je t’enverrai chercher si j’ai un travail pour toi. Suis-moi. »

L’idée qu’il me donne les cinq-cents et quelques siatos restants ne m’enchantait pas spécialement, mais je n’osai pas protester. Je le suivis jusqu’à un bureau. Il n’y avait là aucun objet de ceux qui se trouvaient dans le bureau du Foyer. De fait, le décor était totalement différent. Tout était beaucoup plus propre et aéré.

Korther fit un geste pour que je reste sur le seuil, il contourna sa table, se pencha, ouvrit ce qui devait être le coffre-fort et, après avoir posé un tas de pièces blanches sur la table, il le referma.

— « Vingt-sept couronnes et trois siatos, » déclara-t-il enfin. Il poussa mon argent sur la table. « Tout pour toi, galopin. Essaie de ne pas le dépenser comme un imbécile. »

J’acquiesçai en me mordillant la joue et je m’employai à mettre l’argent dans mes poches, ayant parfaitement conscience que sortir ainsi dans la rue était une imprudence. Je laissai cinq couronnes sur la table, l’équivalent de cent siatos, et j’expliquai :

— « C’est pour le Chat Noir et pour Sla. Vous pouvez le leur donner ? »

Korther s’éclaircit la voix patiemment.

— « Je le leur donnerai quand je les verrai. Autre chose ? »

Je fis non de la tête.

— « Non, m’sieu. »

Le kap prit un air pensif.

— « Si tu apprenais à ne pas enchaîner les bêtises, galopin, ce serait un grand pas. Tu t’es très bien débrouillé pour le dernier travail. Essaie de ne pas ruiner l’effet, hein ? Et maintenant, file avant de me donner une autre raison pour te pendre par les oreilles. Fiche le camp et ne reviens pas ici, c’est clair ? »

Je déglutis, acquiesçai et décampai par où j’étais venu. Ce n’est que lorsque je fermai la porte de derrière que je réfléchis aux paroles de Korther et je souris. Il m’avait fait un compliment ! Il n’avait pas dit que je m’étais bien débrouillé au Palais. Il avait dit que je m’étais très bien débrouillé ! Bonne mère, ben évidemment que je m’étais très bien débrouillé. Tout s’était passé à merveille. Parce que j’étais Mor-eldal, le grand Daguenoire, le voleur de reliques. Et le voleur d’os.

Je traversai le petit jardin en souriant jusqu’aux oreilles. Le Grand Temple sonna sept heures du soir. Fichtre, et le Vif qui m’avait dit de revenir avec les dix siatos à six heures… Bouah, qu’importait, qu’il attende. Il n’allait pas me bousculer en plus.

Je sortis du sentier bordé de haies, je laissai Atuerzo derrière moi et j’avançai dans les rues de Tarmil. Je n’osais pas marcher très vite, et encore moins trotter, parce que les pièces auraient fait encore plus de bruit. Et, en plus, à cause de mon pied, je boitais.

Malgré ma jambe boiteuse, je ne retournai pas au Labyrinthe. J’étais arrivé à la conclusion que je devais cacher ces couronnes en un lieu sûr. Et, bien évidemment, quand je cherchais un endroit sûr, le seul qui me venait tout de suite à l’esprit, c’était la Crypte. Ça allait me faire deux bonnes heures de marche en boitant, mais cela en valait la peine. Et au diable l’impatience du Vif.

L’unique problème, c’était que, pour aller à la Crypte, je devais traverser la rivière. La nuit était déjà complètement tombée quand j’arrivai au Pont Astranie, près du Parc du Soir. Je m’appuyai contre un arbre, épiai l’endroit et profitai du moment où un groupe assez nombreux passait sur le pont pour le franchir à mon tour sans que le garde dans sa guérite ne nous jette plus qu’un regard las. Je traversai la zone des entrepôts, des fabriques, j’arrivai aux champs abandonnés près des mines, je grimpai les Ravins et, enfin, j’entrai dans la forêt.

Cela faisait longtemps que je ne venais pas à la Crypte et la forêt était si différente en hiver, avec les arbres dénudés, que je n’étais pas très sûr de prendre la bonne direction. Je cherchais le grand arbre où j’avais déjà passé deux fois la nuit cette année-là. Le problème, c’est que, cette nuit, il n’y avait ni Gemme, ni Lune, ni Bougie et je n’avais que les étoiles pour me guider. Mais, ça, je pouvais y remédier, me dis-je. Je lançai un sortilège de lumière harmonique et je souris. Les celmistes appelaient ça, des « illusions », de la « magie trompeuse », mais ce n’étaient pas des illusions : les harmonies étaient ce qu’il y avait de mieux. À condition de les garder sous contrôle, bien sûr.

Je ne sais pas combien de temps j’errai entre les troncs avant de penser que je m’enfonçais trop loin et de faire demi-tour. Je boitais davantage et, au bout d’un moment, comme je ne trouvais pas l’arbre, je me traitai de démorjé d’être parti si loin et de ne pas faire confiance à la bande. Mais, aussi, qui ne se serait pas méfié et aurait cru que des gwaks allaient respecter quatre-cent-quarante-trois siatos ? Le Saint Esprit Patron peut-être, mais pas moi. Et, bouffres, c’étaient mes compères, naturel, mais il fallait être réaliste.

Finalement, je décidai de choisir un arbre plus proche de la lisière, au-dessus des Ravins. Je grimpai sur plusieurs en quête d’une cavité, car je ne voulais pas enterrer les pièces de monnaie, cela se serait vu et je savais qu’il y avait des gens qui s’aventuraient la nuit dans la forêt des Fal pour chercher du bois. Il fallait que ce soit une bonne cachette. Je la trouvai, dans le creux d’un arbre. Je sortis une main pleine de toiles d’araignées. Parfait. Je mis là tout sauf deux couronnes et trois siatos, que je dissimulai dans mes bottes et ma casquette. Je descendis, cherchai plusieurs points de repère et acquiesçai, satisfait. Je donnai une tape sur le bienheureux tronc.

— « Ayô, arbre. Garde-moi bien les blanches. »

Je fis un détour en boitant, ramassai un bâton résistant et pris le chemin de retour à Estergat, en pensant que, même ainsi, si un mouche venait à m’arrêter et à me fouiller, j’allais aller tout droit à l’Œillet. Aucun gwak ordinaire ne se promenait avec quarante-trois siatos dans les poches. J’allais devoir changer les blanches pour des dorés et, à coup sûr, les cambistes prendraient une bonne commission. Je roulai les yeux. Je n’avais jamais autant pensé à l’argent avant de devenir un grippe-clous.

Je revins par le même pont et, quand j’arrivai au Labyrinthe, j’étais épuisé, éreinté, totalement crevé. Je traînai mon pied blessé en avançant dans les ruelles, aidé de mon bâton. À cette heure, les Chats honnêtes étaient encore éveillés et les lumières des fenêtres éclairaient faiblement mon chemin. J’arrivai au refuge sans avoir croisé une seule patrouille de mouches. Je plissai les yeux. Une bonne chose, c’était qu’en prenant le remède, ma vue n’avait pas empiré, de sorte que les anciens sokwatas, nous continuions à mieux voir que quiconque. Ainsi, je reconnus le Vif et Syrdio.

— « Ayô, compères ! » fis-je.

— « Regarde un peu qui vient là ! » marmonna le Vif. « Il est presque minuit, isturbié. Bouffres, qu’est-ce que tu faisais ? »

Je lançai un sortilège de lumière harmonique et grimaçai. Le Vif avait un œil au beurre noir et Syrdio avait sa manche retroussée et le bras bandé. Un orage était passé par là et je l’avais raté. Sans ajouter que j’aurais pu l’éviter. Mais alors, j’aurais perdu tout l’argent.

Je m’appuyai sur le bâton. Peut-être parce qu’il me voyait moi aussi en mauvais état, le kap ne se jeta pas sur moi pour passer ses nerfs. Je me raclai la gorge.

— « Eh ben ! Ils vous ont passé une sacrée dérouillée. » Je ne pus m’empêcher de sourire. « Avec qui vous vous êtes battus ? »

Le Vif souffla.

— « Des isturbiés. T’apportes les dorés ? »

— « Non, j’apporte une blanche, » répliquai-je. Il y eut un silence. Et j’observai : « Je te la donne, mais tu me demandes plus rien, parce que je te donne pas plus. »

Le Vif émit un grognement.

— « Aboule, doublet. »

Je m’appuyai contre un mur, enlevai la botte du pied blessé et lui donnai la pièce. À peine la lui eus-je donnée, le Vif lança :

— « Pourquoi t’as mis si longtemps à revenir ? »

Je haussai les épaules.

— « Je boite. »

— « Ouais, ça, je le vois bien, mais sept heures pour aller voir le Daguenoire et revenir, ça passe pas, shour. Où est-ce que t’es allé ? » insista l’elfe.

— « Et qu’est-ce que ça peut faire ? » rétorquai-je sur un ton mordant. « J’ai pas pu revenir avant, qu’est-ce que tu veux, c’est pas ma faute si tu te fiches dans le pétrin… »

— « Eh, eh, eh ! Tu me parles pas sur ce ton, doublet, » me prévint le Vif. « Moi, je me suis pas mis dans le pétrin. C’est le Voltigeur. »

J’écarquillai les yeux.

— « Le Voltigeur ? »

— « Oui. Ils lui ont fait un sale coup, » expliqua-t-il, en baissant la voix. « Des fois, Nat est un génie. Mais d’autres fois, il gaffe mais bestial. Ch’te raconte même pas. »

— « Je comprends pas, » avouai-je. « Qu’est-ce qu’il a fait ? »

Le Vif bougea, nerveux, jeta un regard vers le refuge et baissa encore davantage la voix.

— « Tout de suite, il pionce. Apparemment… »

Syrdio lui donna une bourrade.

— « Bonne mère, mais qu’est-ce que tu vas lui raconter ! » siffla-t-il.

Le Vif fit claquer sa langue, irrité.

— « C’est mon doublet, et je lui raconte ce que je veux. Pousse-toi. »

Syrdio feula sourdement, mais il s’éloigna de quelques pas. Le Vif marmonna une imprécation et reprit dans un murmure :

— « Apparemment, des voleurs ont voulu recruter le Voltigeur. Ou c’est plutôt le contraire. Tu sais que Nat est rudement accro à la karuja et ceux de Frashluc la lui donnent pas gratis. Alors il a besoin de thune. Eh ben, l’histoire s’est mal passée. Quand ils lui ont dit ce qu’ils allaient voler et comment ils allaient faire, le Voltigeur, ben, il s’est dégonflé. Au lieu de s’y prendre au début, tu sais, il s’est défilé à la fin. Et, sans lui, les grinches pouvaient pas entrer. Du coup, il a complètement fait foirer leur plan. Et, maintenant, ben, il a honte comme s’il avait fumisé quelqu’un. Ils lui demandent de la thune et il dit qu’il va se jeter dans le ravin, qu’il est désespéré. Il dit qu’il n’est qu’un trouillard et bla-bla-bla… Syrdio et moi, on a essayé de lui sortir ces idées de la tête, mais le seul truc qui a marché, c’est la bouteille de radrasia, je lui ai passé le goulot et il l’a pas lâché. Là il pionce, je te dis, et pour un bon moment. »

L’histoire me laissa un goût amer dans la bouche. J’étais épuisé, mais cela me raviva d’un coup.

— « Fichtre. Il m’avait rien dit, » murmurai-je.

— « Le Voltigeur dit pas grand-chose à personne, » souffla le Vif. « Il l’a avoué à Syrdio parce qu’il l’a trouvé en train de hoqueter dans un coin. Comme je te dis, il est à moitié noyé. Ça fait peine à voir. Toi aussi, t’es un bon compère à lui, Débrouillard. Si t’as une idée pour lui remonter le moral, ben ce serait bien. »

J’acquiesçai, encore choqué.

— « Naturel, » chuchotai-je.

Il y eut un silence. Et alors le Vif ajouta :

— « Où est-ce que t’étais ? »

Je roulai les yeux.

— « Fichtre, t’es pénible. Le refuge des Daguenoires a changé et j’ai dû le chercher. C’est tout. »

Le Vif s’empara de mon bâton et le compara au sien.

— « C’est tout, hein ? » se moqua-t-il. « Ben, tu vois. Des bâtons comme ça, t’en trouves qu’à la Crypte, shour. »

Je fis une moue agacée.

— « Et alors ? Qu’est-ce qu’il y a ? J’aime les arbres. »

Le Vif s’esclaffa tout bas et me secoua fraternellement en me prenant par l’épaule.

— « J’en étais sûr. Ch’te connais, doublet. Alors, comme ça, ce kap t’a tout refilé. Dis, s’il t’arrivait quelque chose, ce serait bête que la thune reste enterrée. »

Sa suggestion m’irrita.

— « Cet argent est pas à toi, Vif. C’est pour le P’tit Loup et rien que pour le P’tit Loup. »

— « Bon, » accepta l’elfe. « Mais vaut autant qu’on en profite, nous, plutôt que les mouches, non ? »

J’émis un grognement et, appuyant mon bon pied sur le rocher près de l’entrée, je me laissai glisser maladroitement sur le bord. Une fois assis à califourchon, je me tournai vers le kap, qui s’était appuyé au mur, moqueur, et je lançai :

— « Dis, doublet, il resterait pas quelque chose pour s’affûter les crocs ? »

— « Ben, non, mais, si tu veux, aboule et je te rapporte quelque chose, » proposa le kap. « Comme ça, j’en profite et je change la blanche pour des dorés. »

J’arquai un sourcil. Que le kap propose d’aller m’acheter à manger, ça, c’était une surprise. Je m’animai.

— « Bon, » acceptai-je et je lui donnai quinze clous pour une miche entière.

Le Vif s’éloigna de deux pas, mais il revint soudain comme s’il se rappelait quelque chose.

— « Au fait, Débrouillard. Y’a quelque chose que je t’ai pas dit. Ça va te faire plaisir, toi qui arrêtais pas de le lui répéter. C’est Rogan. Il s’est mis au beau milieu de la bataille quand ces isturbiés sont venus. Je lui ai dit cette fois : eh, Prêtre, dernière fois que je te le demande, mais, si je te disais que t’es de la bande, tu dirais ça court ? Et tu sais ce qu’il m’a répondu ? »

Mon cœur battit d’espoir et d’émotion.

— « Il t’a répondu quoi ? »

Le Vif s’esclaffa.

— « Ben, que ça court ! Ce type est sacrément bizarre… mais, c’est justement pour ça qu’il va bien dans la bande. »

Il me donna une tape sur l’épaule et partit avec Syrdio à vive allure. Bientôt, leurs deux silhouettes disparurent entre les ombres de la nuit.

Je secouai la tête, souriant, et je levai les yeux vers le ciel étoilé. Cela faisait pas mal de jours que je ne fichais pas grand-chose : je ne volais pas, je ne mendiais pas, je ne prenais même pas la peine de beaucoup sortir des Chats si ce n’est pour dire ayô aux compères travailleurs, à Yum et à quelque autre connaissance. Par contre, tous les jours, j’allais écouter les histoires du Manchot l’après-midi sur la Place Laine et je dînais au Tiroir tous les soirs —je m’étais réjoui d’apprendre que le tavernier Sham avait été libéré de l’Œillet par manque de preuves ! Le reste de la journée, je m’amusais avec mes compères à faire des âneries et je lançais au P’tit Loup des phrases savantes comme l’avait fait mon maître nakrus avec moi. En définitive, ces deux semaines, j’avais fait strictement ce que bon me semblait. Et j’y avais rageusement pris goût. Et je ne comprenais pas pourquoi le Voltigeur s’obstinait à prendre de la karuja alors que ça le ruinait. Demain, je l’emmènerai faire l’andouille avec nous, me promis-je. Je lui achèterai un casse-croûte aux Ballerines à s’en lécher les doigts, et je lui achèterai des racines de rodaria pour calmer ses nerfs, et je ne le laisserai pas s’échapper pour faire des bavosseries. Non mais, je n’allais quand même pas laisser ces marchands jouer avec la vie d’un compère ! Ça, pas question.

Et ainsi, déterminé, je fermai les yeux et attendis le dîner, tandis qu’au loin, les cloches de minuit carillonnaient.