Accueil. Cycle de Shaedra, Tome 10: La Perdition des Fées

11 Décisions et confiances

— Leur faire croire qu’un Mentiste m’a exorcisée ? —m’exclamai-je, abasourdie—. Et comment ? Tu vas te faire passer pour un Mentiste, Lénissu ? Et qui te croirait ? Je ne veux pas avoir l’air pessimiste, mais ton plan laisse à désirer.

Lénissu posa les mains sur ses genoux, méditatif.

— Je t’assure que j’ai mûrement réfléchi.

Je soufflai et je tournai mon regard vers les hautes cimes des arbres. Nous avions marché toute l’après-midi sous un soleil de plomb et cela avait été un soulagement pour tous de pouvoir enfin profiter d’un peu d’ombre dans ce bois de paèldres. Et c’est seulement là que Lénissu s’était décidé à me révéler en quoi consistait exactement ce « plan » sur lequel il fondait tant d’espoirs. J’avais plus ou moins compris qu’il prétendait faire en sorte que tout revienne à la normale : que je puisse revenir au Cerf ailé comme si rien ne s’était passé et reprendre mes patrouilles ou que sais-je. Cependant, je découvrais à présent que son intention était de demander l’aide d’un Mentiste pour simuler une sorte d’exorcisme et prouver ainsi à tous que j’étais de nouveau une saïjit ordinaire. C’était une véritable folie mais, venant de Lénissu, rien ne pouvait me surprendre.

Je fis quelques pas fébriles sur l’herbe. Le soleil couchant filtrait à travers les frondaisons du bois, illuminant les troncs et les feuilles. Il restait encore du temps avant que celles-ci se teintent de brun et de roux. C’était étrange de voir comme la nature pouvait être indifférente face aux problèmes incompréhensibles des saïjits. Je clignai des yeux, m’arrêtai et me retournai.

— C’est se jeter dans la gueule du dragon —déclarai-je.

Lénissu se leva et s’approcha de moi, comme s’il avait affaire à un chat craintif.

— Shaedra, ne t’affole pas. Je te l’ai dit, c’est seulement une possibilité. Mais c’est la seule option qu’il y ait pour que tout redevienne comme avant. Si cela ne fonctionne pas, alors… tu devras quitter Ajensoldra. —Il secoua la tête, l’air sombre—. Je préfère ne pas y penser. Enfin —il esquissa un sourire apaisant— : Quel problème, n’est-ce pas ?

Je soufflai, exaspérée, et je réfléchis à ses paroles.

— Je n’aurais pas besoin de partir si loin que ça… —murmurai-je finalement—. Évidemment, je n’ai pas envie de m’en aller, mais quelle autre option ai-je… à part celle de me fier aveuglément à un Mentiste qui, peut-être, s’avèrera être un chasseur de démons ? —Je poussai un soupir affligé et je me laissai choir sur une grosse racine—. Je déteste avoir à prendre des décisions aussi difficiles.

Lénissu sourit et s’accroupit auprès de moi.

— La vie est pleine de décisions difficiles —dit-il sur un ton de sage—, et celui qui n’ose pas les prendre… ne survit pas.

Il se releva avant de déclarer :

— Allons dîner. Ce n’est pas bon de prendre de grandes décisions l’estomac vide, c’est moi qui te le dis.

Je lui rendis son sourire et je le vis s’éloigner entre les arbres vers l’endroit où les autres s’étaient installés. Je tambourinai d’une main contre la racine et je me rendis compte que j’avais sorti mes griffes. Je les rentrai avec un soupir et je levai la tête en entendant un craquement de branches. Syu apparut en courant tranquillement sur l’herbe ; il s’arrêta devant moi, me regarda avec des moustaches frémissantes et roula les yeux.

“Il y a quelque chose qui te préoccupe, n’est-ce pas ?”

Je souris et je fis non de la tête.

“Ce n’est pas le fait de prendre une décision qui me préoccupe. Ce qui m’inquiète, ce sont les conséquences de cette décision”, avouai-je. Je marquai une pause et je lançai un regard curieux au singe gawalt. “Dis-moi, Syu. Que ferais-tu si tu avais à choisir ?”

Le singe plissa un œil, surpris.

“Tu me demandes ça à moi ?”

“Oui. Imagine que tu te trouves dans un bois. Et que, soudain, tu y as mis le feu sans le vouloir…” Je me mordis la lèvre. “Que ferais-tu ? Essayer d’éteindre le feu ou t’en aller seul chercher un autre bois plus sûr, même s’il t’était totalement inconnu ?”

Syu s’assit lentement sur l’herbe et se tint le menton en une pose méditative. Finalement, il secoua la tête.

“Je m’en irai dans l’autre bois”, décida-t-il. “Le feu brûle trop vite pour qu’un gawalt puisse l’éteindre.”

J’approuvai, pensive.

“Tu as raison, Syu, ce serait la décision la plus judicieuse. En plus, en Ajensoldra, il existe un proverbe qui dit que la peur brûle plus vite que le feu.”

Syu rit mentalement.

“Ce qui est en train de brûler, c’est le lièvre qu’a chassé Drakvian.” Il sauta sur mon épaule et agita la queue. “Frundis a montré son œuvre magistrale à Spaw”, m’informa-t-il.

J’esquissai un sourire. Connaissant Spaw, je savais que Frundis ne manquerait pas de compliments. Je frottai le menton du singe et je me levai avec plus d’énergie.

* * *

Cette nuit-là, je rêvai que je me promenais tranquillement dans un pré fleuri. Ew Skalpaï apparaissait et je partais en courant, mais j’avançais si lentement que le maudit chasseur me rattrapait. Sa voix me poursuivait. Au début, je ne comprenais pas ce qu’il disait, mais, ensuite, au fur et à mesure qu’il s’approchait, je parvins à entendre ses paroles. “Quel honneur peut avoir un démon ?”, répétait-il, de plus en plus proche. J’étais sur le point de rétorquer et de lui demander quel honneur pouvait bien avoir un assassin quand, subitement, il m’attrapait fortement par le bras. “La mort est peu pour de tels monstres !” Avant que tout ne se transforme en un véritable cauchemar, Kyissé apparaissait du néant et, d’un simple geste, elle expulsait le chasseur de vampires comme s’il s’était agi d’une illusion harmonique. “Asok alaná eftrarayale”, prononçait la petite en tisekwa, souriante. À partir de là, je cessai de rêver et je dormis profondément et sereinement durant le reste de la nuit… Cependant, quand je me réveillai, la première chose qui me vint à l’esprit fut l’image d’Ew Skalpaï, l’épée à la main, me regardant comme si j’étais une aberration. Effectivement, me dis-je avec une grimace, quel honneur pouvait avoir un assassin ?

La musique de Frundis, contre ma main, finit de me réveiller. Je passai un bras devant mes yeux, en bâillant, et je humai l’air limpide du matin. Il flottait une agréable odeur de… J’ouvris enfin les yeux. Des racines de tugrin ! Lénissu était en train de les rôtir en soutenant un bâton au-dessus du feu. Je jetai un coup d’œil autour de moi et je devinai que la journée serait chaude. Les rayons du soleil chauffaient déjà la terre à travers la cime des arbres. Aryès et Iharath dormaient encore, Drakvian observait les racines avec une expression dégoûtée et, plus loin, revenant de quelque endroit, Spaw et Daorys s’approchaient du petit feu. Le templier apportait quelque chose enveloppé dans sa cape noire ; quant à la démone de l’Obscurité, elle semblait pensive.

— Bonjour ! —lançai-je, en me redressant.

Lénissu ouvrit la bouche pour me répondre et… il poussa un soudain cri aigu. Une racine de tugrin se décrocha du bâton et elle fusa hors du feu. Elle retomba, fumante, à quelques centimètres de moi.

— Mille tonnerres ! —marmonna mon oncle, sans cesser d’agiter énergiquement sa main brûlée. Son cri avait réveillé Aryès et Iharath et qui sait combien de créatures à la ronde.

Drakvian le regardait en hochant la tête.

— Je te l’avais bien dit : les racines, ce n’est pas bon.

— Ha ! Elle dit que ce n’est pas bon —souffla mon oncle, en mettant son pouce brûlé dans sa bouche—. Il n’y a rien de meilleur que les racines de tugrin. Et en plus, elles apaisent la faim. Au Lac Turrils, on les appelle daekabuil, ce qui signifie quelque chose comme « la bonne fortune du voyageur » en tisekwa. —Il haussa les épaules—. C’est vrai que, si nous avions un peu de riz, j’aurais pu cuisiner quelque chose de plus comestible —avoua-t-il. Il me sourit— : Je réussis le riz au tugrin aussi bien que la soupe de poireaux noirs. Shaedra est témoin.

La vampire grogna.

— Je ne comprendrai jamais comment vous faites, les saïjits, pour survivre avec une telle nourriture.

Spaw sourit largement et s’assit auprès de la vampire.

— Je suis sûr —dit-il tout en déployant sa cape avec des mouvements délicats— que, si tu goûtais une de ces merveilles, tu changerais d’avis.

Drakvian afficha une mine de profond ennui et, en voyant ce que contenait la cape, j’inspirai brusquement.

— Des framboises ! —exclamai-je.

Je ris et, avant de m’approcher du feu, je ramassai avec précaution la racine égarée. Nous déjeunâmes tous ensemble, mis à part Drakvian et Syu ; ce dernier devait probablement être en train d’explorer quelque arbre. Avec soulagement, je constatai qu’Aryès allait mieux et je me demandai si, effectivement, les énergies qui peuplaient la Crypte pouvaient avoir freiné sa guérison. En tout cas, la santé mentale du kadaelfe ne paraissait plus être en danger… jusqu’à ce que survienne la prochaine crise d’apathisme, pensai-je, en réprimant une grimace.

Nous avions terminé de déjeuner et Spaw, Aryès, Iharath et moi, nous bavardions tranquillement de tout et de rien quand Lénissu intervint, joignant les mains en une pose méditative.

— Nous devrions nous mettre en route. Cette zone pourrait être dangereuse : nous ne sommes pas très loin de l’Insaride.

— Je peux savoir vers où vous vous dirigez ? —demanda Daorys, avec intérêt, prenant la parole pour la première fois—. Personnellement, puisque je suis à la Superficie, j’ai pensé en profiter pour aller rendre visite à des amis. Cela fait longtemps que je ne les salue pas et je ne vais pas les voir autant de fois que je le devrais. Si la direction coïncide, je pourrais vous accompagner. Si cela ne vous dérange pas, bien sûr.

— Pas du tout —accepta aussitôt Spaw—. Les amis de Daorys vivent à l’ouest, près d’Aefna —nous expliqua-t-il—. L’ouest est le meilleur chemin et peut-être le seul plus ou moins raisonnable.

Lénissu regarda tour à tour Daorys et Spaw avant d’acquiescer.

— C’est fort possible —admit-il—. Pourtant, je dois t’avertir, Daorys, que nous ne ferons peut-être que t’attirer des problèmes. Il n’est pas question de passer par le chemin : ce serait tenter le sort. Nous passerons par les Marais de Saphir. Je ne crois pas qu’Ew Skalpaï ose y entrer tout seul. Et s’il part à Ato chercher des renforts, le temps qu’il les trouve, nous serons déjà loin. S’il les trouve, bien sûr, parce qu’après tout, qui nous dit que les deux saïnals dont vous nous avez parlé ne l’auront pas dévoré vivant. —Il sourit, une expression funeste sur le visage, et je lui rendis son sourire, amusée.

— Cela se pourrait, si Ga l’a confondu avec une rose… mais j’en doute —ajoutai-je.

— En ce qui me concerne, je ne vois pas d’inconvénient à passer par les Marais de Saphir —assura Daorys avec un demi-sourire.

Lénissu arqua les sourcils de façon prononcée.

— Ah… non ?

Il paraissait franchement surpris.

— Les Marais de Saphir —marmonna Iharath—. Cela augure de la boue et des insectes. Nous ne pouvons vraiment pas les contourner ?

Spaw laissa échapper un petit rire.

— Contourner les Marais de Saphir ? Difficile. Dans cette zone des Extrades, il y a des précipices partout. Il faudrait traverser le chemin par le nord et faire un détour de mille démons ou remonter la côte que nous avons descendue hier. Mais, tu as tout à fait raison sur un point : les Marais de Saphir regorgent de boue.

— Encore de la boue… —soupirai-je, découragée. La veille, j’avais eu besoin d’une heure entière pour faire partir la boue accumulée pendant la descente, et, même ainsi, je n’y étais pas complètement parvenue.

Iharath se racla la gorge.

— Désolé, mais je ne connais pas grand-chose, en dehors d’Éshingra, et je ne suis pas très fort en géographie. Dites-moi, les marais sont-ils dangereux ?

— Un peu —admit Spaw. Je perçus le regard curieux qu’il lançait au semi-elfe—. Alors, comme ça, tu es d’Éshingra ? Maintenant que j’y pense, cela ne me surprend pas. À ce que m’a dit Shaedra, ce fameux Marévor Helith vivait à Dathrun. Dans l’académie. —Il marqua une pause—. Tu es celmiste ?

— Oui, en effet. Je suis magariste. Magariste bréjique —précisa Iharath, peut-être surpris du vif intérêt que montrait soudain Spaw—. Alors… les marais sont dangereux ? —Il fronça les sourcils—. Il y a des nadres rouges ?

— Non, c’est trop humide et les nadres rouges n’apprécient pas —répondit Lénissu—. Ne t’inquiète pas, les marais sont moins dangereux que l’Insaride. Cela rappelle un peu les marais d’Acaraüs, avec plus de brouillard, plus de moustiques, des joncs partout et moins d’arbres. Oui, j’ai déjà eu l’occasion de pénétrer dans ce bourbier une fois —admit-il, devant nos regards curieux, tout en éteignant le feu—. Je me rappelle que Neldaru Farbins m’accompagnait. Des mercenaires nous ont abordés sur la route, exigeant que nous leur payions une taxe pour contrebandiers et, comme nous avions déjà vendu toute la marchandise, nous avions… hum… pas mal d’argent et…

— Une taxe pour contrebandiers ? —l’interrompit Aryès avec étonnement.

— Comme tu l’entends. À Belyac, il y a une sorte de guilde qui essaie ou plutôt qui essayait de monopoliser la contrebande. —Il secoua la tête comme si l’idée lui paraissait suprêmement ridicule—. Ils ont même osé s’en prendre aux Ombreux. À ce qu’on m’a dit, il y a deux ans de cela, le maître de la guilde a été arrêté par le Mahir de Belyac. Et il se trouve —il rit tout bas— que ce même Mahir achetait des informations à des Ombreux contrebandiers. C’est ironique, vous ne croyez pas ?

Je ne lui demandai pas s’il faisait partie de ces « Ombreux contrebandiers » et je me levai pour aller ramasser Frundis.

— En tout cas, nous avons mis deux semaines pour sortir des marais —racontait Lénissu, tandis qu’il replaçait son sac en bandoulière—. J’ai été mordu par une araignée qui avait un venin paralysant. Aucune idée du nom de cette répugnante bestiole. Nous avons presque regretté de ne pas avoir payé cette taxe. —Il marqua une pause et il adressa un large sourire à Iharath—. Ne t’inquiète pas, tout ira bien —lui dit-il, en lui donnant une tape sur l’épaule—. Un proverbe des Souterrains dit que repasser par un endroit où tu as failli mourir porte chance. Allez, pressons-nous. Si nous avançons à un bon rythme, nous arriverons aux marais en début d’après-midi.

À ce moment, Syu apparut, les mains et les babines gluantes de framboises. Nous jetâmes un dernier coup d’œil au campement pour voir si nous ne laissions pas trop de traces et nous nous dirigeâmes vers l’ouest.

Nous ne tardâmes pas à sortir du bois de paèldres et, bientôt, nous grimpions et descendions de petites collines sous un soleil de plus en plus étouffant. Le paysage était plutôt lugubre, parsemé d’arbustes sans feuilles, aux branches tortueuses couvertes de piquants. Syu n’osa pas une seule fois descendre de mon épaule et il s’agitait, nerveux.

“Il y a des cactus et encore des cactus partout”, gémit-il à un moment.

J’esquissai un sourire. Visiblement, le singe s’était mis dans la tête que toutes les plantes qui avaient des piquants étaient forcément des cactus.

J’échangeai à peine quelques mots avec les autres, car il faisait une telle chaleur que nous préférions nous concentrer sur la simple tâche d’avancer. Daorys soufflait et elle fit remarquer, éloquente, que la vie était bien agréable dans les souterrains. Iharath non plus ne semblait pas de très bonne humeur et il assurait qu’aucun habitant de Dathrun n’aurait l’idée de voyager par une chaleur pareille.

— Sauf moi —soupira-t-il.

Mais, sans aucun doute, celui qui souffrait le plus, c’était Aryès. Emmitouflé dans sa cape, les mains gantées et la capuche occultant son visage, il respirait bruyamment et transpirait profusément. Je me demandais comment il pouvait tenir.

Le soleil était presque au zénith quand, exténués, nous demandâmes une pause à Lénissu. Il accepta immédiatement. Il se laissa tomber sur la terre sèche et souleva un nuage de poussière.

— On arrive bientôt ? —demanda Aryès, en l’imitant. Avant que Lénissu ne lui réponde, il souffla, jetant un regard sombre sur le sol— : Ce n’est pas de la terre, ça, on dirait du feu…

Lénissu prit un air pensif.

— Je dirais qu’il nous faudra encore deux heures, approximativement —estima-t-il—. Si nous continuons à ce rythme, bien sûr.

— Qui aurait cru que j’allais regretter la boue d’hier —soupira Iharath.

Je souris. La pause dura à vrai dire très peu, car nous étions tous pressés d’arriver. J’avais une soif horrible, mais nous avions vidé nos outres. Le seul qui semblait un peu enthousiaste était Frundis, bien sûr. L’humeur sombre, j’étais en train de penser que mourir de soif était une des pires morts possibles, quand je commençai à entendre un murmure d’eau. Mes yeux s’illuminèrent… et s’assombrirent aussitôt lorsque je m’aperçus de l’artifice. Frundis s’esclaffa et Syu grogna.

“C’est une blague de très mauvais goût, Frundis”, grommelai-je.

“Quel manque d’humour”, se lamenta Frundis, théâtral.

Syu, asphyxié et à moitié étourdi par la chaleur, souffla.

“Un gawalt a l’humour qui convient en de telles circonstances”, affirma-t-il. “Et cet endroit est un enfer.”

Nous ne devions plus être très loin du marécage quand Aryès se mit à délirer. Il marmonnait tout bas sans interruption et, lorsque je m’approchai pour essayer de comprendre ce qu’il disait, j’entendis ses propos incohérents ; il parlait de chaleur et de Bourrasque, d’Ato et de riz, du maître Aynorin et de sa sœur… Je le pris par le bras, inquiète, et il me sourit avec indécision… Subitement, ses yeux devinrent vitreux et il s’évanouit. Je réussis de justesse à éviter qu’il ne bascule contre un arbuste et j’inspirai, avalant une bouffée d’air torride. Tous s’étaient arrêtés, alarmés.

— Ce doit être la chaleur —dit Lénissu, en s’agenouillant près de moi. Je le vis esquisser un geste pour retirer la capuche du kadaelfe, mais je l’en empêchai.

— Aryès ne supporte pas le soleil, Lénissu.

— Si nous le laissons comme ça, il va se déshydrater —protesta mon oncle. Il jeta un regard sombre au visage blême d’Aryès. Il lui donna de petites tapes sur les joues… et il soupira—. Je vais le porter —déclara-t-il—. De toutes façons, je sens que nous sommes presque arrivés aux marais.

Je le regardai, les yeux écarquillés, tandis qu’il prenait le kadaelfe dans ses bras. Une seconde après, il le reposa et souffla :

— Spaw, aide-moi.

Le démon haussa un sourcil moqueur et acquiesça. À tous deux, ils le soulevèrent, ils lui passèrent chacun un bras autour des épaules et ils commencèrent à avancer, en le traînant presque.

— Génial —dit Iharath, en se pinçant les joues comme pour se réveiller—. Il ne nous manquait plus que ça. J’espère que, s’il m’arrive la même chose, vous ne m’abandonnerez pas, hein ?

Drakvian lui adressa un sourire ironique et compatissant.

— Ne t’en fais pas. Nous te mettrons une couverture pour que tu n’aies pas froid et nous te ramasserons au retour.

Pour toute réponse, Iharath émit un profond soupir difficilement interprétable. À un moment, Drakvian et moi, nous proposâmes à Lénissu et à Spaw de les remplacer, mais tous deux refusèrent stoïquement. Aryès avançait entre eux, la tête basse, comme un poids mort.

Nous mîmes encore une demi-heure avant d’apercevoir les marais, du haut d’une colline. Ils étaient recouverts d’un brouillard étrangement dense, mais les premiers roseaux se voyaient très nettement. L’air était un peu plus frais et humide, très humide. Si humide que ma soif se réveilla de nouveau, plus pressante que jamais. Sans un mot, nous commençâmes à descendre en chancelant. Nous étions presque en bas, lorsque, brusquement, Spaw sursauta et fut sur le point de perdre l’équilibre et de lâcher sa charge. À cet instant, Aryès se réveilla. Il secoua la tête et fronça les sourcils en voyant son étrange position.

— Que m’est-il arrivé ? —demanda-t-il, étourdi.

Spaw s’écarta très légèrement, comme s’il craignait que le kadaelfe s’effondre de nouveau.

— Tu t’es évanoui —l’informa-t-il—. Il y a une demi-heure, à peu près.

Aryès arqua un sourcil très surpris.

— Ça alors —prononça-t-il, tout en levant une main pour mieux rabattre sa capuche—. Quelle drôle de chose.

Je soupirai et je m’approchai.

— Oui, quelle drôle de chose —approuvai-je—. En fait, je ne sais pas si tu ne devrais pas envisager de ne plus toucher aux énergies oriques. Elles sont vraiment trop dangereuses.

Le kadaelfe sourit d’un air innocent.

— Pas tant que ça —protesta-t-il—. Mais je te promets que je serai plus prudent la prochaine fois.

— C’est ce qui me préoccupe —répliquai-je—. Je sais qu’en général tu es assez prudent et, pourtant, regarde combien d’apathismes tu as eus, déjà. Je préfère ne pas imaginer dans quel état terminerait Spaw s’il décidait de devenir un Talvenir maître en orique —ajoutai-je, en jetant un regard moqueur au démon.

L’intéressé roula les yeux et Lénissu se racla la gorge.

— Nous allons rester ici jusqu’à ce nous tournions tous de l’œil ou vous préférez continuer à avancer ?

Nous sourîmes et nous parcourûmes les derniers mètres. L’ombre des roseaux nous protégea bientôt du soleil.

— Il reste encore des heures avant que la nuit tombe —intervint alors Daorys—. Nous pourrions avancer un bout de chemin dans les marais…

— Nooon —rétorqua Lénissu, scrutant la zone—. On ne pénètre pas dans les Marais de Saphir le ventre vide et assoiffé. En plus, moins nous passerons de nuits là-dedans, mieux cela vaudra —conclut-il—. Faisons une pause et, après, je suggère de continuer un peu vers le nord, en longeant les marais. Comme ça, la traversée sera moins longue.

Nous acquiesçâmes, fatigués. Lénissu dut faire bouillir plusieurs fois l’eau marécageuse dans sa casserole afin que nous puissions tous boire. Nous ne nous attardâmes pas et nous continuâmes bientôt la marche. Théoriquement, nous n’étions pas très au sud de la Tour de Shéthil, mais il n’y avait pas trace des belles prairies qui l’entouraient.

— Aryès —murmurai-je, indécise, en le voyant avancer d’un pas peu assuré—. Tu es sûr… que tu vas mieux ?

Le kadaelfe tourna lentement la tête et son visage pâle apparut sous sa capuche.

— Sûr. Si cela empirait, vous m’auriez déjà emmené dans un asile de fous, crois-moi. Plus d’une fois, j’ai lu des livres sur l’apathisme. Quand il t’affecte de manière irréparable, cela ne s’arrange jamais. C’est plutôt tout le contraire —assura-t-il.

Ses paroles m’emplirent de soulagement. Un instant, je voulus lui demander de nouveau d’être prudent avec la lévitation… mais je me rendis compte qu’il ne servait à rien de répéter quelque chose qu’il savait déjà. Cependant, Aryès parut deviner mes pensées.

— Je t’assure, Shaedra, que je sais parfaitement où sont mes limites. Le plus gros problème, ce ne sont pas les énergies oriques… le plus gros problème, c’est ma malchance.

Je souris largement.

— Quelle coïncidence. On pourrait croire que tu prends exemple sur moi.

— Peut-être que c’est le contraire —répliqua Aryès, amusé.

J’allais ajouter quelque chose quand un terrible cri rauque, semblable à celui d’une harpie enrouée, déchira l’air. Cela provenait de loin, mais cela ne m’empêcha pas d’avoir brusquement l’impression qu’une bande d’écailles-néfandes allait surgir à tout moment d’entre les roseaux.

— Vite —murmura Aryès, tendu—. Ne restons pas en arrière.

* * *

Cette nuit-là, nous mangeâmes des rats d’eau. Tous vidés de leur sang, bien sûr : un instant, je craignis que Drakvian ait trop bu. La vampire était si énergique qu’elle passa tout le repas à parler et à plaisanter, lançant ses typiques blagues macabres. Nous, nous étions déjà habitués, mais Daorys, non, et ses commentaires lui arrachèrent plus d’une grimace inquiète.

— Ne l’écoute pas, Daorys —assura Iharath—. Je connais Drakvian depuis des années et, normalement, elle ne chasse que par nécessité. Pour moi, c’est comme une petite sœur un peu sanguinaire —il sourit de toutes ses dents—. Tant que tu ne lui voles pas son Ciel, tu peux être tranquille.

Daorys arqua un sourcil, appréhensive.

— Son ciel ?

— Ciel —ronronna Drakvian—. Ma dague.

Daorys avala sa salive, mais, à partir de là, elle se détendit un peu. Et, quand Spaw lui raconta sa première rencontre avec Drakvian, sur le chemin de Kaendra, elle sourit. Je connaissais trop bien les distances infranchissables qui existaient entre démons, saïjits et vampires pour ne pas comprendre les réserves de Daorys. Malgré cela, une chose était claire : Daorys était incroyablement plus tolérante que Kwayat.

Cette nuit-là, je m’endormis aussitôt, épuisée, malgré les bruits très étranges qui provenaient du marécage. Je rêvai que je m’étais transformée en gawalt et que je grimpais à un arbre infini. Je courais et je sautais de branche en branche pendant que Syu me disait : “En haut, plus haut !” Et il apparaissait sur une branche, les moustaches pleines de jus de zooya. Alors, un orage se déchaînait et un éclair fulgurant tombait sur l’arbre, le foudroyant. Les flammes envahirent tout, Syu disparut derrière la fumée, je me mis à crier et…

Je me réveillai en sursaut et je soufflai de soulagement en me rendant compte que cela n’avait été qu’un cauchemar : Syu dormait paisiblement auprès de moi ; la nuit était à présent relativement silencieuse, illuminée par la lumière de la Gemme ; assise un peu plus haut, sur la colline qui bordait le marécage, se tenait une silhouette qui observait tranquillement la nuit. C’était Spaw, compris-je.

En silence, je me levai, en essayant de ne pas déranger Syu. Je m’éloignai du campement et je m’assis près du démon, pensive.

— Un cauchemar ? —me demanda-t-il dans un murmure.

J’acquiesçai et je le lui racontai tout bas. Le démon souffla, amusé.

— Les cauchemars que je fais ne sont pas de ce genre —avoua-t-il.

J’arquai un sourcil, curieuse.

— Et quel genre de cauchemars fais-tu ?

Il haussa les épaules, en regardant le ciel noir.

— Plus réalistes.

Je fis une moue.

— Le mien semblait très réel —protestai-je.

Il sourit.

— Oui. Mais tu sais que tu ne vas jamais te retrouver face à un arbre infini. Par contre, mes cauchemars sont plus… réalistes —insista-t-il.

Son ton grave m’intrigua encore davantage.

— C’est-à-dire ? —l’encourageai-je.

— Eh bien. Dernièrement, je fais toujours le même rêve. Peut-être que c’est à cause du Cycle du Bruit —raisonna-t-il, un peu embarrassé—. Ce n’est qu’un cauchemar, de toute façon.

Je roulai les yeux devant tant d’hésitation et j’attendis patiemment. Spaw sourit et changea de sujet.

— Au fait, je ne t’ai pas dit que Zaïx m’a parlé. Juste quand je portais Aryès. Il m’a fait une de ces peurs. —Il secoua la tête—. Il dit… que Kwayat est passé chez lui et qu’il est parti te chercher. Il doit sûrement vouloir te sermonner. Mais au moins… —il sourit de nouveau— maintenant, il ne pourra plus dire qu’il ne veut pas être ton instructeur parce que tu ne veux pas abandonner la vie saïjit.

La nouvelle me fit froncer les sourcils.

— Et il va entrer dans le marécage ?

Spaw fit non de la tête.

— J’ai dit à Zaïx que nous nous dirigions vers Aefna. Il nous attendra sûrement là-bas, ou à Belyac.

Il se tut et je devinai ses pensées.

— Tu crois qu’il va essayer de contrecarrer le plan de Lénissu.

Spaw leva les yeux.

— Tu fais allusion au Mentiste ? Peut-être —admit-il—. Ça se pourrait. De toutes façons… —il se racla la gorge.

— De toutes façons, toi non plus, tu ne trouves pas que ce soit un bon plan —devinai-je.

— Hé… Comme tu dois comprendre, je doute beaucoup qu’un Mentiste soit capable de convaincre tout un peuple que le démon qui est en toi est parti. Il suffit que quelques-uns n’y croient pas, pour que ça te crée des tas de problèmes. Et aucun autre démon n’oserait te parler de peur d’être identifié. Ce n’est pas la première fois qu’un démon commet une bévue —assura-t-il en me voyant pâlir—, mais crois-moi, cela n’arrive pas tous les jours et tout ça… va générer beaucoup de tensions. Finalement, ce que disait Lilirays va s’avérer vrai : les temps changent. —Il sourit amèrement et ajouta— : Mais ne dramatisons pas. Il te reste encore une option.

Ses paroles m’avaient laissé la bouche sèche. Je baissai la tête vers les roseaux plongés dans l’ombre.

— Tu veux dire… m’enfermer auprès de Zaïx ? —demandai-je.

Spaw haussa les épaules.

— Ou partir loin d’ici. Ce serait le plus sûr. Et si tu t’en allais… je te jure que je t’accompagnerais. Et tu ne serais pas obligée de supporter les lamentations de Zaïx —plaisanta-t-il.

Je l’observai les yeux écarquillés et j’espérai que l’obscurité de la nuit dissimulerait mes joues empourprées. Après un silence, je secouai la tête.

— Tu ne m’as pas encore raconté ton cauchemar.

Spaw souffla et il mit tellement de temps à répondre que je crus qu’il n’en ferait rien.

— Eh bien, si tu veux vraiment le savoir… —Il marqua une pause. Il me regarda dans les yeux avec une étrange émotion. Alors, il chuchota— : Je rêve que ma première famille revient me chercher pour me tuer.

Je frémis, aussi bien par la signification que par la dureté de ses paroles. Sa première famille, me répétai-je.

— Quelle première famille ? —osai-je demander dans un murmure.

Spaw détourna les yeux, me signifiant qu’il ne voulait pas en parler. Cependant, alors que je m’étais déjà levée, il dit :

— Les Droskyns. C’est une Communauté très ancienne. Et qui n’a rien à voir avec les Droskyns perdus de l’Île Boiteuse. Personne ne parle d’eux. C’est, plus ou moins, comme si j’appartenais à une famille d’assassins, mais en bien pire. C’est… Enfin, bon. —Il baissa les yeux sur ses mains, le regard perdu, puis il secoua la tête et fit un geste vague—. Je regrette. Je ne voulais pas en parler. Mais ces rêves me font penser à eux plus que je ne le devrais. C’est du passé —affirma-t-il avec plus d’énergie. Ses yeux sombres brillèrent sous la lumière de la Gemme et sourirent—. Bonne nuit, Shaedra.

Un instant, je pensai lui dire quelque chose. Puis, je faillis m’en aller et le laisser avec ses pensées. Pourtant, je ne fis ni l’un ni l’autre. Je revins simplement m’asseoir, je lui pris les deux mains et je les serrai pour lui communiquer en silence tout ce qui ne pouvait se prononcer avec des mots. Il ne m’avait presque rien révélé, mais il était clair que le passé de Spaw n’était pas beaucoup plus flatteur que le mien. Depuis quand vivait-il avec Zaïx ? D’après ce que j’avais compris, depuis tout jeune. Alors, cette communauté qui semblait l’avoir tant traumatisé n’avait rien pu lui enseigner de mauvais, n’est-ce pas ?

Quand finalement je me levai et le laissai avec ses pensées, une autre question insidieuse me troubla. Si ce cauchemar était aussi réaliste qu’il le disait, se pouvait-il que des Droskyns soient à sa recherche… pour le tuer ?