Accueil. Cycle de Shaedra, Tome 9: Obscurités

15 Échos dans le lointain

Cette nuit-là, je parlai longuement avec Lénissu, assis dans ma chambre. À voix basse, je lui contai tout sur Askaldo, Seyrum, la potion, Lilirays et je partageai mes élucubrations sur la Gemme de Loorden, Shelbooth et Manchow. Après la cérémonie, mon oncle avait passé plusieurs heures enfermé dans le bureau de Deybris Lorent, mais il m’avait assuré en sortant que toute l’affaire était classée : à l’aube, il partirait récupérer la boîte de preuves, accompagné par d’autres Ombreux ; ils la rapporteraient à Aefna et lui renoncerait à toute accusation… en théorie. Pourtant, j’avais la sensation que Lénissu manigançait quelque chose. Après tout, n’avait-il pas simplement dit qu’il regrettait d’avoir essayé d’accuser Deybris “par la voie légale” ? Je préférais ne pas penser à ce qu’il pouvait bien ourdir maintenant.

— Dans deux jours, je serai de retour —m’assura-t-il, en se levant. L’aube ne se lèverait pas avant plusieurs heures, mais je comprenais qu’il devait être épuisé et qu’il avait besoin de reprendre des forces pour le voyage.

— Tu vas aller à la Forêt de Belyac ? —demandai-je, en me levant à mon tour.

Il roula les yeux.

— La boîte se trouve dans les Montagnes d’Acier, pas dans la Forêt de Belyac, comme l’a cru Wanli.

Je secouai la tête, amusée en pensant de nouveau à l’opiniâtreté avec laquelle Lénissu gardait ses secrets.

— Wanli ne prétendait pas te trahir —lui dis-je.

— Je sais —répliqua-t-il, en attachant sa cape—. Mais, de toutes façons, elle ne m’a pas trahi puisqu’elle ne savait pas où se trouvait la boîte —ajouta-t-il avec un petit sourire ironique—. Un conseil : ne révèle jamais à personne ce que tu ne veux pas qu’on sache.

“Un sage conseil”, approuva Syu. Et il bâilla, découvrant sa langue rose à la lumière de la lanterne.

— Je m’en souviendrai —répondis-je, tandis que nous nous dirigions vers la porte—. Oncle Lénissu… par curiosité, sais-tu où est Martida ? —demandai-je.

Étrangement, la question sembla amuser Lénissu.

— Elle te cherche. Depuis que nous avons récupéré Corde, elle est partie et je n’ai plus eu de nouvelles. Quant à Miyuki, elle est dans une taverne, à Aefna. Elle est venue avec moi, mais elle a tout fait pour me dissuader de me rendre chez le Nohistra. Elle pensait peut-être qu’on allait me considérer comme un traître et m’exécuter à peine entré. —Il roula les yeux—. Mais, évidemment, elle ne connaît pas les grands exploits de Lénissu Hareldyn —plaisanta-t-il.

Je souris.

— Et Dashlari ? —m’enquis-je.

— Oh, le Marteau de la Mort est allé s’assurer que ton frère et ta sœur n’interfèreraient pas dans cette histoire. —Il m’adressa un demi-sourire—. Je ne sais pas comment il s’est débrouillé. Tel que je le connais, il leur a peut-être attaché les mains avant de les mettre sur une carriole en direction d’Ato. La délicatesse n’est pas une de ses qualités.

Mon oncle posait déjà une main sur la poignée de la porte lorsque je demandai, goguenarde :

— Et Srakhi ? Il ne t’a pas encore sauvé la vie ?

Lénissu s’esclaffa et ses yeux violets sourirent.

— Non, penses-tu. Et le pire, c’est que j’ai comme l’intuition que, si j’étais vraiment en danger de mort, il n’arriverait pas à temps pour me sauver —dit-il. Nous échangeâmes des sourires moqueurs et Lénissu leva une main pour me prendre par le menton—. Conduis-toi comme une bonne Ombreuse. Et n’oublie pas d’envoyer une lettre à Ato pour avertir que tu es toujours en vie.

— Je le ferai —affirmai-je—. Mais… je peux leur dire que je suis une Ombreuse ?

Lénissu fit une moue, indécis.

— Il vaudra mieux que tu ne dises rien —finit-il par répondre—. Tu connais l’opinion des gens sur la confrérie.

J’acquiesçai, pensive.

— Au fait —ajouta Lénissu—. Deybris a promis d’arranger le petit problème du Sang Noir. Peut-être que bientôt je pourrai retourner à Ato sans avoir à fuir devant les gardes. —Il fit un geste vague—. Tu vois qu’être un Ombreux a aussi ses avantages —plaisanta-t-il tout en ouvrant la porte—. À bientôt, ma nièce.

Je faillis lui demander alors ce qu’il prétendait réellement faire avec la boîte, mais je me contentai de lui répondre :

— À bientôt, Lénissu.

Je fermai la porte et je m’allongeai sur le lit, encore vêtue de ma tunique noire. Sur la table de nuit, j’avais déposé ma nouvelle dague. Je tendis la main et je la pris. Elle semblait récemment forgée et elle était très affilée. Fatiguée comme je l’étais, j’étais capable de me blesser ; aussi, je la reposai sur la table de nuit et j’éteignis la lanterne. Syu vint rapidement se blottir près de moi.

“Alors nous n’allons pas avec l’oncle Lénissu ?”, demanda-t-il.

Je fis non de la tête dans l’obscurité et je portai une main sur le collier de Kaléna.

— “Non”, dis-je. “Mais il reviendra bientôt.”

* * *

Je fus réveillée à l’aube par un coup ferme sur la porte.

— Debout, petite sœur !

Je grognai et, les yeux ensommeillés, je clignai des paupières devant la lumière du jour. La porte s’ouvrit et, sans aucun égard, Ujiraka entra. Il était vêtu d’une ample chemise blanche et ses yeux jaunes souriaient dans son visage sombre. Il portait une pile de vêtements dans les mains.

— Tu portes encore cette tunique ? —demanda-t-il, incrédule, en me voyant—. Réveille-toi, secoue-toi et habille-toi —dit-il sur un ton enthousiaste, en déposant les habits au pied du lit.

— Nous allons quelque part ? —demandai-je, surprise, tout en me redressant.

Il arqua les sourcils, une expression énigmatique sur le visage.

— Nous allons faire un tour. —Déjà dans l’encadrement de la porte, il ajouta— : Deybris m’a demandé de t’aider à t’intégrer dans la confrérie.

M’intégrer ?, me répétai-je, appréhensive, tandis qu’il refermait la porte. Y avait-il une autre cérémonie dont on ne m’avait pas parlé ?

Je m’habillai rapidement, sans oublier de reprendre mes précieuses Triplées. Lorsque je saisis Frundis, celui-ci chantonnait, répondant aux oiseaux du matin et je me réveillai complètement lorsqu’il me souhaita bonjour avec un joyeux son de flûtes.

“Bonjour, Shaedra ! Je sens qu’aujourd’hui est un grand jour”, déclara-t-il, l’air inspiré. “Qu’avez-vous envie d’écouter ? Peut-être La terre du soleil ?”

Syu laissa échapper une exclamation jubilatoire et aussitôt le bâton nous remplit la tête d’une mélodie harmonieuse. Souriante, je sortis dans le couloir et je trouvai Ujiraka appuyé sur le bord d’une fenêtre, attendant patiemment.

— Tu es rapide —approuva-t-il, et il me fit signe de le suivre.

— Qu’allons-nous faire ? —demandai-je, curieuse, tandis que nous parcourions le couloir.

— Bon… Je suppose que tu en sais déjà long sur la confrérie, avec ton oncle —commenta-t-il.

Je passai la main sur ma tête, embarrassée.

— À vrai dire, c’est à peine si Lénissu m’a parlé des Ombreux —avouai-je—. Ce que j’en sais, je l’ai appris à la Pagode Bleue, principalement.

L’elfe noir souffla, amusé.

— Vu l’opinion négative que les pagodes ont de nous, je crains que tu n’aies pas appris de grandes vérités, alors. —Il me regarda avec curiosité—. Lénissu Hareldyn ne t’a vraiment pas parlé de tous ses exploits ?

Je fis non de la tête, railleuse.

— Des exploits, hein ? Je ne savais pas que mon oncle était un héros.

— Ah, mais si —affirma Ujiraka—. Quand j’étais petit, je l’admirais comme les personnages des contes. Il ne t’a pas raconté son expédition dans les Terres de Cendre ? C’est là qu’il a trouvé l’ancienne couronne des Astras, tu sais bien, les derniers rois d’Urjundith. Cette couronne doit avoir près de deux mille ans d’ancienneté.

Trois mille, si c’était réellement l’époque d’Urjundith, rectifiai-je mentalement. Les Terres de Cendre… Dans les livres, on leur donnait en général le nom de Maydast. C’était une terre très lointaine, située au sud-est de la vallée d’Éwensin. Comme un écho lointain, je me souvins qu’un jour, à Tauruith-jur, Lénissu avait commenté qu’il était brièvement passé par ces terres inhospitalières. Apparemment, il avait obtenu ce qu’il cherchait.

Ujiraka continua à me raconter les faits de Lénissu Hareldyn et tandis que je l’écoutais narrer d’incroyables histoires de joyaux volés, de trésors déterrés et de mystérieuses énigmes, j’avais l’impression d’entendre la vie d’une autre personne. Je savais que la vie de mon oncle n’avait pas été précisément calme, mais quand même…

Nous sortîmes sous le ciel bleu et nous nous promenâmes dans Aefna. Ujiraka ne semblait pas avoir d’objectif précis et nous déambulâmes dans les rues un long moment. L’elfe noir se mit à me poser des questions sur ma vie à Ato et je lui répondis tranquillement, en essayant de ne mentionner aucun détail qui puisse aviver un peu trop sa curiosité. Nous finîmes par nous asseoir sur un banc de l’Anneau et l’Ombreux fit un geste brusque, plaçant ses mains derrière la tête.

— Bon ! Tu dis que tu es har-kariste et celmiste, mais je suis sûr que tu n’es même pas capable de te rappeler de la couleur des yeux du prêtre qui vient de passer, je me trompe ?

Son commentaire me laissa perplexe.

— Eh bien… non —avouai-je—. Et toi ?

— Ah ! Ils étaient châtain foncé. Un Ombreux doit toujours être attentif à ce qui l’entoure. Mais je dois admettre que je suis particulièrement doué pour me souvenir de tout, absolument tout —déclara-t-il avec une pointe mi-arrogante mi-railleuse—. Mon père me disait souvent : rappelle-toi toujours d’où tu viens quel que soit ton chemin. Il disait qu’un Ombreux sans orientation est comme une épée sans pommeau.

— Oh —dis-je, pensive—. Cela me rappelle un proverbe qui dit comme ça : “Assure-toi de connaître une branche avant de sauter sur la suivante” —citai-je.

Syu, sur mon épaule, approuva énergiquement de la tête et l’elfe noir l’observa avec une certaine curiosité avant de répondre :

— Un drôle de proverbe. Mais dis-moi, tu vois ces deux dames aux robes bleues qui viennent de passer ? —Je les vis qui disparaissaient, derrière l’Ombreux, et j’acquiesçai—. L’une portait un éventail blanc avec des fleurs brodées, l’autre avait un porte-monnaie dans les mains et des chaussures neuves à la toute dernière mode, mais qui, visiblement, lui étaient trop petites, parce qu’elle boitait légèrement. Et je pourrais te détailler comme ça chacune des personnes qui sont passées près de ce banc —me révéla-t-il, avec un large sourire.

J’observai les deux dames plus attentivement et je sifflai entre mes dents.

— Tu m’as impressionnée.

L’elfe noir esquissa un sourire.

— Eh bien maintenant, c’est à toi de m’impressionner —me défia-t-il.

L’heure suivante, le jeune Ombreux s’amusa à me mettre à l’épreuve. Il me racontait une blague, il me parlait du temps et, d’un coup, il me posait une question épineuse sur quelque détail alentour. Je dois avouer que je ne pus m’empêcher de tricher. Tandis que Syu regardait d’un côté et Frundis d’un autre, je me concentrais sur ce qu’Ujiraka me disait et, lorsqu’il me demandait de quelle couleur était la chemise de tel elfocane qui venait de passer ou quelle était l’expression de tel autre, j’adoptais une mine pensive, feignant de me souvenir.

“De quelle couleur est la veste du faïngal, Syu ?”, je m’enquérais mentalement.

“Grise… Bon, pas exactement, peut-être marron”, rectifia le singe, hésitant. Syu avait toujours eu un problème avec le gris…

“Elle était marron clair, semblable au sable rougeoyant”, affirma le bâton.

Mes réponses étaient un peu étranges, mais, sans l’aide de Frundis et de Syu, j’aurais dû improviser la moitié ou plus. Nous nous esclaffâmes plusieurs fois en faisant des commentaires sur les passants et Ujiraka m’impressionna de nouveau en détaillant notre entourage avec une précision surprenante. Non seulement il retenait l’aspect des gens, mais aussi leur attitude et leur façon de se comporter.

— Tu vois, celui-là, près de la fontaine, c’est un menuisier —me disait-il—. C’est quelqu’un d’aigri et il a mauvaise réputation dans toute la ville. Et regarde, ce vieil homme, je le vois tous les matins donner à manger aux pigeons les restes de pain de la veille. Il passe des heures sur la place. Ah ! —Il s’esclaffa et je suivis son regard posé sur une elfe rondouillarde qui entrait dans une chocolaterie—. Elle, c’est Showgsa. Elle va acheter des chocolats tous les jours : et elle ressort toujours avec une grosse boîte, tu vas voir quand elle va sortir. C’est la femme d’un maître de Pagode.

Je l’écoutais, fascinée. Décrite ainsi, Aefna me paraissait soudain une ville beaucoup plus vivante et attrayante : chaque visage avait une personnalité, une histoire et une énigme qu’Ujiraka parvenait à déchiffrer à force d’heures passées à déambuler dans les rues. Nous étions silencieux depuis un moment à regarder les passants, quand Ujiraka se leva. Au loin, les cloches du Temple sonnaient.

— Nous avons l’air de chats en train de faire la sieste —plaisanta-t-il—. Nous rentrons ?

J’acquiesçai et nous laissâmes l’Anneau derrière nous. Nous passions près du quartier général lorsque je vis un cheval noir qui me parut étrangement familier.

“C’est celui de l’étable”, dit Syu, fier de s’en souvenir avant moi.

J’arquai un sourcil, tout en approuvant. C’était le cheval de l’élégante demeure où je m’étais réfugiée pendant un jour et une nuit. Alors, j’entendis un cri.

— Shaedra !

Je sursautai, je levai la tête vers le cavalier du cheval et je croisai les yeux rosâtres d’une tiyanne blonde. Suminaria mit pied à terre rapidement et se précipita vers moi.

— Shaedra ? —répéta-t-elle, surprise de voir que je ne réagissais pas.

Je sortis de mon ébahissement et je m’esclaffai.

— Suminaria ! —m’exclamai-je en riant—. Dieux ! Comme tu as changé !

De fait, la tiyanne avait perdu presque tous les traits de son enfance. Vêtue d’une élégante tunique rouge, avec une ceinture richement ornée et des bottes d’équitation, elle avait davantage l’aspect d’une damoiselle que d’une pagodiste.

— Suminaria ! —appela soudain une voix. Une tête blonde à l’expression sévère surgit entre les rideaux d’une litière en bois clair.

— Ma mère —expliqua Suminaria, sans que le ton pressant de celle-ci semble l’effrayer—. Shaedra, je n’avais aucunes nouvelles de toi depuis… bon, depuis que tu avais disparu d’Aefna sans même passer me voir comme tu me l’avais promis. —Je m’empourprai en m’en souvenant—. Mais tu avais sûrement une bonne raison, je ne t’accuse pas. Je suis heureuse de te revoir, tu ne sais pas combien ma vie est ennuyeuse depuis que j’ai quitté Ato —ajouta-t-elle, en souriant—. Je vois que tu as toujours ton bâton et le singe gawalt —observa-t-elle—. Que fais-tu à Aefna ?

À quelques mètres, Ujiraka m’attendait discrètement. Il devait sûrement être sidéré de voir que je connaissais Suminaria Ashar, pensai-je, amusée.

— Eh bien… en réalité, je suis arrivée il y a à peine quelques jours —répondis-je—. Et je regrette d’être partie d’Aefna sans t’avertir, ce jour-là. Je…

Soudain, apparut un autre tiyan, plus petit que Suminaria, qui posa sa main sur le pommeau de son épée, en me regardant avec une certaine surprise. C’était Nandros, le protecteur de Suminaria.

— Ça alors, cela faisait longtemps —fit-il simplement, et il se tourna vers sa protégée—. Dame Ashar t’attend pour entrer dans le magasin.

La tiyanne eut une moue contrariée.

— Ma mère veut acheter de nouveaux chapeaux pour les fêtes d’été —marmonna-t-elle—. Tu vois quelle matinée fascinante m’attend. Mais j’ai une bonne nouvelle : cet été, je vais reprendre les cours à la Pagode des Vents. Pour être orilh —annonça-t-elle, en souriant de toutes ses dents et je lui rendis son sourire.

— Ça, c’est une bonne chose. Tu vas donc continuer à étudier l’énergie brulique ? —Elle acquiesça et je me frottai la joue, pensive—. Mais je me rappelle que tu ne réussissais pas mal les boucliers, non plus —plaisantai-je, en faisant référence au jour où, dans ma stupidité infantile, je l’avais attaquée à la Néria. Elle avait alors invoqué un bouclier, si puissant qu’elle aurait pu me tuer.

Suminaria grimaça.

— Pas aussi bien que la brulique —m’assura-t-elle—. Pour être sincère avec toi, ce fameux jour où tu m’as attaquée, je n’ai pas invoqué de bouclier. J’ai simplement… activé une magara.

J’écarquillai les yeux, franchement surprise.

— Une magara ?

— Ouaip. Aujourd’hui, je ne suis plus aussi espiègle qu’avant, mais quand j’étais plus jeune je volais des magaras à l’oncle Garvel —avoua-t-elle, sans avoir l’air de se sentir très coupable—. Celle-là, en particulier, il ne l’a jamais revue —ajouta-t-elle, en m’adressant un clin d’œil.

Nandros soupira et je devinai qu’écouter les petits secrets de Suminaria ne le passionnait pas spécialement.

— Suminaria, ta mère…

— Je sais, j’arrive. Shaedra, il faut qu’on se revoie.

J’acquiesçai et nous accordâmes de nous revoir le jour suivant devant la Pagode des Vents aux trois cloches vespertines. Lorsque je rejoignis Ujiraka, je le vis secouer la tête, incrédule.

— Une Ashar ? Démons. C’est une amie à toi ?

— Ouaip. C’était une camarade de classe à Ato. Mais, maintenant, elle va étudier à la Pagode des Vents.

Il me regarda pensif, mais il reprit la marche sans faire de commentaire. De retour à la demeure, nous mangeâmes avec trois Ombreux qui passaient par là en quête de travail.

— Que vous nous croyiez ou non, le dernier travail que nous avons fait remonte à plus d’un an —nous dit l’un d’eux, tandis qu’il se servait une grande portion de salade—. Un an ! Nous nous sommes payés une vie de rois, hein, Sariz ? Mais, comme vous voyez, aucun de nous n’est économe, alors maintenant, nous sommes de nouveaux aussi pauvres qu’avant —fit-il en riant—. Tu veux bien me passer le sel, ma jolie ? —me demanda-t-il.

Je le lui passai et je demandai :

— Et en quoi consistait ce travail ?

— Ah ! —dit-il—. C’est un commerçant de Neiram qui nous avait engagés. Ils avaient volé les bijoux de sa femme et il nous a demandé de les récupérer et c’est ce qu’on a fait. Et voilà. Et, comme je vous dis, nous avons passé une année… mais quelle année !, comme si nous avions vécu sur la Terre Interdite, vous ne pouvez même pas imaginer.

Je réprimai un rire moqueur et je bus une gorgée d’eau.

— Mais tu connais le proverbe, Awsrik —intervint l’un de ses compagnons, en mangeant comme quatre—. On ne se rend qu’une fois en Terre Interdite. Tu as entendu le Nohistra, il n’a pas de travail pour nous pour le moment.

— Bah, nous irons à Agrilia —répliqua Awsrik—. Weyléh a toujours du travail. Eh, Ujiraka Basil, qu’est-ce que tu nous racontes de nouveau ? Je vois que tes oreilles ont poussé.

Apparemment, il s’agissait d’une ancienne plaisanterie, car l’elfe noir se contenta de rouler les yeux avant de leur demander d’en dire plus sur cette année passée en « Terre Interdite ». Je me lassai vite de les entendre parler de beuveries, de ripailles et de débauche et je m’empressai de sortir du salon pour retourner dans ma chambre.

Je passai l’après-midi à écrire des lettres : une pour Kirlens, une autre pour Dol et une autre pour le capitaine Calbaderca. Comme je ne trouvai pas Wanli, j’allai directement voir Deybris et lui demandai quelques kétales pour payer le courrier : comme aurait dit Lénissu, être Ombreux avait ses avantages… mais il était également vrai que je n’aurais pas eu besoin d’envoyer de courrier si les Ombreux n’avaient pas compliqué la vie de Lénissu, pensai-je. Après avoir remis les lettres, je me promenai dans les rues d’Aefna, accompagnée de Frundis et de Syu, avec la curieuse sensation de n’avoir rien à faire. Après avoir déambulé un moment, je finis par m’allonger dans l’herbe d’un parc sous les chauds rayons du soleil. Je fermai les yeux, faisant abstraction de toutes mes préoccupations et je profitai de la journée, écoutant le chant des oiseaux mêlé aux rumeurs de la ville. Sans le vouloir, je m’endormis… Je me réveillai en sursaut en entendant une voix.

— … en plus, elle sourit toute seule. Permettez-moi de douter qu’elle ait vraiment été nommée Ombreuse —disait-elle, avec une pointe moqueuse.

Je me redressai et je restai bouche bée. J’étais entourée de démons. Ou du moins, ce fut ma première impression. Au total, il s’avéra qu’ils n’étaient que trois. Celui qui avait parlé était Dadvin, un des Communautaires. Et à côté de lui se tenait Spaw et… Je soufflai en reconnaissant Askaldo.

“Shaedra !”, s’écria Syu, quelque part. Il sortit précipitamment des buissons, altéré en voyant tant de démons, et il se percha sur mon épaule, inquiet.

Le fils d’Ashbinkhaï me sourit. Étrangement, je ne m’étais pas encore habituée à le voir sans furoncles.

— Bonjour, Shaedra, je ne pensais pas que nous nous reverrions si tôt. Nous pouvons… te parler un moment ?

Je levai les yeux vers le ciel. Le soleil avait déjà disparu, mais il restait encore des reflets dorés à l’horizon. Alors, je regardai Askaldo, perplexe. Que diables voulait-il me dire maintenant ?

— Me parler ? —répétai-je—. Bien sûr, mais…

Spaw s’avança et s’agenouilla auprès de moi avec la typique expression qu’il adoptait quand quelque chose ne lui plaisait pas.

— Comment vas-tu ? —demanda-t-il.

J’arquai un sourcil, alarmée.

— À merveille. Il est arrivé quelque chose de grave ?

Spaw jeta un regard sombre à Askaldo avant de répondre avec concision :

— Ashbinkhaï et les Communautaires veulent t’engager.

Sa révélation me coupa le souffle et, lorsqu’il me tendit la main pour m’aider à me relever, je lui donnai la mienne sans pouvoir prononcer un mot. Askaldo m’adressa une moue innocente et avança d’un pas.

— Je ne sais pas si tu es au courant, mais tu es l’unique démon Ombreux de toute la Terre Baie.

J’agrandis les yeux.

— Oh. Et ça, c’est… un problème ?

— Pas du tout. Mon père est enchanté —assura Askaldo, en roulant les yeux—. Il veut même t’engager pour que tu épies les Shargus. —Il dut percevoir mon incompréhension, car il spécifia— : Nous appelons Shargus les Ombreux qui s’emploient à assassiner des démons. Ils ne sont pas nombreux, mais ils existent et ils sont assez problématiques. L’ennui, c’est que nous ne savons pas qui ils sont et mon père a pensé que tu étais la mieux placée pour faire des recherches sur le sujet. Il te promet dix mille kétales et même… une invitation à faire partie de sa Communauté.

En l’entendant, Spaw adressa à l’elfocane un regard ennuyé. Je secouai la tête, abasourdie, et j’étais sur le point de leur dire que je croyais que les Ombreux ne pourchassaient plus les démons lorsque je me souvins du livre écrit par le père d’Arfa Lilirays. Si, il y a quelques années à peine, les saïjits poursuivaient les démons, pourquoi ne les traqueraient-ils pas encore ? Après tout, pour les saïjits, c’était comme s’ils cherchaient à piéger des écailles-néfandes infiltrés, pensai-je, ironique.

— Je n’ai jamais été une espionne —fis-je alors.

— Heureusement, il n’est pas nécessaire de l’avoir été pour le devenir —intervint Dadvin. Ses yeux rusés brillèrent dans son visage noir—. Rends-toi compte que tu nous ferais une grande faveur si tu réussissais à identifier ces assassins. Et tu sauverais des vies —insista-t-il, persuasif.

Des assassins… Je fis une grimace tourmentée. Ces Shargus étaient-ils seulement conscients que les monstres qu’ils tuaient n’en étaient pas ?

— Et que feriez-vous avec eux, si j’arrivais à obtenir une liste de leurs noms ? —m’enquis-je.

Askaldo se passa une main sur le visage, l’air embarrassé, et il échangea un regard avec Dadvin.

— Je n’en sais rien —admit-il—. Ça, c’est l’affaire d’Ashbinkhaï.

— Et des Communautaires —ajouta Dadvin.

Je me raclai la gorge et je les regardai tous les trois. À présent, je comprenais l’expression sombre de Spaw : s’il voulait vraiment protéger une démone au milieu d’un antre de chasseurs de démons, il n’allait pas avoir la tâche facile.

— Je ferai ce que je pourrai —dis-je finalement—. Pour ce qui est de l’invitation à faire partie de la Communauté de l’Esprit, je ne peux absolument pas l’accepter.

Askaldo acquiesça.

— Bien sûr, je comprends. C’est simplement une proposition de mon père. Je ne suis qu’un simple messager.

Dadvin laissa échapper un rire étouffé.

— Zaïx doit être un bon père pour que ses enfants l’aiment tant —observa-t-il.

Les yeux de Spaw étincelèrent.

— Il l’est. Bon, vous avez ce que vous vouliez : Shaedra fera ce qu’elle pourra. Et maintenant, il vaudra mieux que vous fichiez le camp avant que quelqu’un nous voie.

Je grimaçai en le voyant si brusque, mais ni Dadvin ni Askaldo ne semblèrent s’offusquer.

— Sois prudente —me dit Askaldo.

— Ne t’inquiète pas.

Je les regardai s’éloigner en silence. Au bout d’un moment, Spaw soupira.

— Je commence à douter si j’ai agi correctement en te laissant revenir à Aefna —dit-il—. La vérité, c’est que j’ignorais qu’il y avait des chasseurs de démons parmi les Ombreux. Mon ignorance du monde saïjit me perdra un jour. Et… j’ai l’impression que, cette fois, j’aurais dû suivre le conseil de Zaïx. Les saïjits sont toujours problématiques.

Je ramassai Frundis et une douce mélodie de piano s’infiltra dans ma tête.

— Ne te tracasse pas trop —assurai-je avec entrain—. Après tout, qui pourrait bien imaginer que la petite nièce de Lénissu Hareldyn puisse être un démon ? —Mon sourire se transforma vite en une grimace—. Il faut espérer que personne n’imaginera une telle chose.

Spaw esquissa un sourire et leva une main en signe de salut.

— Je suivrai ta progression de loin. Malheureusement, ces jours-ci, je vais être occupé : Ashbinkhaï m’a demandé une faveur et, en plus… —il hésita et ajouta— : apparemment, Sakuni est malade et je vais lui apporter une potion de Lu pour qu’elle se rétablisse —expliqua-t-il—. J’espère que tu n’auras pas de problèmes avec ces Shargus avant mon retour.

Je secouai la tête, émue. Avec quel dévouement Spaw protégeait toute la Communauté Enchaînée, pensai-je.

— Mais non, je ne pense courir aucun risque —lui promis-je.

Le démon me regarda d’un air moqueur.

— Oui, ça, c’est la théorie —répliqua-t-il, en me saluant de nouveau—. Prends soin de toi.

— Toi aussi —répondis-je.

Je l’observai disparaître sans bruit entre les ombres. Les Shargus, pensai-je alors, avec un frisson. Et je repassai dans ma tête les visages des Ombreux que j’avais vus durant la cérémonie d’initiation. Se pouvait-il que l’un d’entre eux ait pour tâche de tuer des démons ? C’était à en devenir paranoïaque, soupirai-je. Je plaçai Frundis dans mon dos et je sortis du parc sombre à pas rapides.