Accueil. Cycle de Shaedra, Tome 8: Nuages de glace

18 Le Village des Oiseaux

Après avoir traversé la roselière, je débouchai, comme l’avait expliqué Askaldo, sur un chemin de sable entouré de roseaux. Sur ma droite, le sentier conduisait à une source vraiment magnifique, bordée de fleurs sylvestres. Et sur ma gauche, le chemin sableux disparaissait à un tournant. Je m’y dirigeai prudemment, m’attendant à voir surgir d’entre les roseaux le vieux fou chevelu, me tendant quelque magara extravagante. Comment Askaldo pouvait-il conclure un marché avec quelqu’un d’aussi bizarre ?, me demandai-je, appréhensive, tout en avançant.

“Toi, tu as bien conclu un marché avec une vampire”, me rappela Syu, confortablement assis sur mon épaule.

“C’est vrai”, concédai-je. Je pris une inspiration et j’accélérai le pas.

Bien que j’aie entendu Maoleth et Chayl décrire l’étrange foyer d’Ahishu, je ne fus pas moins médusée lorsque, au tournant, je vis soudain apparaître devant moi une sorte d’énorme hutte entièrement décorée de guirlandes et de longues tresses de cheveux tiyans colorés.

— Mille sorcières sacrées ! —laissai-je échapper dans un murmure ébahi. Je n’avais jamais rien vu d’aussi étrange de toute ma vie.

“Que de tresses !”, chuchota le singe, aussi émerveillé que moi.

J’avançai avec précaution jusqu’au moment où je perçus un mouvement à travers l’un des rideaux de cheveux. Je m’arrêtai et inclinai la tête sur le côté.

— Euh… Bonjour ! —fis-je en naïdrasien, d’une voix hésitante.

Persuadée qu’Ahishu se trouvait derrière ce rideau, je fus surprise d’entendre un bruit derrière moi et je me retournai brusquement. Un vieil homme vêtu d’une tunique jaune attendait, assis sur le sable.

— Bonjour, amie d’Askaldo —me dit Ahishu, en me faisant signe de m’approcher et de m’asseoir en face de lui. Il effectua un salut de bienvenue typique des Royaumes de la Nuit auquel je répondis avec la même bienséance, ayant pratiqué plus d’une fois le salut pendant les leçons du maître Aynorin.

— C’est… un foyer original —observai-je, tout en m’asseyant—. Vraiment impressionnant.

Ahishu sourit et acquiesça. Ses yeux rosés s’étaient fixés sur le gawalt et l’observaient avec un vif intérêt.

— Euh… Il s’appelle Syu —dis-je—. C’est un gawalt. Et, moi, je suis Shaedra. Et… je suis une terniane, même si je n’en ai peut-être pas l’air —ajoutai-je, en pensant qu’en ce moment je devais sans doute avoir la peau couleur sable.

— On me nomme Ahishu —se présenta le tiyan—. Autrefois, on me dénommait le Grand Ahishu —ajouta-t-il, en haussant les épaules—. Mais aujourd’hui, peu sont ceux qui se souviennent de moi. Et il en est mieux ainsi. Shaedra —dit-il alors, en prononçant mon nom sur un ton solennel—, tu es venue pour que je te prête l’une de mes magaras, qui sont nombreuses et très difficiles à fabriquer. Je ne vends plus de magaras. Et je les prête rarement. Tu devras donc me promettre de ne révéler à personne d’où tu as sorti la magara que je vais te donner. En contrepartie, je te promets que cette magara te permettra de sauver la personne que tu souhaites sauver.

Je le regardai fixement, me demandant ce qu’Askaldo avait conté sur l’objectif de notre voyage.

— Je te promets que je ne dirai rien —lui assurai-je.

Ahishu acquiesça comme pour lui-même et, sans ajouter un mot, il se leva.

— Attends ici un moment —me demanda-t-il, avant de disparaître avec une surprenante agilité dans sa hutte de cheveux.

Je soupirai.

“Va savoir ce qu’il m’apporte maintenant”, commentai-je.

Tandis que j’attendais, je me surpris à dessiner des cercles sur le sable avec une griffe et je m’arrêtai, impatiente. Je commençais à me demander si Ahishu ne s’était pas perdu dans son labyrinthe de cheveux, lorsqu’il réapparut, portant une ceinture entre les mains. Il me sourit, s’assit et posa l’objet entre nous.

“Si la libération de Seyrum dépendait de ce fou, l’alchimiste pourrait attendre assis”, soufflai-je, abasourdie. Syu se frotta la tête et approuva.

Alors Ahishu me montra quatre petits sachets suspendus à la ceinture et il se mit à m’expliquer à quoi ils servaient.

— Ce sachet contient de la poudre de sommeil. Si tu jettes une poignée de ceci à n’importe quel saïjit, il s’endort en une minute tout au plus. Cet autre sachet contient des grains de fumée. L’embêtant, c’est qu’il faut décortiquer un peu les grains pour qu’ils fonctionnent, et ils produisent une petite détonation, mais rien d’alarmant —m’assura-t-il. Je l’écoutais, de plus en plus sidérée—. Le petit sac bleu que tu vois là contient du sang d’hydre en poudre. Si tu le mélanges avec un peu d’eau, il se change en acide pur. C’est très pratique pour ouvrir des portes et des choses de ce genre —précisa-t-il sur un ton d’expert—. Le dernier sachet par contre… —Il fronça les sourcils et l’ouvrit avec des doigts prudents. Je me reculai, appréhensive, mais Ahishu sourit—. C’est bien ce qu’il me semblait. Ce sont des pignons.

J’arquai un sourcil, perplexe.

— Des pignons ? —répétai-je.

— Oui, l’automne dernier, j’ai ramassé des pignons et je ne savais pas où les mettre —expliqua Ahishu avec simplicité—. Autrefois, ce sachet contenait du moïgat rouge, mais malheureusement il s’est terminé. Qu’y faire ! Si cela ne te dérange pas, je les garderai —ajouta-t-il, en vidant le contenu du sachet dans la paume de sa main. Il les garda dans la poche de sa tunique jaune, ramassa la ceinture avec les sachets et me la tendit—. Dis à Askaldo qu’il n’est pas nécessaire qu’il me rende cet objet. C’est une simple ceinture et ce que contiennent les sachets est irrécupérable une fois utilisé. Bonne chance, jeune aventurière —déclara l’étrange vieil homme.

Je m’emparai prestement de mon cadeau, je me levai et je m’inclinai pour le saluer.

— Au fait —dis-je, avant de m’en aller—. L’humain qui est passé avant moi… eh bien… il ne parlait pas le naïdrasien.

— Ah ! Je m’en étais rendu compte —sourit le vieil homme.

Je me raclai la gorge avant de poursuivre.

— Il n’a donc pas compris à quoi sert le chapeau vert que tu lui as donné.

Ahishu fit un geste, en riant tout bas.

— Il le découvrira lui-même —répliqua-t-il.

J’arquai un sourcil. Ahishu croyait-il vraiment que Spaw allait découvrir magiquement les propriétés de sa magara ?

— Je ne veux pas être indiscrète —dis-je, indécise—, mais pour quelle raison nous aides-tu ?

— Pour quelle raison j’aide des démons ? —répliqua-t-il. Ses yeux souriaient—. Parce qu’en réalité, vous n’êtes pas des démons.

Son assertion me laissa interloquée un instant, puis je laissai échapper un éclat de rire incrédule.

— Nous ne sommes pas des démons ? Que veux-tu dire ?

Le vieil homme secoua la tête.

— Vous n’arrivez pas à me tromper —affirma-t-il. En voyant qu’Ahishu ne semblait pas disposé à être plus explicite, je haussai les épaules, je le saluai de nouveau et je m’en allai par le chemin sableux, emportant la ceinture dans une main et un étrange souvenir de ma rencontre avec ce magariste dont la raison avait apparemment été quelque peu ébranlée par la vie sauvage de la Forêt des Cordes.

* * *

Une fois chacun de nous paré de sa fameuse magara, Askaldo nous mena directement vers le sud. L’elfocane avait pris la manie de regarder sa boussole chercheuse-d’eau, et je soupçonnai que les détours que nous faisions parfois ne servaient, en fait, qu’à vérifier qu’effectivement il y avait bien quelque ruisseau ou étang proche, comme l’indiquait sa magara. Au bout de trois jours, Maoleth lui fit savoir qu’il n’était pas disposé à louvoyer davantage et il déclara :

— C’est ridicule de continuer à zigzaguer dans la forêt, en avançant comme des tortues. La route vers le sud ne doit pas être très loin —observa-t-il—. Je propose qu’aujourd’hui nous mettions le cap vers le sud-est.

— Excellente idée —approuva Spaw.

Askaldo, conscient que nous en avions tous assez de la forêt, ne protesta pas, bien que regagner la route principale signifie que, tous les deux, nous devrions de nouveau nous voiler le visage.

Après avoir déjeuné les restes d’un rongeur qu’avait chassé Maoleth la veille, nous reprîmes nos sacs et nous nous dirigeâmes vers le sud-est, désireux de rejoindre enfin cette route. Nous marchions lentement et tentions d’éviter les nombreux ravins et les zones inextricables de broussaille, sachant que ces dernières dissimulaient sans doute bien des dangers. Comme tous les matins, tandis que j’avançais, je concentrais une partie de mon esprit sur mon sryho, en essayant de tempérer l’énergie qui m’entourait. Kwayat s’obstinait toujours à ce que je parvienne à inhiber, ne serait-ce qu’un instant, les énergies générées par ma mutation… Mais, jusqu’à présent, chaque fois que je demandais à Spaw si j’étais encore colorée, le démon, après un rapide coup d’œil, acquiesçait de la tête en silence.

Concentrée comme je l’étais sur le sryho, je marchais à la traîne et, lorsque Maoleth poussa une exclamation de soulagement et déclara que nous avions trouvé le Chemin de Sarrath, j’étais encore à une centaine de mètres, au pied de la petite butte, mais je me désintéressai aussitôt de mon sryho et je rejoignis rapidement les autres pour aller voir le chemin.

La voie, pavée, était large et deux charrettes pouvaient facilement s’y croiser. De la colline, nous pouvions la voir couper toute la forêt des Cordes en deux, jusqu’au royaume de Kandéril, en Éshingra.

— En moins d’une demi-heure, nous atteindrons la route —estima Maoleth—. En avant ! Nous avons fait assez de détours pour tout le voyage. Espérons maintenant ne pas avoir de problèmes avant d’arriver à Ombay.

Askaldo haussa les épaules et raisonna :

— Tu peux dire ce que tu voudras, notre détour en valait la peine. On ne trouve pas de telles magaras à Ombay. Et si tu arrivais à les trouver, elles te coûteraient les yeux de la tête. En plus, je parie qu’Ahishu est le meilleur magariste de tous les Royaumes de la Nuit —assura-t-il, avec conviction—. Et, surtout, il sait choisir les magaras.

Je le regardai, amusée.

— Tu veux dire que tu es convaincu que tu auras besoin de cette boussole chercheuse-d’eau pour sauver Seyrum, n’est-ce pas ? —fis-je, railleuse.

L’elfocane haussa de nouveau les épaules en percevant notre air moqueur.

— Eh bien, oui, je suis convaincu qu’elle me sera utile —répondit-il—. Lorsque Ahishu te donne un objet, il a une bonne raison.

— Alors comme ça, Ahishu n’est pas seulement magariste ; c’est aussi un devin, n’est-ce pas ? —compléta Spaw—. Je suppose que c’est pour cela qu’on l’appelait le Grand Ahishu.

Spaw et moi, nous soufflâmes, riant sous cape, et Askaldo nous foudroya du regard.

— Bah, moquez-vous autant que vous voudrez. Mais Ahishu a un don pour savoir choisir les objets qui conviennent à chacun. Il voit… au-delà —expliqua-t-il, indécis, comme s’il ne trouvait pas le mot—. Ce n’est pas qu’il lise l’avenir, mais je crois qu’il a des connaissances perceptistes.

Je soufflai, voyant parfaitement qu’Askaldo n’avait aucune idée de perceptisme.

— Les sortilèges perceptistes ne servent pas à deviner si un objet va être utile à quelqu’un à un moment donné —commentai-je—. Pour cela, nous ne disposons que de notre raison et de notre intuition.

“Jolie phrase”, approuva Frundis, dans mon dos, atténuant un peu sa mélodie de flûtes.

— C’est ce que je veux dire —répliqua Askaldo, en faisant un geste pour signifier qu’il continuait à penser que nos magaras allaient nous sauver la vie— : Ahishu a de l’intuition.

“Moi aussi, j’ai de l’intuition”, intervint le singe, radieux, se rappelant sans doute les fois où je lui avais demandé, moqueuse, s’il était une sorte de devin.

Kwayat grogna.

— Eh bien, espérons que cette intuition ne sera pas aussi bonne que tu le dis et que je n’aurai pas à me servir du fouet qu’il m’a donné —observa mon instructeur, en jetant un regard sombre à l’arme d’Ahishu qu’il gardait à présent sous sa longue cape noire.

Maoleth se tourna vers nous avec une moue comique et impatiente.

— On y va ?

Nous acquiesçâmes et, une demi-heure plus tard, comme l’avait prévu Maoleth, nous rejoignîmes le Chemin de Sarrath. Je me couvris prudemment avec le voile et j’attendis que Syu s’installe sur mon épaule pour sortir à découvert avec les autres. Lieta, qui, les jours précédents, avait passé presque tout son temps dans le sac de Maoleth par pure fainéantise, sauta sur le chemin pavé et poussa un miaulement joyeux.

— Combien de jours nous faudra-t-il pour arriver en Éshingra ? —m’enquis-je, curieuse, tandis que nous nous mettions en marche vers le sud. Le soleil était au zénith et, après notre maigre déjeuner, je commençais à avoir vraiment faim.

Maoleth haussa les épaules.

— Vu que nous avons déjà fait un bon bout de chemin par la forêt… je crois que demain après-midi nous pourrions en sortir. Si nous maintenons un bon rythme, évidemment —ajouta-t-il.

Encouragés par l’idée de sortir enfin de la forêt, nous accélérâmes le pas. Cependant, je ne pouvais éviter de penser avec une certaine appréhension que chaque pas me rapprochait d’Ombay et du bateau qui nous conduirait à l’Île Boiteuse…

Comme nos provisions commençaient sérieusement à manquer, nous décidâmes de garder nos restes de riz pour le dîner, de sorte que, ce midi-là, nous nous contentâmes de boire de l’eau et de manger des baies qu’Askaldo et moi, nous connaissions, lui par expérience, moi en théorie. Lorsque nous reprîmes la marche, j’étais encore affamée et je me surpris à m’imaginer assise dans la cuisine du Cerf ailé à manger une tarte de Wiguy… Je poussai un soupir.

“Ah !”, s’exclama Frundis, avec quelques notes de piano. “Être un bâton a ses inconvénients, mais cela a aussi beaucoup d’avantages !”

Il rit et, compatissant à ma douleur, il entonna une chanson que je n’avais encore jamais entendue et qui contait l’histoire d’un homme qui, voulant emporter des diamants très lourds dans son sac, n’avait pas emporté suffisamment de provisions. Au bout de quelques semaines de voyage, il commença à avoir faim, mais lorsqu’un paysan voulant tirer profit de sa situation lui proposa de lui vendre le chargement de vivres de sa charrette, en échange de ses diamants, il refusa. Un colporteur, le voyant si émacié, lui renouvela la proposition, mais l’homme refusa de nouveau son aide. À la fin, le malheureux tombait épuisé et mort de faim sur le chemin. Frundis termina sa chanson par ces quatre vers :

Un vagabond sur le chemin,
le découvrit tout inconscient,
il prit tous les maudits diamants,
lui laissant juste un petit pain.

Sans me laisser le temps de commenter l’histoire, il enchaîna avec un autre chant choral et, entre chansons et observations moqueuses, l’après-midi passa sans que je m’en aperçoive. Nous croisâmes plusieurs fois des voyageurs ; la plupart étaient des commerçants avec des charrettes, mais nous vîmes aussi des gens voyageant à pied ou à dos d’âne et même un cavalier messager qui nous dépassa à toute vitesse, provoquant plus d’un commentaire grognon.

Le soleil commençait à disparaître à la cime des arbres lorsque nous rattrapâmes une terniane qui portait un sac grand et lourd sur le dos et qui tenait par la main une fillette qui semblait encore plus petite que Kyissé. Alors que nous passions à côté d’elle, je m’aperçus que la terniane nous jetait un regard méfiant et tendu, alarmée probablement de nous voir armés, ou peut-être effarouchée aussi par notre aspect : après avoir passé une semaine au milieu des bois à lutter contre les plantes, nous ne devions pas être très présentables, supposai-je.

À notre grande surprise, Askaldo s’arrêta net et, avec un soupir, il se tourna vers la terniane.

— Ce sac est trop lourd pour toi —déclara-t-il en naïdrasien, s’adressant à la voyageuse d’une voix douce et respectueuse—. Laisse-moi t’aider.

La terniane écarquilla les yeux, scrutant l’elfocane et son voile. Percevant sa peur, la fillette s’agrippa à sa jupe, appréhensive.

— Je n’ai pas besoin d’aide, merci —répliqua la voyageuse.

Malgré tout, je vis qu’effectivement elle pliait le dos sous le poids du sac.

— Jeune homme, cesse d’importuner les gens —grogna Maoleth, en lançant à Askaldo un regard d’avertissement.

— Il ne m’a pas importunée —répliqua la terniane—. Vous venez de Sarrath ? —demanda-t-elle soudain, les yeux plissés.

— Euh… Non, en fait, nous avons coupé à travers bois —répondit Askaldo—. Nous venons d’Ajensoldra.

La terniane esquissa un sourire.

— Ça se voit à l’accent de ton compagnon. Et on voit aussi que vous avez coupé à travers bois —ajouta-t-elle, en nous jetant à tous un regard moins hostile.

Nous échangeâmes des coups d’œil gênés, sauf Spaw, qui nous observait le visage interrogateur, essayant de deviner de quoi on parlait. Je me raclai la gorge.

— Nous nous dirigeons vers le sud —dis-je—. Par curiosité, les choses en Éshingra vont-elles aussi mal que le prétendent les rumeurs en Ajensoldra ? Il y a une guerre, apparemment, non ?

La terniane laissa échapper un bref rire ironique.

— Oui. Ce ne sont pas seulement des rumeurs. Le royaume de Kaynba est très troublé. Une de mes sœurs y vit et elle est effrayée. Elle m’a même amené sa petite fille pour que je m’en occupe —ajouta-t-elle, en caressant les cheveux de la fillette terniane—. Heureusement, les guerres n’atteignent jamais la Forêt des Cordes. Bon, parfois on voit quelques déserteurs —insinua-t-elle.

Je ris discrètement.

— Nous ne sommes pas des déserteurs —lui assurai-je, derrière mon voile.

— Non, je suppose que non, si vous vous rendez en Éshingra —répliqua la terniane avec logique.

Askaldo réitéra sa proposition de porter le sac et, cette fois, la terniane accepta enchantée, se libérant de son poids avec un soulagement évident. Par contre, Askaldo poussa un soupir qui nous fit rire Spaw et moi.

— Cela pèse comme un tronc de paèldre —fit Askaldo, tandis que nous reprenions la marche.

— Tu n’auras pas besoin de le porter longtemps —lui assura la terniane—. Je vis non loin d’ici. Près d’Asethmil.

— Asethmil ? —répéta Maoleth—. Il y a un village près d’ici ?

La terniane fronça les sourcils

— Oui. À la frontière avec Kandéril, il doit nous rester à peine plus d’une demi-heure. Vous n’avez vraiment jamais entendu parler d’Asethmil ? —Nous fîmes non de la tête—. Eh bien, c’est un village très connu quoiqu’il y ait peu d’habitants. Ceux d’Éshingra l’appellent le Village des Oiseaux.

Je souris derrière mon voile en me souvenant qu’Asethmil, dans l’ancien dialecte des Royaumes de la Nuit, signifiait effectivement « Village des Oiseaux ». Parfois, apprendre les vieux dialectes ne s’avérait pas aussi inutile que l’on aurait pu le croire, méditai-je.

— Curieux —dis-je, tandis que nous continuions à avancer—. Cela signifie qu’ils vendent des oiseaux ?

— On les dresse —répliqua la terniane—. En Asethmil se trouve l’école la plus célèbre de dresseurs d’oiseaux. On utilise les oiseaux exclusivement comme messagers des Royaumes de la Nuit. Mais il est vrai que certains élèves profitent en fait de leur savoir pour attirer les oiseaux, les capturer et faire de la contrebande. Et c’est ce que, mes compagnons et moi, nous essayons d’éviter.

— Tu es une dresseuse d’oiseaux ? —s’émerveilla Chayl.

— Quand j’étais plus jeune, j’ai appris les rudiments —fit la terniane, en souriant. Elle prit sa nièce dans ses bras en voyant que celle-ci était épuisée et elle poursuivit— : Mais je n’ai jamais fini mon apprentissage. J’enquête sur la contrebande d’oiseaux. Alors, vous le saurez, ne vous avisez jamais de vendre des oiseaux, sinon vous aurez de sérieux problèmes —déclara-t-elle, avec un demi-sourire.

Elle continua à nous parler de la vie à Asethmil et elle nous narra quelques anecdotes amusantes sur des cas de contrebande qu’elle avait élucidés. Et, sans presque nous en rendre compte, nous arrivâmes à Asethmil et à la frontière avec Éshingra.

Juste avant d’atteindre le village, la terniane nous dit :

— Puisque vous paraissez de bonne gens malgré votre aspect, je vais vous accompagner jusqu’à l’auberge. Dibaez, le propriétaire, ne laisse pas entrer n’importe qui.

— C’est étrange. Il n’accepte pas tous ses clients ? —s’étonna Maoleth.

La terniane fit une grimace.

— Cela fait longtemps que Dibaez ne laisse pas passer de guerriers inconnus dans sa taverne. Chaque fois qu’un étranger armé se présente, il lui ferme la porte au nez et, s’il proteste, il appelle ses frères. —Elle hésita et elle allait ajouter quelque chose, mais elle sembla finalement se raviser.

Elle nous conduisit à travers le petit village d’Asethmil, jusqu’à l’auberge, nous indiquant au passage le chemin sinueux qui se perdait dans la forêt.

— Par là se trouve l’école des dresseurs d’oiseaux —nous dit-elle—. Et c’est là que je vis. Et cette construction, c’est l’auberge —poursuivit-elle, en nous montrant une maison avec deux toits pointus et des fenêtres rondes. Le ciel s’était obscurci et c’est à peine si je pus discerner l’insigne de l’établissement : c’était une sorte d’oiseau coloré qui redressait fièrement la tête. À cet instant, je remarquai les bruits nocturnes : dans les arbres, les oiseaux piaillaient joyeusement, comme si l’aube se levait. La musique et les rires dans la taverne leur répondaient comme un écho.

Arrivée devant la porte, la terniane se tourna vers nous.

— Attendez ici un moment, je vais parler à Dibaez.

Elle entra, accompagnée de sa petite nièce et Askaldo souffla, posant le sac sur le sol.

— Mais que diables peut-il bien y avoir dans le sac de cette femme ? —marmonna-t-il.

Il souffla de nouveau et l’un des chevaux des étables lança un ébrouement sourd, comme s’il se solidarisait avec lui. Je souris et Spaw leva les yeux au ciel.

— Vraiment, Askaldo, tu te comportes avec la courtoisie d’un parfait gentilhomme —répliqua le jeune humain.

— Eh bien, peut-être que ma courtoisie va nous permettre de bien dormir cette nuit, alors, prends exemple —répliqua Askaldo. Sans le voir, je pus deviner son sourire satisfait.

— L’énergie qui émane de cet endroit est curieuse —observa Kwayat, méditatif, après un bref silence.

Maoleth et Spaw acquiescèrent et je signalai alors une grande roche près de la taverne.

— Cela doit provenir du wékaro qui se trouve là —supposai-je. Spaw se mordit la lèvre, avec une moue d’incompréhension, et j’expliquai— : Les wékaros sont des sortes de roches sacrées et les gens d’ici pensent qu’ils renferment l’énergie des ancêtres qui vivaient dans la forêt, même avant le Débarquement. Du moins, c’est ce que l’on m’a appris —ajoutai-je, en voyant que tous me jetaient des regards surpris.

Maoleth sourit et allait dire quelque chose lorsque la porte de la taverne s’ouvrit de nouveau et la terniane réapparut, suivie d’un énorme caïte chauve à la barbe noire, qui tenait une hache de cuisine dans la main droite et un crochet à la place de sa main gauche amputée. Il nous regarda l’un après l’autre tandis que nous le saluions aimablement.

— Bonsoir —nous répondit-il, après un silence—. Si vous voulez passer, vous devrez laisser vos armes. Ici, on n’admet ni épées, ni arcs, ni fléaux, ni aucune arme, compris ?

— Tant que vous nous les rendez demain matin, cela me semble parfait —répliqua Maoleth, dans un naïdrasien catastrophique.

Le visage du tavernier se détendit.

— Alors c’est parfait —conclut-il—. Mon nom est Dibaez Strabakolden. Posez vos armes et entrez, le dîner sera prêt en un rien de temps.

Quelques minutes plus tard, le tavernier s’éloignait, emportant nos armes… il ne mentionna à aucun moment Frundis et je souris en voyant que le bâton grommelait, offensé :

“Pourquoi me prend-on toujours pour un simple bâton de voyage ?”

La terniane remit son propre sac sur le dos, avec l’aide d’Askaldo.

— Merci de m’avoir aidée à transporter le grain. Que la chance vous sourie en Éshingra, voyageurs —dit-elle.

Nous prîmes congé et, tandis que nous entrions dans la taverne, Askaldo marmonna, incrédule :

— Du grain ? On aurait plutôt dit des pierres de Léen…

Nous dînâmes comme des empereurs, entourés de rires et de musique, nous prîmes tous un bain et nous dormîmes comme l’eau dans un lac, installés dans des lits confortables et secs. J’eus presque l’impression d’être de retour au Cerf ailé ! Le matin suivant, Askaldo nous fit savoir qu’un marchand de tissus lui avait proposé de nous prendre dans sa charrette jusqu’à Ombay en échange de notre protection, apparemment convaincu que nous étions des guerriers mercenaires. Maoleth trouva tout de suite que c’était une bonne idée et, après un copieux petit déjeuner, nous continuâmes le voyage sur la charrette d’un elfe rondouillard et d’humeur joyeuse, du nom de Tzifas qui aiguillonna ses chevaux après avoir annoncé sur un ton enthousiaste :

— Bilidan, Makidès, rentrons chez nous !