Accueil. Cycle de Shaedra, Tome 8: Nuages de glace

9 Demi-tour

De mauvaise humeur, je grognai, tout en sortant de la cuisine. J’avais à peine dormi et mon sommeil avait été agité. D’abord, le Daïlorilh était apparu m’assurant qu’un Cycle de la Bonté s’annonçait tandis que Kyissé me tirait par la manche, en me disant “Klanezyara”. Ensuite, j’avais couru avec Syu dans les bois d’Ato à la recherche d’une boîte remplie de bananes. Mais il s’avérait que les bananes parlaient et ni Syu ni moi n’osions les manger. Avec tant de rêves, j’avais l’impression de ne pas avoir du tout dormi. Et comme si ce n’était pas suffisant, Kaota m’avait réveillée en sursaut, en frappant à ma porte et en m’annonçant que nous partions d’Ato dans un quart d’heure. Et enfin, pour comble, Frundis nous avait souhaité le bonjour avec une musique épouvantable qui, apparemment, l’enthousiasmait depuis des heures. J’eus à peine le temps de me vêtir, de voler un petit pain à Wiguy et de prendre congé de Kirlens à la hâte.

Je mordis à pleines dents dans le petit pain de Wiguy et je me dirigeai vers la table où se trouvaient les Épées Noires, prêts pour le voyage. Les autres tables étaient toutes vides.

— Où sont Srakhi, Dashlari et Martida ? —demanda le capitaine, les sourcils froncés.

Personne ne le savait. Sauf moi, bien sûr. Lénissu les avait emmenés cette nuit même pour aller chercher Corde. Quand je lui avais rappelé, railleuse, la promesse qu’il avait faite à Fahr Landew, mon oncle m’avait répliqué que chaque chose se faisait en son temps. Évidemment. Corde passait avant.

Lorsque Kitari revint des chambres vides de Srakhi, Dashlari et Martida, le capitaine Calbaderca se leva.

— En route —déclara-t-il simplement.

Tandis que nous nous dirigions vers la porte, je levai une main en signe de salut vers Kirlens. Le tavernier me répondit d’un mouvement grave de la tête. Comme je n’avais pas eu le temps de cacher de nouveau la boîte de tranmur, je la lui avais donnée, en lui disant qu’il s’agissait d’un cadeau important pour moi. Je regrettais d’avoir à le quitter d’une façon si précipitée. Cependant, me dis-je, avec entrain, j’allais revenir plus tôt que ce que supposait Kirlens. Où pouvaient bien être Spaw et Kyissé ?, me demandai-je. Peut-être non loin de Belyac… Ou au-delà. Comment savoir combien de temps avait attendu Zaïx pour me parler.

Je regardai la rue. Elle était totalement enneigée. Et le ciel commençait à peine à s’éclairer.

“Au moins, il s’éclaire”, dit Syu, sur mon épaule.

“C’est vrai”, convins-je. “Et, en plus, il n’y a pas de nuages.”

Nous montâmes par le Couloir, nous passâmes par la Transversale et nous descendîmes par la rue du Rêve, qui débouchait sur la route en direction de Belyac et d’Aefna. Nous avancions en silence. Manchow, curieusement, était sombre, comme si l’idée de revenir à Aefna le décourageait un peu. Aedyn, par contre, débordait d’énergie et cheminait devant d’un pas ferme. Shelbooth avançait, à moitié endormi, et Ashli, Kaota et Kitari semblaient contents, observant les alentours comme pour graver Ato dans leur mémoire. Lorsque nous arrivâmes en bas de la rue, je fronçai les sourcils, étonnée.

— Où est Aryès ? —demandai-je.

Le capitaine laissa échapper un soupir irrité.

— En principe, il devrait être là.

J’observai avec amusement que Shelbooth levait les yeux vers le ciel. Comme si Aryès lévitait tout le temps, ironisai-je.

— Il faut croire que, lui aussi, nous l’avons perdu —observa Ashli, enjouée—. Nous allons le chercher chez lui ?

Ashli, depuis que nous étions sortis à la Superficie, était encore plus joviale que d’habitude.

— J’y vais —déclarai-je.

Finalement, Kaota et Kitari m’accompagnèrent. Lorsque nous arrivâmes devant la menuiserie Domérath, on entendait déjà les bruits de la scie contre le bois. Le père était vraiment matinal.

Je ne voulais pas réveiller le reste de la famille, aussi, je grimpai par les toits jusqu’à la chambre d’Aryès. Je regardai par la fenêtre et je fronçai les sourcils. Le lit était fait, la chambre était ordonnée et il n’y avait pas trace d’Aryès.

“Et moi qui pensais qu’il devait être dans la Cinquième Sphère”, dis-je à Syu et à Frundis, quelque peu perplexe.

Finalement, nous décidâmes de demander. Je frappai à la porte de la menuiserie et Radboldis Domérath ouvrit. Il eut l’air surpris de nous voir.

— Bonjour et excusez-nous d’interrompre votre travail —lui dis-je, en le saluant avec respect—. Nous cherchons Aryès. Vous ne savez pas par hasard où il est ?

— Aryès ? —répéta-t-il, les sourcils froncés—. Il est parti il y a une demi-heure environ. Je croyais que vous seriez déjà hors d’Ato.

— Euh… Alors, peut-être que nous nous sommes croisés sans nous voir —lui dis-je, en lui adressant un sourire innocent, et je joignis les mains pour le saluer de nouveau—. Merci.

Je m’éloignai avec Kaota et Kitari et je soupirai. Il était impossible que nous l’ayons croisé : cela faisait moins d’un quart d’heure que nous le cherchions.

— Retournons auprès du capitaine —proposa Kaota—. Peut-être est-il arrivé entretemps.

J’acquiesçai et nous nous dirigeâmes de nouveau vers la rue du Rêve. Lorsque le capitaine nous vit apparaître sans Aryès, son visage s’assombrit… pour s’éclairer quelques secondes après. Ses yeux fixaient un point derrière moi. Intriguée, je me retournai et je m’esclaffai en voyant Aryès et Spaw descendre la rue.

— Me voici ! —s’exclama le démon avec un large sourire—. Et avec une nouvelle cape —fit-il remarquer, en nous la montrant avec une évidente satisfaction.

Je souris. Il manquait à sa cape les déchirures et les raccommodages, mais, à part ça, elle était exactement identique à celle d’avant.

— Spaw ! Quelle joie de te revoir ! —s’écria Manchow, enthousiaste et tout sourire, tout en le serrant dans ses bras avec effusion. Je me retins de rire. Manchow était ainsi.

— Pareillement —répliqua Spaw, avec une moue comique, en lui rendant maladroitement son accolade.

À ce moment, Shelbooth se remit de sa stupéfaction.

— Comment diables se fait-il que tu sois à Ato alors que Shaedra nous disait que tu étais à Aefna ? —demanda-t-il.

— Euh… —répondit Spaw.

Mais le capitaine Calbaderca ne le laissa pas continuer.

— Où est Kyissé ? —s’enquit-il.

— Oh, elle dort comme l’eau dans un lac, mais elle est vivante comme une gazelle blanche —répondit Spaw, prenant des airs de poètes—. Nous sommes arrivés hier soir très tard et, comme je ne savais pas où vous étiez à Ato, nous sommes allés à une auberge. —Il se tourna vers moi—. L’endroit s’appelle la Manticore velue, je croyais que c’était l’auberge où tu vivais, mais apparemment je me suis trompé, n’est-ce pas ?

Je me frappai le front avec le poing.

— La Manticore velue n’a rien à voir avec le Cerf ailé —fis-je en riant—. Ne me dis pas que tu es entré là ?

— Cette auberge a très mauvaise réputation —expliqua Aryès.

— Oh ? —s’étonna Spaw et il fit une moue, en marmonnant— : Eh bien, ce n’était pourtant pas précisément bon marché.

— Où est cette auberge ? —demanda le capitaine Calbaderca.

— Dans la rue Transversale —répondis-je.

Tandis que le capitaine Calbaderca et les autres faisaient demi-tour, anxieux de vérifier qu’effectivement la Fleur du Nord était vivante et toute proche, Spaw riva ses yeux noirs sur les miens et je perçus un léger éclat qui m’intrigua.

— Finalement, tout semble s’arranger —observai-je.

— Malheureusement, pas tout —répliqua-t-il. Et il regarda le groupe—. Où est Lénissu ?

Je lui adressai un sourire railleur, j’échangeai un coup d’œil avec Aryès et, sans répondre, je commentai :

— Jolie cape.

“Bah. Pas aussi jolie que la mienne”, intervint Syu, sur un ton objectif.

* * *

Lorsque j’apparus une demi-heure plus tard au Cerf ailé, Kirlens fut naturellement très surpris. À la taverne, quelques clients étaient déjà venus déjeuner, mais il cessa de s’en occuper pour se précipiter vers nous.

— Que s’est-il passé ? —demanda-t-il.

Je me contentai de lui sourire et de m’écarter pour lui laisser voir Kyissé.

— Je te présente la Fleur du Nord.

Kirlens regarda la fillette, qui était très grave, et son visage s’attendrit. Kyissé n’avait pas encore dit un mot et son état m’inquiétait un peu ; pourtant Spaw affirmait qu’elle n’était pas devenue muette et que son comportement était simplement dû au choc qu’elle avait éprouvé en voyant le ciel.

— Bonjour —lui dit Kirlens, en se penchant pour se mettre à sa hauteur.

La fillette, sans un mot, inclina la tête avec intérêt et tendit une main pour saisir la barbe du bon tavernier. Aussitôt, un de ses amis et habitué de l’auberge lança une raillerie, mais Kirlens sourit et prit la fillette dans ses bras.

— Alors, c’est toi la petite Kyissé légendaire, n’est-ce pas ? Mais tu n’avais jamais vu une barbe comme la mienne, pas vrai ?

Alors Kyissé se mit à rire et Spaw souffla.

— Dire que j’ai fait toutes les pitreries du monde pour essayer de la faire rire un peu, et voilà que ce grand bonhomme…

Il marmonna entre ses dents et ne termina pas sa phrase.

Depuis l’apparition de Spaw et de Kyissé, le capitaine Calbaderca s’était détendu à vue d’œil. Nous nous assîmes tous à une table pour fêter la bonne nouvelle et Kirlens nous invita, en disant que les dieux lui avaient rendu sa fille plus tôt que prévu. Je m’empourprai légèrement, émue, en l’entendant m’appeler sa fille.

Nous déjeunâmes comme des rois et nous bavardâmes joyeusement, sans nous préoccuper de légendes, ni de grands-parents, ni de rien. Peu à peu, la table fut désertée. Aedyn et Ashli s’en furent faire des courses au marché ; Manchow proposa d’aller faire une promenade, mais comme personne n’était partant, il sortit tout seul ; et Shelbooth, qui n’avait pas dormi de toute la nuit, s’en fut dans sa chambre en traînant les pieds. Je l’enviai quelque peu, mais je savais que ce n’était pas encore le moment de se reposer. D’abord, je devais parler avec Spaw. Celui-ci, assis en bout de table, était demeuré silencieux presque tout le temps, écoutant attentivement les conversations et souriant à chaque observation de Manchow.

Je me levai pour retirer les assiettes, et Aryès et Spaw m’aidèrent. Kyissé se glissa jusqu’à nous et apparut dans la cuisine, en sautillant, heureuse. Elle s’écria en tisekwa :

— J’aime ce monde.

Je souris. À ce moment, Wiguy apparut dans les escaliers, un balai entre les mains. Elle détailla du regard Spaw et Kyissé et poussa un grognement.

— Voyons, qui s’est occupé de la fillette ? —demanda-t-elle.

Spaw se désigna du pouce.

— Moi.

Wiguy le foudroya des yeux et je fis une moue compatissante.

— Ah ! —dit-elle, sur un ton peu agréable—. Eh bien, tu aurais pu la laver un peu. Elle a le visage tout sale. Viens —ordonna-t-elle à Kyissé.

La fillette me regarda, appréhensive, mais je lui fis un sourire encourageant.

— Ne t’inquiète pas, Kyissé. Wiguy me poursuivait moi aussi avec la savonnette et j’ai survécu. —Je jetai un regard moqueur à ma sœur—. Difficilement, il faut le reconnaître.

— Shaedra ! —grogna Wiguy—. Tu devrais avoir un peu plus de respect et donner l’exemple.

Kyissé intervint, en indiquant sa robe immaculée.

— Je suis propre —dit-elle, d’une petite voix convaincue.

Wiguy soupira, elle s’avança avec son balai et tendit une main, saisissant les longs cheveux noirs de Kyissé.

— Et ces cheveux aussi sont propres ? —s’enquit-elle, sceptique.

La fillette lui adressa un sourire innocent. Quelques instants plus tard, Wiguy faisait chauffer de l’eau pour remplir la baignoire, tandis que Spaw, Aryès et moi, nous sortions par la cour des sorédrips, le cœur léger. Frundis était en pleine composition et des trompes peu énergiques résonnaient dans ma tête.

“Aujourd’hui, je te trouve un peu léthargique”, observai-je.

“Moi ?”, s’indigna Frundis. “Pas du tout. Ce qu’il y a, c’est que je suis seulement en train de répéter une séquence d’une symphonie magistrale”, expliqua-t-il, sur un ton professionnel. “Mais si tu préfères l’entendre en entier…”

Et alors il donna libre cours à sa symphonie magistrale, qui enthousiasma autant Syu que moi.

Spaw, Aryès et moi, nous bavardâmes tranquillement ; nous commençâmes à parler du temps, puis nous passâmes à louer le talent extraordinaire de Frundis qui, en nous entendant, s’enthousiasma tant qu’il se mit à jouer son orchestre de rochereine et il me demanda de le placer entre les mains de Spaw pour que celui-ci l’écoute.

Nous traversâmes le marché et nous croisâmes Ashli, qui venait d’acheter un foulard bleu avec de la dentelle pour trois kétales… Nous saluâmes Déria et je lui présentai Spaw, en lui promettant que je conduirais bientôt Kyissé chez Dol. Ensuite, tandis que Spaw écoutait la composition de Frundis, nous allâmes chez Aryès, pour qu’il informe sa famille qu’il était toujours à Ato. Et finalement, nous descendîmes tous les trois le Couloir jusqu’au pont de pierre.

— Une symphonie fantastique ! —exclama Spaw, enthousiasmé—. Frundis est un véritable génie. —Il me tendit de nouveau le bâton—. Au fait, Drakvian n’est toujours pas apparue ?

Je fis une moue et je fis non de la tête. Dans la Forêt de Pierre-Lune, Drakvian nous avait dit de ne pas se préoccuper pour elle ; pourtant, j’aurais bien aimé savoir si elle était enfin sortie des Souterrains.

— Cette vampire est une dure à cuire —m’assura Spaw, pour me tranquilliser. Il retira la neige d’une partie du garde-fou et s’assit avec agilité. Il jeta un coup d’œil au Tonnerre et fit une moue—. Ces eaux sont plus agitées que celles de l’Aluer —dit-il, en faisant allusion au fleuve qui servait de frontière entre Ajensoldra et Iskamangra.

Je souris et je m’assis également.

— À Ato, on dit toujours : « Au sein du Tonnerre, le jeu n’existe guère ».

— C’est pour ça que, toi, tu jouais tous les jours à Roche Grande —répliqua Aryès moqueur.

Trois gardes passèrent sur le pont et nous nous tûmes, en observant la colline d’Ato et les eaux qui tourbillonnaient, sombres et glacées. Quand ils se furent éloignés, Spaw prit la parole :

— Je ne sais pas si tu te souviens, Shaedra, de ce sympathique Askaldo qui voulait te faire boire ce sirop d’orties bleues au printemps dernier.

Je souris, puis je fronçai les sourcils.

— C’est lui qui te poursuit ? —demandai-je—. Je croyais que c’était moi qu’il poursuivait, à cause de la potion de Seyrum.

— Ce démon t’a causé des ennuis ? —s’enquit Aryès, en voyant que Spaw demeurait pensif.

— À moi, non, je ne l’ai pas laissé faire —dit-il, en souriant. Son sourire s’effaça et il demanda— : Shaedra t’a tout raconté sur Askaldo, n’est-ce pas ?

Aryès arqua un sourcil vers moi et j’acquiesçai.

— Tout ce que j’en sais —approuvai-je.

— Bon. Eh bien, comme vous le savez, Askaldo est très irrité avec son corps qui a muté. Il n’arrive pas à s’accepter et il croit qu’il lui serait possible de guérir avec une autre potion. Il a recherché un démon alchimiste pour le charger de fabriquer cette fameuse potion.

Je pâlis en entendant son ton sombre.

— Lunawin ? —prononçai-je, la bouche sèche.

Spaw acquiesça.

— Il a envoyé un de ses sbires chez Lu. Et elle lui a répondu qu’à son âge, elle n’était plus capable d’élaborer une potion aussi complexe. Je ne sais pas si c’est vrai, mais en tout cas Askaldo l’a très mal pris et il ne l’a pas crue. —Il fit une moue—. Alors, je suis arrivé des Souterrains avec Kyissé. Lu s’est occupée d’elle et l’a guérie. Entretemps, elle m’a expliqué son problème avec Askaldo. Et un soir, un serviteur d’Ashbinkhaï s’est présenté. —Il soupira—. C’est l’inconvénient d’Aefna, il y a trop de démons à l’affût et Ashbinkhaï a vite appris que j’étais de retour. Le Démon Majeur m’a envoyé un de ses serviteurs pour me sermonner, en me disant que je n’avais pas tenu ma promesse et qu’il voulait me voir. Il était clair qu’en tant que templier, j’avais failli à ma tâche. Je le savais parfaitement. —Il secoua la tête, un sourire ironique aux lèvres—. Je ne pouvais surveiller Askaldo depuis les Souterrains —raisonna-t-il avec un geste d’impuissance.

Je clignai des yeux, altérée.

— Et finalement, tu es allé voir Ashbinkhaï ? —demandai-je.

— Bien sûr. Un templier doit s’occuper de ses clients insatisfaits —Il sourit—. Malheureusement, quand je suis allé le voir, son fils était là, lui aussi. Ashbinkhaï m’a fait tout un sermon, je me suis excusé et il m’a alors accordé son pardon en échange d’un nouveau marché : que j’aide Askaldo à trouver une méthode pour éliminer ces horribles piquants qui ont envahi son visage. Apparemment, ils ont augmenté ces derniers mois et Askaldo est désespéré. Il m’a même fait un peu de peine —avoua-t-il.

Je fis une moue et je me sentis un peu coupable. Si seulement Zoria et Zalen ne m’avaient pas fait boire de cette bouteille de « jus mildique » à Dathrun…

— Tu n’as pas accepté, n’est-ce pas ? —interrogea Aryès.

Spaw fit une moue et se racla la gorge.

— J’ai accepté. J’ai accepté de l’aider pour lui ôter ces piquants. Je ne pouvais pas faire autrement si je voulais qu’Ashbinkhaï continue à réclamer mes services. Or Ashbinkhaï sait très bien que Lunawin a été mon instructrice et qu’elle m’héberge quand je vais à Aefna et il m’a demandé de la convaincre de faire une potion pour son fils. J’ai refusé. Persuader les gens de faire quelque chose ne fait pas partie de mes compétences et encore moins s’il s’agit de ma grand-mère —grommela-t-il—. Si Lu ne veut pas faire cette potion, c’est qu’elle doit avoir de bonnes raisons.

Je souris. Plus je connaissais Spaw, plus il me semblait sympathique.

“Il a des principes”, approuva Syu. “C’est essentiel pour un gawalt.” Alors le singe quitta mon épaule. “Je vais faire un tour dans le bois, pour voir s’il y a du nouveau”, me dit-il.

Je lui souhaitai une bonne promenade et j’écoutai les paroles d’Aryès :

— Je suppose qu’Ashbinkhaï n’a pas apprécié ta réponse.

— Eh bien. Il a respecté mon refus —répondit Spaw, après une légère hésitation—. Mais il m’a dit que Lu avait déjà réalisé des potions de ce style et que, si Lu continuait à refuser et que les piquants de son fils ne partaient pas, il prendrait une décision.

J’arquai un sourcil.

— Quelle décision ?

Spaw haussa les épaules.

— Il ne l’a pas dit, mais, à son ton, j’ai compris qu’il avait pris le parti de son fils. Ce qui est tout naturel. Celui-ci est en train de devenir un véritable monstre.

— Incroyable… —souffla Aryès, en essayant probablement de se figurer l’aspect d’Askaldo.

Spaw roula les yeux.

— Le problème, c’est qu’Askaldo s’est mis alors dans la tête de harceler Lunawin pour qu’elle lui prépare cette maudite potion. Tous les jours, il envoyait l’un de ses sbires pour essayer de la convaincre, mais je refusais de lui ouvrir. —Il fit une moue embarrassée—. Alors les choses ont mal tourné. Une nuit, Askaldo a envoyé plusieurs mercenaires pour enlever Lu et ils ont forcé l’entrée. J’ai essayé de leur barrer le passage et j’ai blessé plusieurs de ces canailles avec ma dague… Cela les a rendus furieux. —Je grimaçai en essayant de me représenter la scène—. Alors… Kyissé est sortie de la cuisine. En réalité, je crois que c’est ce qu’elle a vu là-bas qui l’a rendue muette, et pas la vue du ciel —avoua-t-il sombrement.

— Que s’est-il passé ensuite ? —l’encourageai-je, en me mordant la lèvre, anxieuse.

— Kyissé a lancé un sortilège de lumière. Il s’est mis à briller de telle sorte qu’on ne voyait plus rien. J’ai couru vers elle pour la mettre à l’abri, mais alors j’ai entendu plusieurs éclats de verre cassé. C’était une idée de Lu. Elle a jeté quelques-uns de ses flacons de sansil. Je les ai tout de suite reconnus, et vous savez, une fois que vous respirez ça… Je suis aussitôt entré dans la cuisine avec Kyissé et Lunawin. —Il inspira profondément et il termina en disant rapidement— : Ensuite, j’ai fait sortir Kyissé et Lu par la fenêtre et nous sommes partis tous les trois d’Aefna. Et puis, Lu a insisté pour que je l’accompagne chez un de ses amis, près d’Ato.

Soudain, il nous regarda en rougissant et souffla.

— Désolé. Désolé, je vous embête avec toute cette histoire.

“Nous embêter ? C’est une histoire fascinante !”, dit Frundis, prêt à louer celui qui avait fait un tel éloge de son orchestre rochereine.

— Qu’est-il arrivé à ceux qui vous ont attaqués ? —demandai-je timidement.

Spaw haussa les épaules, les yeux rivés sur les eaux du Tonnerre.

— Lu a dit qu’ils passeraient probablement des heures à dormir dans la Cinquième Sphère.

J’arquai un sourcil. Le sansil était définitivement un produit très fort, me dis-je, étonnée.

— Cela aurait pu être pire —relativisa Aryès.

Spaw acquiesça.

— Oui, mais il vaudra tout de même mieux que je parte dès aujourd’hui. Je ne veux pas vous attirer de problèmes. Parfois, quand un protecteur a des ennemis, il vaut mieux qu’il soit loin de sa protégée —ajouta-t-il, en souriant. Il soupira—. Enfin. Au moins Kyissé sera en sécurité avec vous.

— Pourquoi tu n’as pas raconté tout ça à Zaïx ? —demandai-je. J’étais encore abasourdie par ces nouvelles.

Spaw écarquilla les yeux et me regarda comme si j’étais devenue folle.

— Raconter ça à Zaïx ? N’y pense même pas. Non, tout cela n’a rien à voir avec lui. Et avec vous non plus, en réalité, mais vous êtes…

— Des amis —complétai-je, avec un sourire sincère, en le voyant hésiter.

Spaw esquissa un sourire.

— Et pourtant je connais des tas de gens que j’ai considérés comme des amis —dit-il—, mais, c’est curieux, je sais que je peux avoir confiance en vous plus qu’en quiconque. —Il passa la main dans ses cheveux, gêné par sa franchise—. Eh bien… Je vais m’en aller dès que j’aurai mangé quelque plat digne d’un démon.

Je laissai échapper un petit rire moqueur.

— Alors, rentrons au Cerf ailé. Wiguy et Kirlens ont nourri un démon pendant des années et je n’ai jamais connu la faim.

Spaw roula les yeux.

— Tu ne sais pas la chance que tu as —m’assura-t-il—. Sakuni et Zaïx sont affreux comme cuisiniers. Heureusement que j’ai vite appris à faire des soupes de poireaux noirs. Je les réussis franchement bien.

— Eh bien, j’espère que tu les réussis mieux que ton étrange plat de carottes aux aubergines —commenta Aryès en se raclant la gorge.

Nous nous esclaffâmes et nous quittâmes le pont pour nous diriger de nouveau vers Ato. Frundis, dans mon dos, était en train de s’assoupir entre le son des flûtes et les murmures de l’eau.

— Au fait —dit Spaw—. Je ne t’ai pas encore dit, Shaedra. Je suis censé être ton instructeur, maintenant. —Je sursautai, stupéfaite, et celui-ci précisa— : Bon, ton instructeur provisoire. Jusqu’à ce que Zaïx trouve un autre instructeur… ou jusqu’à ce que Kwayat réfléchisse et change d’avis. Enfin, de toutes façons, j’ai déjà dit à Zaïx qu’il était probable que je n’aie pas le temps de te donner des leçons pour le moment.

Je secouai la tête, étonnée.

— Bon. C’est toujours réconfortant d’avoir un instructeur —dis-je, railleuse.

Spaw arqua un sourcil.

— Même s’il part juste après t’avoir annoncé qu’il l’était ?

Je ne pus m’empêcher de sourire.

— Même comme ça —affirmai-je.

Nous continuâmes à marcher un moment en silence, jusqu’à ce qu’Aryès prenne la parole.

— Dis-moi, Spaw, où penses-tu aller ?

Le démon passa une main sur sa cape, lui ôtant un peu de neige, avant de répondre :

— Chercher un livre intitulé Cremdel-elmin narajath.