Accueil. Cycle de Shaedra, Tome 7: L'esprit Sans Nom

16 Un bateau subtil (Partie 2 : Opérations secrètes)

Plus de deux semaines s’étaient écoulées depuis que nous avions reçu la lettre d’Asten et nous n’avions encore aucune nouvelle. Quelques pèlerins d’autres cités souterraines avaient commencé à se présenter pour voir la Fleur du Nord et, Aryès et moi, nous passions notre temps en apparitions publiques. Nous nous asseyions sur une sorte de trône, entourés de gardes aux costumes extravagants, tandis que des personnes de toutes sortes défilaient dans la salle. Beaucoup étaient atteints de quelque maladie, mais d’autres étaient de simples curieux venus vérifier que les rumeurs étaient bien vraies. Trois fois par semaine, Kyissé prononçait un discours en tisekwa qui impressionnait tout le monde, car la majorité des Dumbloriens ne comprenait pas le tisekwa. De temps en temps, elle énonçait quelque phrase en abrianais avec un accent terrible. Dans ces moments-là, ses « d » n’étaient pas très réussis, car tant de public la décontenançait et j’avais parfois envie de demander à Fladia pourquoi elle imposait tant de travail à la fillette. J’avais même proposé de prononcer le discours à sa place, mais la Feugatine s’obstinait à dire que les Sauveurs n’étaient rien sans la Fleur du Nord et que c’était elle et pas nous que les gens voulaient entendre parler. J’avais, hélas, très bien compris qu’Aryès et moi, nous faisions seulement partie du décor et que la Feugatine se méfiait encore de nous.

Les seuls qui nous écoutaient, c’étaient Kaota et Kitari. Ils nous suivaient partout. Le seul moment de la journée où ils nous laissaient tranquilles, c’était durant la leçon du capitaine Calbaderca qui, satisfait de leur conduite, les envoyait s’entraîner ou se reposer selon leur gré. Eux, au moins, ils avaient trois heures de liberté par jour. Nous, par contre, notre journée entière était programmée et nous ne pouvions y échapper. Dès le réveil, nous devions aller nous baigner, puis nous habiller comme de grands empereurs, nous réalisions une procession jusqu’à la salle récemment baptisée Salle de Klanez et nous passions là des heures entières comme deux belles marionnettes, assis bien droits sur nos trônes. Puis nous mangions dans les appartements du capitaine Calbaderca et, l’après-midi, nous assistions aux leçons de rhétorique, de tisekwa et de politique. Je dus même apprendre par cœur des listes entières de phrases pour bien me conduire pendant les repas qu’organisaient le Conseil et autres personnes influentes du palais.

C’était une véritable torture. Si Aryès n’avait pas été là, je me serais sûrement enfuie à la première occasion. Non seulement Aryès avait un don pour me faire oublier toutes mes contrariétés, mais il était aussi plus prudent que moi et il savait calmer mon impatience. Il réussissait à me faire concevoir que, si Lénissu n’avait donné aucun signe de vie, c’était peut-être parce qu’il n’avait pas encore pu mettre son plan en pratique. Cependant, comme j’aimais penser à toutes les possibilités, plus d’une fois je me demandai si Lénissu avait réellement un plan pour nous sortir de là avec succès.

En outre, théoriquement, nous ne pouvions abandonner Spaw et Drakvian. Mais nous ne savions pas où ils étaient. Peut-être que Spaw était avec Lénissu. Il était impossible de savoir ce qui se passait réellement hors des murs du palais et, le pire, c’était qu’à ce rythme, si nous ne prenions pas une décision, nous allions continuer à jouer les marionnettes jusqu’à avoir des rides et des cheveux blancs.

Le mois d’Osuna avait déjà commencé lorsque, finalement, ma patience fut à bout : cela ne pouvait plus durer. Je ne pouvais plus supporter la façon dont on nous utilisait. C’est pourquoi, à l’heure où tous dormaient, je m’enveloppai d’harmonies, je disposai discrètement des coussins sous ma couverture, je pris ma cape violette et je sortis par la fenêtre que j’avais laissée expressément entrouverte. L’ombre de Kaota, veillant sur nous, ne bougea pas. Sur la droite, contre le mur, il y avait un grand miroir et, sachant que je perdais la concentration chaque fois que je voyais mon reflet, je détournai le regard et je me glissai silencieusement hors de la chambre.

Sortir de la cour par les toits ne fut pas facile et il m’aurait été très utile de savoir léviter comme Aryès. Cependant, j’étais une gawalt, me rappelai-je. Et une har-kariste. Et puis, j’avais des griffes.

“Nous le savons bien que tu es merveilleuse”, se moqua Syu, en sautant sur mon épaule. “Tu partais sans moi ?”

Je lui tirai la queue, pour jouer.

“Penses-tu. J’ai besoin que tu me guides. Je dois parler avec Lénissu.”

Syu écarta sa queue, exaspéré, et acquiesça.

“Alors, allons parler à Lénissu.”

Renforçant mes harmonies pour qu’elles ne s’effilochent pas facilement, je pris de l’élan, je fis un bond et j’escaladai le mur pour atteindre une terrasse qui donnait sur d’autres chambres. Je sautai de terrasse en terrasse, évitant les lieux où passaient des gardes ou des gens revenant tard, et j’atterris finalement près des étables, à côté de l’énorme place qui s’étendait en face du palais.

Je m’enveloppai d’une nouvelle épaisseur d’harmonies et je commençai à parcourir une des rues contiguës au palais, en rasant prudemment les murs. Bien que ce soit « la nuit », des patrouilles passaient de temps en temps et, dès que je les apercevais, je changeais de rue ou je me cachais dans un coin plus sombre pour que l’on ne me voie pas.

“Bien”, dis-je, tout en avançant dans les rues de Dumblor. “Où as-tu vu Lénissu la dernière fois ?”

Je sentis une onde d’énergies. Syu, entouré d’harmonies, sauta sur les pavés et se mit à courir.

Nous grimpâmes des escaliers, nous parcourûmes des ruelles et nous traversâmes des places et des jardins avant que le singe gawalt ne s’arrête sur la saillie d’un mur. Il prit un air songeur.

“Je crois que c’était par ici”, dit-il, en signalant d’un long doigt noir une cour entourée d’une pierre sphérique et peuplée de stalagmites. L’entrée était une ouverture de moins d’un mètre.

“Cela fait peur”, avouai-je. Je me cachai pour regarder passer une patrouille non loin, puis j’inspirai profondément. “Nous n’avons pas d’autre solution.” Et je franchis l’entrée de cet étrange endroit. L’unique lumière provenait de la rue et s’estompait petit à petit, tout devenant sombre.

Ceci n’était pas une cour habituelle, pensai-je. Les grandes colonnes présentaient des formes naturelles fascinantes. J’entendis un bruit aigu et je levai la tête, craintive. Entre le toit et les colonnes, je vis soudain passer une ombre. J’entendis un autre cri et l’ombre volante disparut.

— Que les dieux te pardonnent, que fais-tu ici ?

Je me retournai brusquement et je me trouvai face à une personne qui venait d’entrer par la même ouverture que moi. Son visage dans l’ombre se voyait à peine.

— Sors de là —insista-t-elle.

— Oh —dis-je. Et je jetai un coup d’œil en direction des colonnes, en me demandant si elles pouvaient m’aider en cas de fuite—. Je cherche quelqu’un.

— Peut-être que c’est moi que tu cherches ? —se moqua mon interlocuteur, en s’approchant.

Je reculai, effrayée.

— Ou moi —dit une voix dans mon dos.

Je sursautai et Syu se cacha sous mes cheveux et sous ma cape, atterré. Au cas où, je préparai un sortilège harmonique. Sur ma gauche, se trouvait un petit elfe noir aux yeux rouges et scrutateurs. Et à l’entrée la terniane encapuchonnée croisait les bras.

— Qui es-tu ?

Ce n’était pas une bonne idée de répondre à cette question. Peut-être que Lénissu ne se trouvait pas là…

— Je cherche Lénissu —déclarai-je, sans répondre à sa question.

La terniane retira sa capuche, découvrant un visage fin et très pâle.

— Cela change les choses —admit-elle—. Entre.

Elle passa devant moi, elle fit un geste de salutation à l’elfe noir et elle disparut derrière une large colonne. L’elfe me regarda, l’expression interrogatrice. J’essayai de me donner du courage, en vain ; je suivis malgré tout la terniane et, en la voyant passer par une porte ouverte d’où émanait une faible lumière, je me dis qu’il était plus que probable que ce soit l’antre des Ombreux.

* * *

— Où est Lénissu ?

— Je ne peux pas te le dire —me répondit posément la terniane tandis que nous entrions dans un petit salon circulaire—. Attends-moi ici.

Elle me laissa en compagnie de l’elfe noir, qui m’invita à m’asseoir dans un des fauteuils. Je comptai les portes. Dans cette pièce, il n’y avait pas moins de sept portes.

— Tu es sa nièce, n’est-ce pas ? —demanda l’elfe noir au bout d’un silence.

Son expression railleuse me rappelait un peu celle de Nart lorsqu’il taquinait Wiguy. Ses yeux rieurs ne m’inspiraient toutefois pas confiance.

— Oui —répondis-je.

— Alors, tu dois être la Sauveuse —déduisit-il, avec un léger sourire.

— Il paraît —acquiesçai-je, embarrassée. Tous les Ombreux étaient-ils donc au courant de ce qui était arrivé ?

— C’est curieux —poursuivit-il—. Je connais Lénissu depuis très longtemps. Il ne m’avait jamais mentionné qu’il avait une nièce. D’où es-tu ?

— D’Ato —répondis-je, laconique—. Et toi ?

Il sourit.

— De Dumblor depuis toujours.

— Et tu es un Ombreux depuis toujours aussi ? —m’enquis-je.

— Presque —répliqua-t-il—. Autrefois, j’étais un devin.

Il se leva, s’approcha et s’assit dans un fauteuil juste en face de moi. Je réprimai un sourire.

“Un devin, Syu, cela promet.”

Le singe feula et sortit de sa cachette, en montrant les dents à l’elfe noir. Ce dernier manifesta une certaine surprise en voyant le singe, mais il reprit aussitôt une expression moqueuse.

— Tends la main —me dit-il.

— Tu as dit qu’autrefois, tu étais un devin —lui rappelai-je—. Mais maintenant tu ne l’es plus, n’est-ce pas ?

— Un don ne se perd pas, ma chère —répliqua-t-il, avec un sourire de charlatan—. Tends la main et je te dirai si ta vie sera longue ou courte.

Je pris une mine désabusée et je tendis la main avec les griffes bien sorties. Je souris en voyant son expression.

— J’ai un avenir épineux, n’est-ce pas ? —demandai-je, sur un ton théâtral.

— Cela ne devrait pas m’étonner que tu te moques de mon don —soupira-t-il, en se renfonçant dans son fauteuil—. Lénissu non plus ne me prenait pas au sérieux.

— Depuis quand le connais-tu exactement ? —m’enquis-je, intéressée.

— Depuis que j’ai débuté comme Ombreux. Le garçon avait dix ans, imagine-toi. C’était un garçon très débrouillard. Et sa sœur aussi. Le Nohistra les considérait comme ses enfants. Jusqu’au jour où Lénissu l’a trahi.

Il me regarda avec attention, comme s’il essayait de deviner si je savais quelque chose sur le sujet. Comment n’aurais-je pas su que Lénissu avait travaillé contre le Nohistra pour le faire destituer, alors qu’il me l’avait lui-même raconté ?

— Il m’a dit que le Nohistra l’avait exilé.

Les yeux de l’elfe brillèrent d’amusement.

— Exilé ? Pas du tout. Lénissu l’a abandonné. Et quand il est revenu de la Superficie, il ne s’est même pas présenté devant celui qui s’était occupé de lui comme un père.

Soudain, une terrible idée s’insinua dans mon esprit.

— C’est toi… le Nohistra ?

L’elfe noir s’esclaffa.

— J’aimerais bien. Mais non. Je suis sa main droite.

Une des portes s’ouvrit et un humain émacié, dont la peau laissait transparaître les os, apparut. Il était entouré d’une énergie qui oscillait entre le jaïpu et le morjas. Ses yeux, d’un rouge intense, brillaient comme une lanterne. C’était une image qui me semblait familière, pensai-je, en sentant le sang déserter mon visage.

— Le Nohistra Derkot Neebensha —annonça l’elfe noir avec un demi-sourire, tout en se redressant.

Le Nohistra était un nakrus. Je me levai lentement, sans détacher mon regard de cette silhouette terrifiante.

“Il est presque comme Marévor Helith”, observa Syu.

Presque, approuvai-je. Et je dus rectifier. Le Nohistra n’était pas un nakrus comme le maître Helith. Mais il était en voie d’en devenir un.

* * *

— Tu cherches Lénissu Hareldyn ? —me demanda le nakrus sur un ton posé.

— Lui-même —répondis-je, en le scrutant attentivement. Comment un tel être pouvait-il s’être occupé de Lénissu et de ma mère ?

— Tu es Shaedra, n’est-ce pas ? —Le Nohistra s’avança dans la pièce circulaire d’une démarche peu gracieuse. Dans sa main, il portait un petit bâton noir sur lequel il s’appuyait.

— Je suis sa nièce. Lénissu est ici, n’est-ce pas ? —demandai-je. S’il n’était pas là, que diables faisais-je là ?, ajoutai-je pour moi-même.

— Il est parti réaliser la tâche qu’il a promis d’accomplir —répondit le Nohistra—. Ergert, laisse-nous seuls.

L’elfe noir au visage de charlatan inclina brièvement la tête et sortit par l’une des sept portes. Avec une certaine inquiétude, j’essayai de me rappeler par quelle porte j’étais passée en entrant. Le Nohistra fit tourner son bâton, songeur.

— Tu sais ? Ton oncle est une personne très habile. Il est capable de sortir avec succès du pire des pétrins. Asseyons-nous. La maison est tranquille à cette heure et je ne crois pas que l’on nous dérange. J’aimerais parler avec toi —dit-il, en s’asseyant dans un fauteuil—. Lorsque je l’ai interrogé, Lénissu m’a dit qu’il donnerait sa vie pour toi. Sa sincérité a attiré mon attention. Le garçon n’a pas l’habitude d’être très franc avec moi —reconnut-il—. J’ai dû apaiser ses colères plus d’une fois. Assieds-toi —insista-t-il, en voyant que j’étais restée debout.

Une fois assis, le Nohistra de Dumblor me regarda d’un air paternel.

— Tu n’as jamais vu un homme comme moi, n’est-ce pas ? Boh, finalement, je ne suis pas si éloigné des canons de beauté, mais il me manque peut-être quelques années pour atteindre l’image idéale.

Ses yeux, comme deux boules de feu rouge, étincelaient dans son visage émacié. Je haussai les épaules.

— À ce que j’ai entendu dire, les nakrus ont une perception du monde très différente de celle des autres mortels.

Le Nohistra sourit en constatant que je savais reconnaître un nakrus.

— Mortels ? —répéta-t-il, amusé—. Les nakrus, nous aspirons à l’immortalité.

— Eh bien. Je suppose que tu dois savoir qu’un bon nombre de nécromants qui veulent devenir des nakrus meurent après l’avoir tenté pendant des années. Une chose est d’aspirer à l’immortalité et une autre de l’atteindre. En plus, réussir à se régénérer ne signifie pas que l’on soit immortel.

On voyait bien que cette après-midi-là je m’étais entraînée à la rhétorique, pensai-je avec ironie. Derkot Neebensha fit une moue amusée.

— Tu t’es beaucoup intéressée à la nécromancie, à ce que je vois. Tu n’aurais pas, par hasard, envie d’apprendre les arts nécromantiques ? Je pourrais moi-même t’apprendre.

— Non, merci —répliquai-je.

Le nakrus laissa échapper un bref éclat de rire.

— Et, maintenant, tu me donnes la même réponse que celle que m’a donnée Lénissu à l’époque.

Les paroles que Lénissu avait prononcées un an auparavant me revinrent à la mémoire : “Je maudis le jour où j’ai promis que je ne toucherais jamais à la nécromancie”. Il pensait sans doute à son cher Nohistra en disant cela, songeai-je.

— Où est Lénissu ? —insistai-je—. J’aimerais lui parler.

— Cela ne va pas être possible, ma chérie, il n’est pas à Dumblor. Mais il reviendra, ne te tracasse pas. J’avais seulement besoin qu’il me fasse une faveur. Et je lui ai promis de veiller sur toi —ajouta-t-il avec un horrible sourire.

— Quelle faveur ? —répliquai-je.

— Oh. Rien de très compliqué —m’assura-t-il—. Je te promets qu’il reviendra vivant. Il ne me viendrait pas à l’idée de mettre sa vie en danger. Après tout… —Il m’adressa un sourire—. C’est moi qui l’ai élevé.

Un frisson me parcourut le corps.

— C’est ce que m’a dit ta main droite.

— Ma main droite ? —fit-il, surpris.

— L’elfe noir qui vient de sortir —expliquai-je, en fronçant les sourcils.

— Ah, Ergert. Il t’a dit qu’il était ma main droite ? —Il secoua la tête, amusé—. Je n’ai pas besoin d’autre main droite que la mienne —dit-il, en levant sa main couverte d’un gant noir—. Mais dis-moi une chose, qui est cette jeune Klanez dont tout le monde parle ? J’ai beaucoup d’informations sur le sujet… mais j’aimerais connaître ton opinion. Tu crois vraiment que c’est une fillette spéciale ou tu crois qu’ils l’ont simplement dénichée dans un orphelinat de Dumblor pour leurs convenances ?

— Kyissé est une fillette spéciale —répondis-je sincèrement.

— Tu penses donc vraiment qu’elle a le pouvoir d’entrer dans le château de Klanez sans qu’il ne lui arrive de mal ?

— C’est possible. C’est curieux que ce sujet t’intéresse —observai-je.

— Simple curiosité —affirma-t-il—. Mais une autre chose. Je ne vais pas te cribler de questions, mais je t’en poserai seulement deux de plus et je te laisserai partir après t’avoir révélé où se trouve exactement Lénissu. Sauf si tu ne réponds pas.

J’essayai de conserver le calme sous le regard surnaturel du Nohistra.

— Je répondrai aux questions —dis-je—. Sauf si je ne peux pas.

— Très bien. Première question : qu’as-tu à voir avec les Hullinrots et pourquoi te cherchent-ils ?

J’avalai ma salive.

— Quoi ? —soufflai-je, déconcertée—. Les Hullinrots ? Qu’est-ce que les Ombreux ont à voir avec les Hullinrots ?

— Les Ombreux, rien. Moi, par contre, je suis un nécromancien, au cas où tu ne l’aurais pas remarqué. Et je connais les Hullinrots. Par conséquent, je sais qu’ils te cherchent. Et je sais qu’il y a une histoire très grave cachée là-dessous que Lénissu n’a pas voulu me raconter. J’espère que tu vas me l’expliquer.

— Attends une minute. —J’inspirai profondément—. Tu es en train de me dire que les Hullinrots me cherchent ? Vraiment ? Mais… tu as des preuves ?

— Je ne sais pas si tu as remarqué, pour le moment tu as posé plus de questions que moi. Et tu n’as pas encore répondu. Je t’ai dit que les Hullinrots te cherchent. Au moins l’un d’eux. J’ai parlé il n’y a pas longtemps avec cette personne, dans cette pièce même, mais elle n’a pas voulu me dire pourquoi elle te cherchait. Cependant, j’avais entendu des rumeurs. La nouvelle selon laquelle des ternians, enfants de nakrus, se promenaient dans la Cordillère des Hordes m’était déjà parvenue depuis longtemps. Au début, je n’avais pas fait le rapport entre toi et cette histoire, jusqu’au jour où j’ai entendu le nom de Jaïxel.

— Apparemment, tu en sais plus que ce que tu disais au début —observai-je—. Et probablement plus que moi.

— Écoute, ce n’est pas que j’aie un grand intérêt dans cette histoire, mais je pourrais t’aider si j’en savais un peu plus sur le sujet. Je sais que tu es une jeune fille courageuse, presque une femme, mais si une liche est mêlée à cette histoire, je crois que tu auras besoin de mon aide.

— Alors, un Hullinrot est venu chez toi expressément à ma recherche ? —murmurai-je, atterrée. Les paroles du maître Helith n’avaient jamais réussi à m’effrayer réellement et je m’étais même demandé quelquefois si les Hullinrots existaient vraiment… Mais que le Nohistra de Dumblor ait reçu chez lui un Hullinrot en personne… cela changeait les choses. Syu, en sentant mon trouble, s’agita, mal à l’aise, et il se mit à me tresser discrètement une mèche de cheveux.

— Tu devrais répondre à ma question si tu veux réellement revoir Lénissu —me rappela Derkot Neebensha.

— C’est une menace —m’alarmai-je—. Tu as dit qu’il reviendrait sain et sauf.

— Oui. J’ai dit cela. Eh bien ? Qu’as-tu à voir avec les Hullinrots et avec Jaïxel, jeune terniane ?

— Si Lénissu ne voulait pas te le dire, c’est qu’il devait avoir une bonne raison —décidai-je, en le foudroyant du regard.

Le nakrus eut un rictus.

— Mais peut-être que moi, je réussis à faire en sorte que tu aies une bonne raison de me le dire.

Il leva la paume de sa main gantée et je tressaillis en voyant que les gants vibraient d’énergie brulique.

— Tu ne peux pas t’enfuir d’ici sans ma permission —m’avertit-il lorsque je fus sur le point de me lever et de partir en courant vers la première porte rencontrée—. Souviens-toi que tu es entre Ombreux et que tu es allée toute seule au-devant des problèmes.

La panique commençait à m’envahir et Syu poussa un feulement menaçant. J’appliquai toute la théorie sur la concentration que m’avaient enseignée le maître Dinyu et Kwayat et je tentai de me redonner du courage.

— C’est toi qui as libéré Lénissu de la prison. Tu as dit que c’était comme un fils pour toi. Tu devrais avoir un peu plus de respect pour sa nièce —fulminai-je, craintive, le regard rivé sur son gant.

— Et toi, tu devrais me respecter et m’obéir puisque je suis presque comme ton grand-père —répliqua-t-il, moqueur—. Réponds maintenant, que cherchent les Hullinrots ? Je ne crois pas que ce soit terrible au point de ne pas pouvoir me le dire. Je ne sais pas ce que Lénissu a bien pu te raconter sur moi, mais sache que j’ai le sens de l’honneur et de la famille.

Je me mordis la lèvre, indécise. La famille, me répétai-je, hallucinée. Me considérait-il vraiment comme une sorte de petite-fille ou se moquait-il de moi ? D’un autre côté, si je lui racontais l’histoire du phylactère, que pouvait-il se passer ? Rien de très grave, puisque le Nohistra était un nakrus. Il n’allait pas me dénoncer aux Mentistes.

— Jaïxel m’a laissé une partie de ses souvenirs —révélai-je—. Et les Hullinrots croient de façon erronée que ces souvenirs pourront les aider à mieux comprendre Jaïxel et, ainsi, à le détruire. Du moins, c’est ce que j’ai compris.

— Jaïxel a injecté une sorte de phylactère dans ton esprit, c’est cela ? —L’intensité de la lumière de ses yeux rouges diminua—. Intéressant. Je ne savais pas que l’on pouvait faire ça. Mais bien sûr, nous ne parlons pas de n’importe quel celmiste, nous parlons d’une liche. —Dans son intonation, je perçus un léger accent de respect et d’admiration—. Et, bien sûr, toi, tu ne te souviens pas quand tout cela est arrivé, n’est-ce pas ? —Je fis non de la tête—. Et Ayerel et Zueryn ne reviendront sûrement pas pour le raconter —commenta-t-il. J’écarquillai les yeux en entendant les noms de mes parents—. Une drôle d’histoire. Marévor Helith est derrière tout ça, pas vrai ?

C’était une question piège, compris-je. En réalité, il voulait savoir si je connaissais Marévor Helith. Je haussai les épaules.

— Qui est Marévor Helith ? —demandai-je innocemment.

Le nakrus se racla la gorge, sceptique.

— C’est bon. Je crois que nous avons assez parlé de ce sujet. Cette histoire de phylactère m’éclaire beaucoup de choses. Quand je pense que ce Lénissu est toujours aussi cachotier. Deuxième question : appartiens-tu à une confrérie qui ne soit pas celle des Ombreux ?

Je haussai un sourcil.

— Non —dis-je, simplement.

— Mais tu es une Ombreuse.

— Non plus —fis-je, patiemment—. Il y a quelques mois, je ne savais même pas que mon oncle était un Ombreux.

— Ah. —Derkot réprima un éclat de rire incrédule—. Alors sois la bienvenue à la confrérie des Ombreux. Je connais ton dossier. Har-kariste. Celmiste. Des histoires mystérieuses en rapport avec une liche. Pour ne pas mentionner ton dernier exploit : entrer dans un palais en tant que Sauveuse de la dernière Klanez. Tu devrais y réfléchir posément. Je t’offrirais un bon salaire et des missions intéressantes.

Je m’esclaffai et je me levai.

— Je crois que cette conversation a assez duré —déclarai-je, en désirant ardemment retourner dans ma chambre—. Maintenant, c’est ton tour de répondre. Quand Lénissu va-t-il revenir ? Et où l’as-tu envoyé ?

Le Nohistra s’appuya sur son fin bâton noir pour se lever.

— Je l’ai envoyé chercher des mandelkinias pour qu’il apprenne la leçon —m’informa-t-il sur un ton désinvolte.

— Des mandelkinias ? —répétai-je, sans comprendre.

— On les appelle aussi perles de dragon. Ce sont des pierres précieuses. J’ai envoyé ton oncle en compagnie d’un étrange say-guétran, un ami à lui, qui est arrivé à Dumblor depuis un bon moment déjà. Il était à sa recherche et il paraissait disposé à l’accompagner.

— Srakhi ? —m’exclamai-je, en sentant mon cœur bondir.

— Celui-là même. Par contre, je ne sais pas quand ils reviendront. Mais j’ai promis à Lénissu que, lorsqu’il sera de retour avec les perles, je lui donnerai quatre mille kétales. Il pense sans doute qu’ainsi, vous pourrez tous quitter Dumblor. Mais, comme je suis très clairvoyant et que je sais que cela est peu probable, j’ai élaboré un autre plan.

Il m’adressa un sourire blanc et squelettique. Debout, près du fauteuil, je le regardai avec appréhension.

— Quel plan ?

— Tout a à voir avec cette histoire des Klanez qui a bouleversé la moitié de Dumblor. Non seulement cela a brisé la tentative de soulèvement que certains préparaient depuis des mois, mais, en plus, il se prépare une expédition très intéressante au château de Klanez pour en sortir toutes ses richesses. Pour beaucoup d’aventuriers, c’est un rêve qui devient réalité. Bien. Comme les Sauveurs ne vont pas pouvoir y échapper à moins que tous les conseillers meurent d’ici quelques semaines, je crois que le mieux, ce sera que vous travailliez pour moi pendant cette expédition, puisque vous allez inévitablement y participer. Et quand Lénissu reviendra avec ces mandelkinias, je ferai tout mon possible pour qu’il vous accompagne.

— Tu veux que nous participions à une expédition qui se rend à un château rempli de pièges, d’où jamais personne n’est sorti sain d’esprit ? Tu veux nous tuer —conclus-je.

— Nous verrons. Mais, toi-même, tu as pensé que la Fleur du Nord n’est pas un artifice. Il se peut qu’elle soit la véritable Klanez. Et dans ce cas, je ne crois pas que le risque soit tel que tu le décris. Enfin, je ne vais pas en dire davantage sur cela, parce que je suis encore en train de le planifier et peut-être que je changerai d’avis selon l’information qui me parvient, mais sincèrement cela me semble la manière la plus élégante de vous sortir du cercle du palais. J’ai été très heureux de te connaître, Shaedra. Il vaudra mieux que tu retournes au palais, avant qu’ils ne s’aperçoivent de ton absence. Cette porte est celle de la sortie —indiqua-t-il, en me signifiant que la conversation était terminée.

Je joignis les mains en signe de salutation et je dis :

— J’espère que ta tendresse pour Lénissu est sincère.

— Elle l’est. Même s’il me trahissait cinq fois, je continuerais à l’aimer —affirma-t-il—. Je sais que ce n’est pas moi qu’il haït, mais le Nohistra.

J’arquai un sourcil.

— N’est-ce pas la même personne ?

Les yeux rouges du Nohistra brillèrent plus intensément pendant quelques secondes, mais il ne répondit pas.

— Bonne nuit —ajoutai-je, avant de sortir par la porte qu’il m’avait indiquée.