Accueil. Cycle de Shaedra, Tome 6: Comme le vent

18 Dissensions

La maison des Clark n’était pas n’importe quelle maison. En tout cas, ils ne semblaient pas moins riches qu’Amrit Daverg Mauhilver à Dathrun, pensai-je, en admirant la salle où nous apparûmes, Spaw, Frundis, Syu et moi, après avoir monté rapidement les escaliers. Je renouvelai ma sphère harmonique de lumière pour obtenir plus de clarté et je vis que nous étions entourés de toutes parts par des sculptures et autres objets qui devaient coûter une fortune.

— Un endroit curieux pour occulter une porte menant à un cachot —commenta Spaw.

— C’est la récompense pour celui qui réussit à sortir vivant d’ici —dis-je sur un ton théâtral et mystérieux.

Je trouvai d’énormes rideaux et je les tirai légèrement, découvrant une fenêtre.

— Il fait nuit —observai-je. Cette journée avait été un désastre total. Non seulement je n’avais pas rendu visite à Suminaria, mais, en plus, Srakhi avait dû m’attendre aux abords de la ville, sans me voir apparaître. Au moins, le père de ce chasseur de démons néophyte n’avait pas mis longtemps à découvrir les machinations de son fils, pensai-je.

Par la fenêtre, on voyait une terrasse et un jardin où se promenaient des silhouettes estompées dans l’obscurité nocturne. Alors, seulement, je pensai que ce n’était peut-être pas une bonne idée de sortir par la fenêtre avec une sphère de lumière et j’annulai le sortilège d’un geste précipité de la main.

Je me tournai vers Spaw et je le vis examiner le buste d’un saïjit qui partageait certains traits avec les Clark que nous venions de voir.

— Étrange —dit Spaw, en touchant le nez de la sculpture et en fronçant son propre nez—. C’est du marbre de Lisia.

— Spaw —intervins-je, en m’approchant de la sculpture et en lui jetant un rapide coup d’œil avant de poser la question qui me brûlait la langue—. Dis-moi que tu n’as pas bu de sirop d’orties bleues.

Spaw cligna des yeux, il me regarda et sourit.

— Je n’ai pas bu de sirop d’orties bleues —répéta-t-il—. Tu sais ? Je ne t’avais encore jamais menti, mais je viens de le faire —déclara-t-il, en fronçant les sourcils—. Bon, c’est ce que je crois.

J’ouvris grand les yeux et je sentis ma respiration se bloquer.

“Du calme”, me dit Syu. “Peut-être aime-t-il le sirop.”

“Et s’il contenait du poison ou une autre chose ?”, répliquai-je énergiquement.

“On dirait que cette autre chose, comme tu dis, l’affecte déjà”, commenta le singe.

En effet, Spaw se promenait dans la salle, la démarche tout à fait désinvolte, observant tous les objets sans se préoccuper de trouver la sortie.

— Spaw, tu es sûr que tu vas bien ? —aventurai-je, en le suivant.

— C’est à moi que tu parles ? —demanda-t-il, en fixant ses yeux noirs dans les miens—. Bien sûr que je vais bien. Quelque peu affecté, c’est un fait, mais je ne peux pas me plaindre, avec tant de jolies choses autour de moi.

Je rougis en remarquant son regard direct, je me raclai la gorge et je le tirai par le bras.

— Spaw, je crois que la sortie est… euh… par là.

À ce moment, la porte que je signalais s’ouvrit et une lumière brillante baigna toute l’entrée. Je plissai les yeux et j’aperçus le visage de l’elfe noir à la tunique verte qui nous avait capturés.

— Ne touchez à rien —nous dit-il, tendu—. Venez. Je vais vous conduire vers la sortie. Voici vos biens, avec… avec les lettres des Ombreux.

Nous nous approchâmes de lui et je soupirai de soulagement en voyant mon sac orange. À l’intérieur, se trouvaient un jeu de cartes, trois livres, du linge de rechange et… les lettres de Lénissu, vérifiai-je.

Sous le regard attentif de l’elfe noir, je gardai ces dernières dans une poche intérieure de ma tunique et j’acquiesçai.

— Nous te suivons.

Spaw, qui avait récupéré sa cape verte, marchait de moins en moins droit et je dus le prendre par le bras pour l’aider.

“J’ai la tête qui tourne, rien que de le voir marcher comme ça”, se plaignit Frundis, qui se tenait toujours très droit.

Le fils des Clark nous fit passer par des escaliers déserts et nous conduisit jusqu’à une porte de service par laquelle peu de gens devaient passer.

— Je vous laisse ici —nous déclara-t-il froidement.

Au loin, on entendait des bruits de voix et des rires. Tout indiquait que, cette nuit-là, il y avait une fête dans la demeure des Clark.

— Je vous demande de m’excuser pour cette erreur —poursuivit l’elfe. On aurait dit que chaque mot lui brûlait la bouche—. Et je vous donne cette bourse d’argent en signe de respect aux Ombreux.

Étouffant la surprise qui m’envahissait, je pris la bourse et je réalisai un salut de remerciement.

— Ne parlons plus de l’incident —dis-je.

— Une question seulement —intervint Spaw. Il semblait avoir retrouvé un certain aplomb. Je l’entendis inspirer profondément et il me signala—. Qui vous a payés pour la trouver ?, et —il marqua une pause— qui vous a donné cette bouteille ?

— Personne ne nous a payés —répliqua l’elfe noir, en prenant un ton dédaigneux—. Vous avez beau dire, je sais que vous n’êtes pas des saïjits normaux.

— Qui est normal par les temps qui courent ? —répliquai-je, moqueuse.

Alors, il se passa quelque chose à quoi je ne m’attendais pas : en une seconde, je vis Spaw sauter sur l’elfe noir, le jeter par terre et pointer une sorte de dague pointue sur son cou.

— Si tu cries, c’est la dernière fois que tu respires —l’avertit-il.

L’elfe noir et moi, nous le regardions, les yeux dilatés et la respiration entrecoupée.

“Il est devenu fou !”, s’écria Syu, s’agrippant à mon cou et cachant sa tête dans mes cheveux pour ne pas voir.

— Maintenant, réponds —dit tranquillement Spaw—. Qui t’a donné cette bouteille ? Réponds —répéta-t-il, en voyant que l’elfe respirait à un rythme saccadé, mais ne parlait pas.

— Je… je ne veux pas… mourir —haleta l’elfe.

Le sourire qu’adressa Spaw à sa victime me glaça le sang dans les veines.

— Ah bon ? Alors, tu n’as qu’à me dire un nom.

— Je ne le connais pas. C’est Chimath qui m’a parlé de lui. Mon ami ternian. Moi, je ne sais rien.

— Le nom —insista le jeune humain.

— Tu es un démon —beugla l’elfe, le visage déformé par la haine et la peur.

— Où est Chimath ? —demanda alors Spaw.

— Je ne te le dirai jamais.

— Ah ! Et que dirais-tu si cet inconnu était en réalité un de nos ennemis et qu’il profite de votre crédulité pour que vous nous poursuiviez gratuitement en vous faisant croire que nous sommes des démons ? Hein ?

L’elfe noir l’observa et fit non de la tête.

— Je ne te crois pas. Et maintenant, arrête de me planter ce truc ou tu finiras par me faire mal.

— Tu crois que cela m’importe ? —répliqua Spaw.

Cependant, il se leva d’un bond et recula vers la porte. Je le rattrapai avant qu’il ne s’affale. Il semblait être retombé dans un état d’étourdissement.

— Bon —dis-je, en ouvrant précipitamment la porte—. Je crois que nous allons partir. Bonne nuit.

Et nous sortîmes de là le plus rapidement possible.

— Quelle mouche t’a piqué pour attaquer cet elfe ? D’où as-tu sorti cette dague ? —demandai-je, en soufflant.

— De la salle des sculptures —répondit-il.

Nous descendîmes maladroitement les escaliers et nous nous dirigeâmes directement vers le mur qui entourait la maison. Spaw marchait d’un pas plus ferme qu’avant, mais je remarquai cependant que la boisson continuait de l’affecter.

— Pourquoi diables as-tu bu de ce verre ? —grommelai-je, lorsque nous parvînmes au pied du mur.

— C’était… une expérience —expliqua Spaw, en appuyant un pied sur une pierre.

— Une… expérience ? —répétai-je. Je ne pouvais pas le croire—. Ne me dis pas que tu as bu par simple curiosité, pour savoir si tu allais mourir ou perdre la tête ? —demandai-je, hallucinée—. Bon… la tête, on dirait que tu l’as déjà perdue.

Spaw prit un autre appui, grimpa sur le mur et me jeta un regard songeur, mais il passa de l’autre côté sans me répondre. Syu le suivit d’un bond agile et, moi, je plaçai Frundis dans mon dos pour escalader plus facilement.

J’atterris dans une rue au nord du Palais Royal.

— Par ici —me dit Spaw, en me signalant une ruelle.

— Je n’ai pas de temps à perdre —dis-je—. Je dois quitter Aefna.

— Tu t’en vas d’Aefna, hein ? Hum… peut-être est-ce une bonne idée —approuva Spaw. Il s’arrêta au début de la ruelle et se tourna vers moi—. Je peux te demander quelle relation tu as avec les Ombreux ?

— Ah ! Je crois que c’est moi qui t’ai posé une question la première. Tu sais quelque chose sur ces chasseurs de démons. Tu penses vraiment que quelqu’un leur a donné cette bouteille et leur a demandé de nous capturer ? Cela ne te semble pas un peu exagéré ?

— Eh bien, je reconnais que j’avais des doutes et que je n’en aurais pas été sûr si Zaïx ne m’avait pas parlé —reconnut Spaw.

Je le regardai fixement et je m’esclaffai.

— Zaïx ? —répétai-je, incrédule, avec un grand sourire—. Et que t’a-t-il dit ?

— Que la bouteille que détenait ce jeune rupin contenait probablement quelque chose de mauvais. Or, comme il m’a dit, qui, à part Askaldo, voudrait se venger de toi ?

— Askaldo —murmurai-je, en fronçant les sourcils—. Oh. Askaldo. Bien sûr.

“Qui est Askaldo ?”, me demanda Syu.

“À vrai dire, je ne m’en souviens pas”, répondis-je. “Mais cela me dit bien quelque chose.”

— Et, apparemment, Zaïx avait raison —poursuivit Spaw—. Ce « sirop » ne pourrait pas avoir été préparé par quelqu’un qui ne connaît pas les démons et la Sréda. Je me sens… comme si j’avais dix mille fourmis courant à l’intérieur et… —il laissa échapper un son guttural— je crois que je vais vomir…

— Askaldo ! —m’exclamai-je alors. Bien sûr !, me dis-je. C’était le fils d’Ashbinkhaï. Celui qui avait souffert des altérations irrémédiables, car il n’avait pas reçu à temps la potion destinée à stabiliser sa Sréda… et tout cela par ma faute. Et par la faute de Zoria et Zalen, me rappelai-je, morose.

Spaw s’était incliné en avant, se soutenant à l’angle d’un mur, mais il ne semblait pas arriver à vomir, aussi, je le pris par le bras, en lui disant :

— Éloignons-nous d’ici et allons à un endroit où tu pourras te reposer tranquillement.

Je pensai à l’emmener à la cachette de Lénissu, près de l’Anneau. Mais c’était trop loin, de l’autre côté de la ville.

— Je vais mieux —dit Spaw, en se redressant et en inspirant profondément.

— Tu crois que les effets vont et viennent ? —demandai-je.

— Cela ne me plaît pas du tout —souffla-t-il—. Les expériences de Zaïx finiront par me tuer un jour. —Il sourit—. Mais ce ne sera pas aujourd’hui. —Et alors il indiqua une rue—. Par ici.

Nous entrâmes dans une cour entourée de maisons et Spaw se mit à monter des escaliers, silencieux.

— Je ne veux pas être pessimiste —commençai-je à dire—, mais la dernière fois que j’ai bu une potion, les conséquences n’ont pas été insignifiantes. Toutefois, je ne voudrais pas t’alarmer.

Spaw se tourna vers moi et laissa échapper un petit rire ironique.

— Ne te préoccupe pas —m’assura-t-il—. De toutes façons, je suis déjà alarmé.

De fait, ses yeux noirs reflétaient quelque chose de très semblable à la peur. Je sentis un frisson me parcourir tout le corps en m’en rendant compte. Et s’il s’avérait que le sirop contenait un poison qui tuait petit à petit ? Après tout, Askaldo avait peut-être tant souffert de ses mutations imprévues qu’il en était devenu fou. Le plus absurde, c’était que, malgré la maladresse avec laquelle ces chasseurs de démons nous avaient donné le sirop, Spaw avait été capable d’en boire. Vraiment, ce jeune humain ne se distinguait pas par sa prudence.

Spaw s’arrêta devant une porte, il prit une clé au-dessus du cadre et ouvrit. Je dus me précipiter pour l’empêcher de tomber la tête la première contre le sol de la pièce.

J’avançai, en le soutenant comme je pus, je laissai tomber Frundis et je fis asseoir Spaw dans un fauteuil.

— Comment te sens-tu ? —demandai-je.

Il poussa un soupir pour toute réponse, les paupières closes. J’allai refermer la porte, je ramassai Frundis et je venais d’invoquer une sphère de lumière lorsque, dans l’embrasure d’une porte, sur ma gauche, apparut une silhouette avec une sorte de machette à la main.

— Euh… —fis-je, en ouvrant de grands yeux apeurés. “Où diables Spaw nous a-t-il fait entrer ?”, demandai-je à Frundis et à Syu, appréhensive.

La lanterne que portait la silhouette dans son autre main illumina toute la pièce et, en m’habituant à la lumière, je vis une elfocane très vieille dont le visage ridé me rappela la vieille Émariz d’Ato.

— Spaw ? —dit-elle alors, en lâchant la machette et en s’approchant de l’humain précipitamment. À mi-chemin, elle s’arrêta et ses yeux incolores se fixèrent sur moi—. Qui es-tu ?

— Moi ? Oh… Euh… une amie de Spaw —répondis-je, surprise de voir que, finalement, Spaw ne s’était pas trompé de porte—. Et vous ?

La vieille femme, sans répondre, s’approcha du fauteuil où se trouvait Spaw, à moitié inconscient, et elle posa une main très blanche sur le front du démon. Celui-ci ouvrit les yeux au contact et murmura quelque chose si bas que je n’entendis rien.

“Qui peut bien être cette vieille femme ?”, commentai-je avec curiosité. Elle connaissait Spaw, me dis-je. Et si c’était un démon ?

Le singe, sur mon épaule, observait la scène avec un intérêt relatif. Le pauvre avait à peine dormi dans la cage et, maintenant, il avait du mal à rester éveillé.

— Vous croyez que c’est grave ? —demandai-je, en promenant mon regard sur la pièce. Il y avait une grande fenêtre avec des volets, une cheminée condamnée, une chaise et, collé au mur, un papier avec le dessin au crayon d’un lapin et d’une petite fille jouant dans les prés.

Je m’étais approchée pour mieux voir le dessin, mais je me retournai en entendant la profonde inspiration de Spaw.

— Je vais bien —dit-il—. J’ai simplement besoin d’une de tes potions, Lu. C’est la Sréda, elle est embrouillée.

— Je comprends —répondit alors la vieille femme—. Ne t’inquiète pas. J’ai tout ce qu’il faut.

Spaw sourit largement puis il expira et reposa sa tête contre le dossier du fauteuil, exténué. La vieille femme me regarda et fit un geste.

— Essaie de ne pas trop t’approcher de Spaw —m’avertit-elle—. Il est instable.

— Et c’est contagieux ? —demandai-je, incrédule.

La vieille femme se contenta de refaire un geste de la tête, avec une moue grave, et elle disparut par la porte par laquelle elle était apparue.

— Cela ne me plaît pas —commentai-je—. Qui est cette Lu, Spaw ? Elle sait vraiment qui tu es ?

— Hmpf. —Il sourit faiblement—. Lu est ma grand-mère. Bon, elle ne l’est pas biologiquement parlant, mais je la considère comme telle.

Je le fixai, interloquée.

— Ah.

Je m’assis sur la chaise, en essayant de mettre de l’ordre dans mon esprit confus.

— Alors, elle est au courant, pour les démons ?

— Oui —soupira Spaw, en ouvrant un œil—. C’est elle qui a achevé mon instruction de démon, si tu veux le savoir. Démons ! —s’exclama-t-il alors, en sursautant—. J’ai l’impression de brûler. Je vais chercher de l’eau.

— Non, ne bouge pas, laisse-moi faire —lui dis-je, en me levant et en faisant un geste apaisant.

— Tu ne vas pas savoir où trouver de l’eau —fit Spaw en secouant la tête— et si tu entres dans le laboratoire de Lu… Je ne te le conseille pas.

— Sottises —répliquai-je—. Je sais faire la différence entre une cuisine et un laboratoire. Et, en plus, j’ai une soif terrible —me rendis-je compte.

Spaw sembla se résigner, car il ne tenta plus de se lever et il dit :

— Et moi, j’ai soif et faim.

— Je vais essayer d’arranger ça aussi —fis-je en souriant.

Et je m’aventurai dans les profondeurs de la maison de Lu. Bon, en réalité, il n’y avait qu’un couloir avec trois ouvertures. Deux d’entre elles avaient des portes et la troisième donnait sur la cuisine. Je mis en réalité un bon moment à trouver de l’eau. Finalement, je repérai une cruche avec très peu d’eau. Je la versai dans un bol et je fis un effort considérable pour ne pas la boire.

“Syu”, l’avertis-je, en voyant que le singe passait la langue sur ses lèvres sèches.

Du regard, je cherchai à manger, mais je ne trouvai que des pommes de terre et des poireaux et je n’allais pas me mettre à cuisiner à ce moment-là.

Je portai l’eau à Spaw et il la but d’un trait.

— Merci —murmura-t-il—. C’est curieux comme parfois on dirait que subitement tout se stabilise et, alors, quand tout va bien, cela se dégrade de nouveau.

— Je ne comprends toujours pas comment tu as pu boire cette potion —soupirai-je, incrédule.

Spaw haussa les épaules.

— Je te l’ai dit. Je suis plus curieux que prudent.

— Eh bien, tu vas finir par tuer ta grand-mère à force de lui faire des frayeurs pareilles —répliquai-je, en prenant un ton très semblable à celui de Wiguy quand elle me grondait.

— Je t’assure qu’elle m’a vu dans de pires états.

Les yeux exorbités, il inspira soudain profondément, en émettant un bruit guttural et je sentis que la peur accélérait les battements de mon cœur. Mais, heureusement, Spaw se calma.

— Quoique, cela pourrait devenir un des pires —rumina-t-il.

— Ta grand-mère en a pour longtemps ? —m’inquiétai-je.

— Préparer ce genre de breuvages prend toujours un certain temps. En tout cas, s’il m’arrive quelque chose de grave, rappelle-lui ce que je lui ai toujours dit, que je suis entièrement responsable de ce qui m’arrive.

Ses paroles m’épouvantèrent.

— Ne sois pas dramatique —répliquai-je, en sentant la panique m’envahir—. Cela va passer.

Je ne parvenais pas à très bien comprendre ce qu’il arrivait à Spaw. Je supposai que ce ne devait pas être très différent de ce que j’avais ressenti lorsque je m’étais changée en démon. Après tout, c’était une déstabilisation de la Sréda. Bien sûr, la Sréda éveillée et déstabilisée pouvait sans doute être plus dangereuse, pensai-je.

— Ne me dis pas que c’est Zaïx qui te l’a demandé ? —fis-je alors, après avoir médité un moment.

Spaw ouvrit les yeux. Son front transpirait et je commençai à me demander si, en plus de la Sréda déstabilisée, il ne subissait pas les conséquences de quelque poison ou de quelque grippe.

— Tu parles du sirop ? —J’acquiesçai et il fit non de la tête—. Il ne me l’a pas demandé. Il me l’a suggéré.

Je haussai un sourcil, surprise. Était-il possible que Spaw soit capable de faire des expériences sur sa propre personne si à la légère ? Je repensai à la fois où il était apparu juché sur un arbre, près de moi, sans être apeuré par les chasseurs de démons et je commençai à douter de la sagesse de ce jeune humain.

— C’est une folie —je secouai la tête—. Mais, dis-moi, comment connais-tu Zaïx ?

— Ah, ah. —Il agita l’index, en souriant—. Réponds d’abord à ma question. Tu es une Ombreuse, oui ou non ?

Je le regardai, stupéfaite en voyant briller la curiosité dans ses yeux, et je m’esclaffai.

— Non. Cela ne me viendrait jamais à l’idée d’entrer dans une confrérie quelle qu’elle soit.

— Pourtant, tu as en ta possession deux lettres écrites par des Ombreux, si j’ai bien compris.

— Elles sont pour mon oncle —expliquai-je—. Lui, apparemment, est un Ombreux, mais je ne le sais que depuis peu. Lénissu a toujours des petits secrets. Je ne sais pas comment il s’y retrouve.

Spaw laissa échapper un grognement et il se releva à moitié, faisant tomber le bol vide sur le sol.

— Spaw ? —fis-je, en me précipitant vers lui.

— Arggg —dit-il pour toute réponse. Une main sur la poitrine et les yeux fermés, il semblait essayer de surmonter une nouvelle attaque d’énergies instables.

Si cela avait été des énergies normales, j’aurais pu tenter de lancer des sortilèges de stabilisation, avec l’énergie brulique ; le problème, c’est que non seulement je n’étais pas une experte dans ce domaine spécifique, mais en plus la déserrance ne s’utilisait pas à l’intérieur d’un être vivant. Et peut-être aurais-je fait empirer les choses. En définitive, ce n’était pas une bonne idée.

— Tu veux que j’aille dire à Lu que tu as besoin d’une aide urgente ? —demandai-je—. Peut-être que…

— Non… non, laisse-la tranquille —souffla-t-il—. Elle a besoin d’être concentrée. Quelle idée j’ai eue.

Avec un effort et avec mon aide, il se rassit sur le fauteuil.

— Je vais bien —me dit-il—. Je veux dire, je m’en remettrai. Tant que la Sréda est toujours instable et qu’il ne m’arrive rien, tout va bien. Le pire, c’est si elle décide de changer. Bon, tu me comprends.

Je le regardai fixement.

— Non, je ne te comprends pas. La vérité, c’est que Kwayat m’a beaucoup parlé de la Sréda, mais il ne m’a pas dit grand-chose sur la déstabilisation de la Sréda. D’après lui, cela n’arrive jamais ou presque jamais.

Spaw laissa échapper un petit rire ironique.

— Oui, bien sûr. Le grand Kwayat n’a jamais de problèmes.

— Je suppose qu’il ne boit pas n’importe quel breuvage qui lui tombe sous la main —commentai-je. Syu gloussa et j’esquissai un sourire en me souvenant que ma phrase ressemblait beaucoup à celle de Seyrum, le jour où, à Dathrun, j’avais bu une potion en croyant que c’était du jus mildique.

Spaw fit une moue de protestation.

— Eh ! c’était une expérience. Maintenant, nous savons que ces chasseurs de démons ont été engagés par un démon.

— Tu en es sûr ?

— Qui, sinon, serait capable de déstabiliser la Sréda aussi efficacement ? —répliqua-t-il.

Je fronçai les sourcils, songeuse.

— Et tu crois que cet Askaldo… ?

— On ne peut pas savoir.

— Bon. —Je haussai les épaules et je souris largement—. Il suffit d’aller lui demander. Où vit-il ?

Spaw me regarda, comme si j’étais devenue folle.

— Askaldo ne vit pas à Aefna.

— Oh, et alors, où ? Dans un endroit reculé des Souterrains, ruminant sa vengeance ?

Le jeune humain roula les yeux.

— Il a vécu à Mythrindash, jusqu’à son départ. Alors, il a disparu. Les Communautaires ne savent pas où il est. Et Zaïx est convaincu qu’il veut se venger de toi. Et de lui, parce qu’il t’a protégée. Dès qu’il se sent un peu menacé, Zaïx se croit le centre du monde et il aime ça. Il a un petit problème de personnalité.

J’ouvris grand les yeux. Une idée absolument nouvelle m’était venue à l’esprit.

— Tu connais Zaïx ?

Spaw fit une moue exaspérée.

— Bien sûr que je le connais, je t’en parle.

— Non, non, je veux dire, tu l’as déjà vu ?

— Oh. Oui. Évidemment que je l’ai vu. Son refuge est un peu secret, mais, si un jour tu veux aller le voir, je t’accompagnerai. Je dirai même plus, tu devrais y aller un jour, par simple politesse. Alors… ton oncle est un Ombreux, hein ? C’est une information intéressante. —Son expression se déforma et il souffla—. J’aurais préféré que ce grand gamin me poignarde. Cet Askaldo, je le déteste déjà.

— Bon, ne parlons pas trop vite. Peut-être qu’Askaldo n’a rien à voir là-dedans. Un singe gawalt agit bien et vite, mais pas sans réfléchir.

À peine eus-je prononcé ces mots que je m’empourprai, gênée.

— Je veux dire… —fis-je précipitamment— un démon…

Spaw eut un demi-sourire, amusé.

— Toi, tu as vraiment un problème de personnalité.

Je me raclai la gorge, mais je ne répondis pas. À ce moment, j’entendis des pas dans le couloir et je me tournai juste à temps pour voir entrer la vieille Lu dans la pièce, portant un plateau avec deux bols, une bouteille, du fromage et du pain. J’arquai un sourcil. Elle devait garder la nourriture bien cachée pour que Syu ne l’ait pas trouvée.

“S’il y avait eu quelque chose de mangeable, je l’aurais senti”, se défendit le singe, en jetant un coup d’œil de déception au fromage.

Je remerciai la vieille femme et j’observai comment elle faisait boire à Spaw un bol entier, plein d’un liquide noir et gluant. Lorsque le bol fut à moitié vide, je me disposai à me préoccuper de mes propres besoins et j’ouvris la bouteille. Je fronçai le nez. C’était du vin.

La vieille femme sourit en apercevant mon air réticent, elle me prit la bouteille des mains, remplit entièrement le bol et me le tendit.

— Merci d’avoir aidé Spaw à arriver jusque là —me dit-elle, reconnaissante.

Elle semblait enfin plus disposée à parler, pensai-je. Cependant, je n’avais pas envie de me retrouver ivre.

— Euh… merci. Je ne voudrais pas déranger, mais… vous n’avez pas d’eau ?

La vieille femme fit non de la tête.

— Il faut aller au puits, pour ça. Et je n’y vais pas tous les jours.

— Oh, je comprends.

J’avais réellement très soif, me dis-je, en regardant le vin d’un air affligé. Je levai la tête vers le visage souriant de la vieille femme et je me dis que, si elle était tranquille, cela signifiait qu’elle avait bon espoir que Spaw se rétablirait après avoir bu sa potion.

— Tu es alchimiste ? —demandai-je.

La vieille elfocane haussa les épaules.

— Je me limite à faire des sédatifs et des stabilisateurs de Sréda. Et toi, d’où viens-tu ?

— D’Ato —répondis-je—. Bon, euh… mais cela fait plus d’un mois que je suis à Aefna. Je m’appelle Shaedra.

La vieille eut un sourire comique.

— Moi, c’est Lunawin, mais tout le monde m’appelle Lu.