Accueil. Cycle de Shaedra, Tome 3: La Musique du Feu
Le jour suivant, je me dis que je devais parler sans faute à Lénissu. Cependant, je ne parvins à lui parler qu’en fin d’après-midi et je passai donc la journée à réfléchir à ce que je pouvais lui dire. Personne d’autre ne me demanda pourquoi j’étais tombée malade pendant une journée, et je compris que personne n’y accordait beaucoup d’importance. Je me demandai comment j’aurais réagi à la place de Murry si l’on m’avait dit que ma sœur était tombée malade en revenant à la maison après sa leçon habituelle avec Daelgar, ce que tous avaient sûrement dû croire. Je me serais préoccupée, oui, mais sans plus. Se promener par une nuit si mauvaise comme celle que nous avions choisie, les jumelles et moi, pour entreprendre notre malencontreuse aventure, aurait pu détruire la santé de n’importe qui.
Je mourais d’envie de savoir comment allaient Zoria et Zalen, mais je n’osais pas sortir de la maison. Je restai donc avec Aryès et Déria et j’écoutai Dolgy Vranc nous donner des conseils pour fabriquer une boule de coton volante. Lorsque nous parvînmes à faire voler plusieurs boules, il nous montra comment fabriquer un ours en peluche et nous passâmes plusieurs heures, un fil et une aiguille entre les doigts, à coudre des ours munis d’ailes pour que l’on comprenne bien que les peluches pouvaient voler. Bien sûr, la capacité de voler se perdrait avec le temps, et les parents fortunés des enfants pourraient se rendre chez un artisan, de préférence chez Dolgy Vranc, pour qu’il permette à l’ours de voler de nouveau. C’était simplement une affaire de commerce, et Dolgy Vranc le savait, mais, s’il se trouvait des parents pour acheter à leurs enfants ces peluches, il ne fallait pas laisser passer l’occasion : le loyer de la maison ne se payerait pas tout seul.
Vers le milieu de l’après-midi, nous avions déjà fabriqué dix ours volants qui rejoignirent les dix qu’avait déjà fabriqués Dol. Et peu après, nous étions Aryès, Déria et moi, dans les rues du marché de Dathrun, chargés de plusieurs énormes sacs remplis de jouets. Nous nous installâmes au coin d’une rue et nous disposâmes peluches, poupées, attrape-couleurs, boules de lumière, ballons chaotiques et autres babioles qu’avait fabriqués Dolgy Vranc, presque tous à partir de matériaux de récupération. À Dathrun, les jouets magiques n’étaient pas une nouveauté, mais, malgré cela, des ours volants, ça ne se trouvait pas partout. Et certains jouets comme les attrape-couleurs étaient une complète invention du semi-orc. Par conséquent, soit les gens ne nous prêtaient nulle attention, pensant qu’ils n’avaient pas besoin de jouets neufs, soit ils se ruaient sur nous.
— Qui fait le crieur ? —demandai-je, lorsque nous eûmes installé tout notre bric-à-brac.
Aryès écarquilla les yeux et les détourna en s’intéressant subitement à autre chose. Déria se frotta les mains.
— C’est moi qui m’en occupe —dit-elle, ravie, joignant les mains et prenant une inspiration. Elle se racla la gorge, ouvrit la bouche et commença à glapir—. Des ours volants ! Des ours volants à cinq kétales pour les enfants ! Qui veut des ours volants ? Vous, monsieur ? Achetez des ours volants ! Cinq kétales !
Les visages se tournèrent vers nous. L’homme à qui s’était adressé Déria marmonna quelques mots et s’éloigna dignement. Je regardai Déria un peu surprise.
— Eh bien, on dirait qu’aujourd’hui nous allons faire de bonnes affaires —commentai-je avec un sourire moqueur.
Déria avait parfois des idées qui n’étaient pas toujours les bienvenues, mais le plus important, c’est qu’elle ne se taisait pas une minute, de sorte qu’on la remarquait et les gens étaient attirés par notre petit étalage. C’était tout ce dont nous avions besoin. Les jouets se vendirent comme des petits pains, bien que cinq kétales, ce ne soit pas un prix tout à fait raisonnable. Nous avions calculé combien il nous faudrait pour payer les repas et le loyer, et Dolgy Vranc avait fini par monter le prix à cinq kétales, reconnaissant cependant qu’à Ato, jamais il n’aurait eu l’idée de les vendre si chers. Mais Dathrun était une ville d’enfants fortunés et, quand la lumière cessa d’illuminer la rue du Marché, nous vîmes disparaître le dernier ours volant aux mains d’un enfant de cinq ans qui le serrait contre sa poitrine tandis qu’une vieille dame qui devait être sa grand-mère le tenait par la main.
Il était déjà assez tard et nous commençâmes à ramasser nos marchandises, en les remettant dans les sacs.
— Je ne savais pas que tu étais une aussi bonne vendeuse, Déria —dit Aryès.
— Moi non plus, jusqu’à aujourd’hui —admit modestement la drayte—. Combien ? —demanda-t-elle alors, en signalant la bourse d’argent que je portais à la ceinture.
Je fronçai les sourcils, en calculant.
— Nous avons vendu les vingt ours, neuf attrape-couleurs, cinq chevaux de terre cuite et cinq boules de lumière, et… deux ballons chaotiques. Autre chose ?
— Une poupée de chiffons —dit Aryès.
— Ah, c’est vrai. Cela nous fait… —Je fronçai davantage les sourcils—. Grrr, si Ozwil était là… Voyons, ça y est, cent trente… cent trente-deux kétales.
— Ouah ! —s’exclama Déria—. Cent trente-deux kétales ! C’est une fortune.
— Peut-être qu’à Tauruith-jur ça l’est, mais, à Dathrun, cela nous servira uniquement pour manger durant quelques jours de plus et pour payer la moitié du loyer —dis-je—. Nous devrons vendre encore une trentaine d’ours volants.
— Hum, moi, je baisserais le prix de l’ours à quatre kétales —dit Déria—. Cinq kétales pour un jouet, c’est trop. Ceux qui ont acheté l’ours aujourd’hui se sentiront lésés, mais les affaires sont les affaires, et les gens achèteront davantage.
Je réfléchis quelques secondes.
— Cela nous fait environ quarante ours. Pour moi, c’est d’accord.
— Cela me paraît juste —acquiesça Aryès à son tour.
Pour dire la vérité, nous ne nous étions pas attendus à avoir autant de succès pour notre première vente. Mon moral avait considérablement remonté et c’est à peine si je pensais encore à ce que je voulais dire à Lénissu. Lorsque nous nous éloignâmes du marché, j’avertis Syu que nous partions.
“J’arrive”, répondit le singe. J’ignorais où il se trouvait, mais il ne devait pas être loin s’il était capable de m’entendre. Tandis que nous nous préoccupions de questions matérielles de saïjits, Syu avait passé toutes ces heures à fouiner et à jouer à cache-cache avec les vendeurs. Cela faisait longtemps que je m’étais résignée à le laisser faire ce qu’il voulait, tant qu’il ne volait rien ou, du moins, rien qui n’ait de la valeur. Ce jour-là, il avait fait plusieurs mauvais tours, mais le plus drôle avait été avec un vendeur de tissus. À un moment, un homme à l’air prétentieux s’était approché du vendeur. Il s’était mis à lui parler sur un ton autoritaire et lui avait dit que rien de ce qu’il vendait ne pouvait égaler l’Aberlan. Syu s’était débrouillé pour mettre dans la poche de l’homme, un morceau de tissu que le vendeur gardait sur son étalage, et il l’avait placé exprès de façon à ce qu’il reste visible, de sorte que le vendeur avait pensé que l’individu était un voleur, sans doute un espion d’Aberlan venu lui dérober ses idées et son art. La discussion qui s’en était suivie n’avait pas duré longtemps, mais le client et le vendeur étaient devenus le centre d’attention de tous les étals alentour. Syu était alors apparu auprès de nous, mort de rire et, quand je racontai à Déria et Aryès ce qu’il avait fait, nous nous esclaffâmes, de sorte que les cris de Déria pour attirer les clients, résonnèrent saccadés.
Lorsque nous revînmes à la maison, nous trouvâmes Murry, assis à la table avec Dolgy Vranc. Il avait l’air tourmenté et j’en déduisis qu’il n’avait pas encore résolu son problème avec Keysazrin. Dol se réjouit que notre vente se soit si bien passée et il nous montra tous les ours qu’il avait fabriqués depuis que nous étions partis.
— Où est Laygra ? —demandai-je.
— Elle a rencontré Rowsin dans l’avenue principale —répondit simplement Murry—. Apparemment, Rowsin est déjà de retour à Dathrun après avoir passé quelques semaines dans son village. Azmeth viendra dans quelques jours, à ce que j’ai entendu dire.
— Et Sothrus et Yerbik ? —tous deux étaient des amis inséparables de Murry et je sentais qu’il aurait besoin d’eux les prochains jours, surtout s’il fuyait Iharath.
— Sothrus revient dans quelques jours, aussi. Yerbik est arrivé hier.
Il n’ajouta rien, mais je devinai qu’il avait beaucoup de préoccupations en tête.
Lénissu revint alors que les derniers rayons de soleil disparaissaient derrière l’océan. Nous avions déjà dîné et nous nous préparions à aller nous coucher quand j’entendis sa voix au rez-de-chaussée. Il parlait avec Dol et Srakhi.
Déria m’observa en levant un sourcil lorsque je m’immobilisai, tentant de percevoir le ton de voix de Lénissu.
— Lénissu est rentré —expliquai-je.
Cependant, je ne voulais pas lui parler devant Dol et Srakhi. Je ne voulais pas non plus lui révéler ce qui s’était passé la nuit où les jumelles et moi avions rendu visite à Seyrum. J’espérais seulement que les effets de la potion avaient déjà disparu et le fait d’avoir passé tout un jour sans rien ressentir de bizarre m’avait considérablement réconfortée. Je voulais oublier cette potion, mais je tenais également à savoir ce qui occupait tant Lénissu dehors. Je devais savoir ce qu’étaient les eshayris, ce que cherchaient Amrit et Daelgar, et ce que Lénissu avait à voir avec eux. Pourquoi ne pouvait-il pas me dire la vérité pour une fois ?
— Shaedra —me dit soudain Déria en naïdrasien, quand j’étais sur le point de m’endormir—. Tu crois que le maître Helith ne se moquait pas de moi ? Tu crois que je pourrais étudier à l’académie ?
La question me prit au dépourvu, mais je répondis aussitôt.
— Marévor Helith est une personne très riche. Bien sûr que tu pourrais étudier à l’académie, si c’est ce que tu souhaites.
Pour moi, le fait que Marévor Helith ait demandé ça à Déria signifiait qu’il voulait la former pour qu’elle travaille pour lui. J’ignorais en quoi consistait exactement le travail d’Iharath et de Drakvian, mais Iharath ne semblait pas mécontent de son sort. Pourtant… moi, je n’aurais jamais accepté de travailler pour Marévor Helith. Je n’arrivais pas à comprendre pourquoi, mais travailler pour une personne aussi étrange qu’un nakrus qui avait plusieurs milliers d’années n’était pas quelque chose dont j’avais précisément envie.
— Alors, j’étudierai à l’académie —dit Déria—. J’ai toujours pensé que je passerais ma vie à gratter la roche pour en tirer le naldren. Puis… j’ai pensé que tu pourrais être ma maîtresse, mais je me suis rendu compte que tu as d’autres problèmes. Tu sais ? Quand j’ai su qu’une liche te recherchait peut-être, la première chose que j’ai pensée, c’est : « quelle chance ! Je suis tombée sur un groupe d’aventuriers comme ceux des contes ». Mais après j’ai compris que l’histoire de la liche était en réalité quelque chose d’épouvantable. Que tu aies quelque chose à elle dans ta tête ne doit pas être agréable du tout.
Je réprimai un sourire.
— Oui, ce n’est pas agréable, mais il n’y a pas de quoi pleurer non plus. —Je fis une pause, un sourire sardonique sur les lèvres—. Je vais te dire une chose, la partie du phylactère de Jaïxel que j’ai dans mon esprit, ce sont des souvenirs de son enfance, quand il était encore un jeune garçon ternian. Tout son passé de cette époque est enfermé dans un endroit de mon esprit et parfois j’ai réussi à en voir des fragments.
Bon, en réalité, j’avais vu plus que des fragments, mais je préférai ne pas m’étendre.
— Ribok était un paysan, fils de paysans. Un journalier qui allait travailler la terre. Tous les souvenirs sont très nets. Plus nets que les miens. Quand ces souvenirs traversent leurs limites dans mon esprit, c’est comme si je vivais une autre vie en même temps. C’est une sensation curieuse.
Déria s’était assise sur le lit et m’écoutait avec attention.
— Ça alors —souffla-t-elle—. Je reconnais que je m’attendais plutôt à ce que le phylactère soit un souvenir secret que Jaïxel aurait caché pour que personne ne sache le détruire. Quelque chose comme ça.
Je souris.
— Je crains que tous les secrets pouvant le détruire, il les garde bien fermés dans son propre esprit —dis-je.
— Pourquoi Marévor Helith pense que les souvenirs de son enfance pourraient l’aider à être meilleur ? —demanda Déria, après un long silence.
Je ne répondis pas immédiatement. C’était une question qui pouvait avoir beaucoup de réponses.
— Je ne sais pas —reconnus-je finalement—. Peut-être parce qu’il pense que, si la liche se souvenait de sa vie mortelle d’autrefois, elle deviendrait moins terrible et destructrice.
— Hum —dit Déria, sceptique.
— Bah, ce n’est pas la peine de se préoccuper de ça pour l’instant. Nous avons d’autres problèmes plus urgents.
— Comme quoi ? —demanda Déria, curieuse.
Je regardai le ciel nocturne par la fenêtre et je sentis un pincement au cœur. Combien de problèmes serais-je capable d’accumuler avant de m’effondrer ?, me demandai-je. Je répondis alors :
— Comme payer le loyer.
— Ah.
Je laissai échapper un petit rire.
— Bonne nuit, Déria.
— Bonne nuit, Shaedra.
La conversation réveilla de nouveau mes questions endormies et j’étais encore éveillée quand Laygra rentra à la maison. Je perçus des bruits de voix et je supposai que Rowsin et d’autres amis l’avaient raccompagnée jusque là. Lorsqu’elle entra dans la chambre, elle fit plus de bruit que d’habitude et je me rendis compte qu’elle n’était pas tout à fait sobre. Bientôt, j’entendis que sa respiration se ralentissait et adoptait la régularité du sommeil.
Stupidement emmêlée dans mes pensées et préoccupations, je ne pouvais pas dormir. Alors, au bout d’un moment, je me levai, je descendis les escaliers silencieusement et je me dirigeai vers la porte de la chambre de Lénissu. Je fus surprise de voir de la lumière à travers la rainure. Je frappai à la porte et je l’ouvris.
Lénissu était assis dans le lit, le dos appuyé sur l’oreiller adossé contre le mur, et une pile de parchemins posés à côté de lui. Dans une main, il tenait une feuille. Il me regarda, l’air surpris.
— Shaedra ? Tu ne dormais pas ?
— J’essayais —dis-je, en fermant la porte—, mais quelque chose m’empêche de dormir.
Nous nous dévisageâmes pendant quelques secondes.
— Assieds-toi —dit Lénissu, en laissant échapper un soupir. Il retira la pile de parchemins du lit et posa la feuille par-dessus.
Je m’assis sur le lit les jambes croisées et j’appuyai le menton sur mes mains.
— Qu’est-ce que tu lisais ? —demandai-je avec curiosité.
— Des choses pas très intéressantes —dit Lénissu avec une grimace—. Des listes d’articles.
— Des articles de quelle sorte ?
Lénissu me regarda et se frotta la joue.
— Qu’est-ce qui te préoccupe ? —demanda-t-il, éludant ma question.
— Pourquoi tu ne veux pas me parler des eshayris ?
— Non, pas une nouvelle fois, Shaedra. Combien de fois je devrai te le répéter ? Il vaut mieux que tu ne saches rien là-dessus.
— Bien. Mais Daelgar m’a dit que tu savais ce que le sieur Mauhilver tramait. Lui ne semblait pas considérer que ce soit réellement un secret. Toi, tu gardes toujours des secrets même si ça n’en est pas.
Le visage de Lénissu s’était assombri.
— Syu t’a répété ce que je lui ai dit, n’est-ce pas ? Je n’aurais jamais cru qu’il puisse te parler. Mais bon, comme ça je n’aurai pas à te le demander deux fois.
— Que je ne sorte plus seule, c’est de ça dont tu parles ? Je ne suis pas une petite fille sans défense, oncle Lénissu. Et, en plus, je ne suis jamais seule, je suis avec Syu —ajoutai-je, avec un sourire espiègle.
— Oh, je vois. Le singe te protège. Merveilleux.
— Ne te moque pas. Alors, tu ne vas pas me dire ce que fait le sieur Mauhilver ?
Lénissu leva les yeux au ciel et je fis une moue de déception.
— Ils cherchent la Gemme de Loorden.
Je sursautai et je regardai mon oncle avec stupéfaction. Il m’avait répondu ! Cela faisait des jours que je lui posais toujours la même question et il ne m’avait jamais répondu et, maintenant, enfin…
— C’est quoi la Gemme de Loorden ? —demandai-je.
— Tu n’as vraiment jamais entendu parler d’elle ? —s’étonna Lénissu. Je fis non de la tête et il esquissa un geste vague de la main—. La Gemme de Loorden est la Gemme des Anciens Rois. Selon la légende, elle n’a pas de prix. C’est un joyau que les Anciens Rois estimaient plus que tous leurs trésors. Elle avait le pouvoir de garder les âmes. On dit qu’à l’intérieur de la Gemme de Loorden, on gardait les âmes des rois et que l’héritier était capable de communiquer avec ses ancêtres.
Je restai bouche bée. Se moquait-il de moi ?
— Euh… et le sieur Mauhilver croit que cette gemme est à Dathrun ?
— Amrit n’a aucune idée d’où se trouve la gemme —répondit Lénissu—. Cela fait cinq ans qu’ils côtoient les gens de la haute société de Dathrun, à la recherche de la gemme. Et la seule chose qu’il a faite, c’est trouver des noms qui le conduisent à d’autres noms. Du coup, il s’est fait une réputation d’homme mondain excentrique et généreux.
— D’où sort-il tant d’argent ?
— Il ne te l’a pas dit ? C’est un grand propriétaire terrien. Il a d’énormes propriétés au nord d’Ombay. Un homme avec de grandes aspirations. Quoiqu’un peu trop…
— Un peu trop quoi ? —dis-je.
— Un peu trop jeune —répondit simplement Lénissu après une légère hésitation.
Je méditai un moment, en me mordant la lèvre.
— Et pourquoi cherchent-ils la Gemme de Loorden ? —demandai-je finalement.
— Ah. —Il secoua la tête et esquissa un sourire—. Disons que c’est une question de loyautés.
Je me promis de chercher plus d’informations sur la Gemme de Loorden et sur les Anciens Rois. Toutes mes suppositions selon lesquelles Daelgar et Amrit étaient en réalité des voleurs aux grandes ambitions, des espions de quelque homme important ou de mystérieux serviteurs de quelque confrérie s’avérèrent moins probables. Pourtant, d’après Lénissu, Amrit travaillait pour quelqu’un. Quelle récompense pourrait lui donner celui qui l’employait si Lénissu avait dit que les Anciens Rois auraient donné tout l’argent qu’ils possédaient pour récupérer cette gemme ?
À partir de là, Lénissu considéra qu’il m’avait révélé suffisamment de choses et je ne mis pas longtemps à comprendre que je le dérangeais. Je me levai donc.
— Ce que tu lis, ça n’a pas par hasard quelque chose à voir avec la Gemme de Loorden, n’est-ce pas ? —lui demandai-je, l’air innocent.
Lénissu me foudroya du regard.
— Je ne travaille pas avec Amrit. Moi, je n’aime pas les recherches subtiles qui durent toute une vie. La Gemme de Loorden s’est perdue il y a plus de mille ans. On dit que c’est pour ça que l’Empire de Neerieth est tombé. Je ne m’y connais pas en histoire, mais cela m’étonnerait que ce soit seulement à cause de ça d’ailleurs.
J’humectai mes lèvres, perplexe.
— La Gemme s’est perdue il y a mille ans ? Comment s’est-elle perdue ?
— Je t’ai déjà dit que je suis nul en histoire. Mais on raconte qu’elle est réapparue dans les mains d’un vieil ermite. Lorsque les héritiers de la famille impériale l’ont appris, ils sont partis à sa recherche. Ils se sont entretués comme de bons frères et, quand le petit nombre de ceux qui ont survécu sont enfin parvenus devant l’ermite… —Il fit un geste comme s’il battait des ailes—. L’ermite a avalé la Gemme de Loorden et s’est envolé. —Il prit un air pensif—. Bon, Amrit dit que le plus probable, c’est que cet ermite n’ait jamais existé et qu’en réalité la Gemme demeure au même endroit depuis plus de mille ans. Mais où ? —ajouta-t-il, en se laissant aller de nouveau contre son oreiller—. Bah, il y a une infinité d’histoires du même style, toutes plus improbables les unes que les autres.
— Tu ne crois pas qu’il la trouvera —résumai-je.
Lénissu haussa les sourcils.
— Il ne la trouvera pas —dit-il simplement.
Je ne pus retenir un sourire et je croisai les bras.
— Je suppose que tu as dû te moquer d’eux plus d’une fois.
— D’une certaine façon —concéda Lénissu—. Mais il faut toujours être prudent avec le sieur Mauhilver —dit-il, en prononçant le nom avec une certaine goguenardise—. C’est un garçon au grand cœur… mais il a des principes vraiment stricts dans la tête. Il me rappelle Stalius en plus gai.
— Pff, Stalius ? Lui, il ne rit et il ne parle jamais. Le sieur Mauhilver est plus sympathique. Quoique je préfère Daelgar. Il est plus sincère.
Le visage de Lénissu refléta un changement subtil.
— Daelgar, sincère ? Je ne sais pas s’il est sincère, mais sa tête à lui ne tourne pas très rond non plus.
— Je ne crois pas —rétorquai-je avec assurance—. Et c’est un excellent maître —ajoutai-je, en examinant sa réaction.
Lénissu haussa les épaules et reprit la feuille sur la pile de parchemins. Considérant la conversation terminée, je me tournai vers la porte, mais Lénissu lança alors :
— Je dois supposer que, lorsque je t’ai trouvée littéralement trempée près de la maison de Daelgar, il avait les meilleures intentions du monde ?
Lentement, je me retournai vers lui.
— Daelgar n’a rien à voir avec cela —répliquai-je.
Lénissu me regarda fixement, comme s’il essayait de savoir si je lui mentais ou si je lui disais la vérité.
— C’est curieux —dit-il alors— parce j’étais sûr du contraire.
— Cette nuit-là, je n’avais aucune leçon avec Daelgar —continuai-je.
— Ma nièce, si tu ne devais pas voir Daelgar, où es-tu allée ? —dit-il calmement.
— Eh bien… je t’ai déjà dit que j’ai rendu visite à Zoria et Zalen il y a quelques jours… —Lénissu fronça les sourcils et acquiesça—. Eh bien, je leur avais promis de les faire entrer dans l’académie par le passage secret.
Je tendis la main vers la poignée de la porte.
— Et ? —dit Lénissu, la feuille sur les genoux.
— Il faisait une nuit horrible. En quelques minutes, j’étais déjà trempée jusqu’aux os. Sur le chemin du retour, les jumelles et moi, nous nous sommes séparées et, après, j’ai eu comme un malaise.
— Un malaise ? —répéta Lénissu, soupçonneux—. Tu es sûre que tu n’avais pas bu un peu trop ?
J’écarquillai les yeux et, un instant, je pensai qu’il connaissait la vérité sur la potion. Puis je me répétai la phrase et je l’interprétai comme l’aurait fait n’importe qui : il parlait de boissons alcooliques, bien sûr. Je haussai les épaules.
— Appelle-le comme tu voudras. En tout cas, Syu s’est inquiété et il est allé te chercher.
Lénissu grogna, plus calme.
— Fais attention à ce que tu bois, ma nièce. Je sais que tu n’es pas sotte, mais la stupidité surgit parfois aux moments où l’on s’y attend le moins.
— Et c’est toi qui me dis ça —répliquai-je avec un grand sourire.
Lénissu ouvrit grand les yeux et, à la vitesse de l’éclair, il prit un coussin et me le jeta. Je m’inclinai en avant, en riant et je ramassai le coussin.
— Il vaut mieux que tu tiennes ta langue —me dit-il, faussement sérieux—. Et maintenant va dormir.
— Bonne nuit, Lénissu —lui dis-je, en lui jetant le coussin.
— Bonne nuit.
Lorsque je me recouchai dans mon lit, je ne mis que quelques minutes à m’endormir. Et, cette fois, je rêvai que j’étais de retour à Ato. Assise à la bibliothèque, je lisais un livre d’aventures qui racontait l’histoire d’une gemme volante quand, soudain, Aléria et Runim apparaissaient à mes côtés et se disputaient à qui mieux mieux à propos de la qualité de l’écriture du livre que je lisais. Akyn me faisait une moue comique, Galgarrios souriait bêtement et Suminaria nous observait avec curiosité, comme si elle n’avait jamais vu un groupe aussi étrange. Tout cela, pendant que le Grand Archiviste se promenait dans la bibliothèque, en se rapprochant dangereusement de la section d’Histoire.
* * *
Je fus arrachée à mon rêve par un bruit qui ressemblait à un grognement. Non, cela ressemblait plutôt à un ronflement. J’ouvris les yeux et je fronçai les sourcils. Les oiseaux annonçaient déjà le matin et les rayons de soleil s’écoulaient sur les feuilles vertes de l’arbre que l’on apercevait par la fenêtre. J’entendis de nouveau le ronflement et je changeai de position pour me tourner vers le lit de Laygra.
Je me heurtai à un petit paquet qui s’agita aussitôt en poussant des cris hystériques.
— Syu ! —m’exclamai-je.
Le singe sauta au pied du lit, en grognant et en faisant des moulinets.
“Syu, Syu !”, répétait-il, de mauvaise humeur. “Tu m’as écrasé !”
— Je regrette…
“Je déteste me réveiller en sursaut”, poursuivit-il.
“J’ai dit que je regrette ! En plus, tu ronflais.”
“Ronfler, moi ? Je ne ronfle jamais ! Ça, c’est une habitude de saïjits.” Il fit une pause puis demanda timidement : “C’est vrai que je ronflai ?”
Je roulai les yeux et j’acquiesçai.
“En tout cas, cela avait tout l’air d’être un ronflement. Peut-être que c’est le régime”, dis-je, pensive. “Tu ne devrais pas voler de friandises sur le marché.”
“Des friandises ! Qu’est-ce que c’est ?”
“Tu sais bien, ces choses de plusieurs couleurs, pleines de sucre, dont tu raffoles”, lui expliquai-je. “Bon, il y a d’autres choses qui ne te conviennent pas et, si Laygra apprend que je te laisse manger ça, elle nous enverra tous les deux au plus profond de la mer d’Ardel.”
“Je déteste nager”, prononça Syu.
— Tu devras contrôler ce poids, Syu, on flotte mieux si l’on mange sain et modérément —lui dis-je, en lui donnant de petites tapes sur le ventre.
“Vraiment ?”, répliqua le singe, en grognant et en s’écartant. “Et qu’est-ce que ça a à voir avec les ronflements ?”
J’allais répondre quand j’entendis un rire et je me tournai vers ma sœur. Celle-ci dormait encore lorsqu’elle avait commencé à glousser, mais elle se réveilla ensuite et continua à rire sans pouvoir s’arrêter.
— Bonjour, Laygra —lui dis-je.
— Ha, ha, ha, bon… jour…, Shaedrahahaha !
— Qu’est-ce qu’il lui arrive ? —demanda Déria, se réveillant d’un coup.
— Une crise —expliquai-je, en faisant une moue pensive.
“Boh, moi, je vais déjeuner”, dit Syu. Il fit un bond jusqu’à la poignée de la porte, ouvrit et disparut en descendant les escaliers.
Avant que Laygra ne puisse se remettre de son fou rire, Aryès et Murry étaient rentrés dans notre chambre, curieux de voir ce qui se passait ; nous descendîmes donc tous ensemble déjeuner et Laygra nous raconta un rêve farfelu dans lequel Murry et moi étions des écureuils et nous comprîmes à ses paroles entrecoupées d’éclats de rire, qu’elle riait des grimaces que nous faisions. Lénissu avait fait les courses et nous prîmes un bon petit déjeuner. Même Syu, malgré mes recommandations.
Nous déjeunions tranquillement lorsque quelqu’un frappa à la porte. Murry alla ouvrir, car nous pensions tous que ce serait Iharath, mais, quand il ouvrit la porte, ce n’est pas la voix d’Iharath que j’entendis.
— Bonjour, c’est ici que vit Shaedra Ucrinalm Hareldyn ?
Je pâlis et je me levai les sourcils froncés, pendant que les autres se tournaient vers moi et que Murry répondait sur un ton protecteur :
— Oui, elle vit ici. Que lui voulez-vous ?
— Est-elle à la maison ?
— Oui —répondis-je, en apparaissant à côté de Murry. Mon visiteur était une petite faïngale avec le typique uniforme de servante—. Qu’est-ce… ?
Alors, je la reconnus : c’était la servante qui travaillait chez Zoria et Zalen.
— Dame Nustuan veut vous voir —déclara-t-elle—. Il s’agit d’un sujet urgent.
J’écarquillai les yeux.
— Qu’est-ce qu’il s’est passé ?
J’imaginai que Zoria et Zalen s’étaient transformées en monstres. Qu’elles étaient mortes. Qu’elles avaient révélé toute l’histoire à Leiri…
— Il s’agit de Zoria et Zalen —dit la servante d’une voix tremblante—. Elles ont disparu.
C’est alors seulement que je vis qu’elle avait les yeux rouges d’avoir pleuré.