Accueil. Cycle de Shaedra, Tome 1: La Flamme d'Ato

9 La flèche de la peur

Le jour suivant, les choses sérieuses commencèrent. Le maître Aynorin les fit travailler, revoir leur histoire, voir de nouvelles techniques sur le jaïpu et, pour terminer, pendant les deux dernières heures, il leur donna des instructions et des pistes pour qu’ils s’informent sur les énergies asdroniques, c’est-à-dire les énergies autres que le jaïpu, le morjas et le païras. Les véritables énergies. Celles qui faisaient de quelqu’un un celmiste.

Quand ils sortirent de la Pagode, ils n’étaient pas aussi fatigués que le jour précédent, mais ils avaient pas mal de devoirs à faire. Ils mangeraient rapidement, iraient à la bibliothèque et feraient leurs devoirs à la Section Celmiste pour la première fois.

Shaedra trouvait tout assez amusant depuis qu’elle avait appris à communiquer véritablement avec son jaïpu et, malgré l’insistance d’Akyn, elle n’était pas capable de lui expliquer comment elle avait réussi à unir les fils énergétiques. En unissant les fils, on pouvait augmenter le flux du jaïpu, mais en même temps le danger de se laisser entraîner par le courant énergétique augmentait aussi. Suminaria lui avait conseillé la prudence.

À la bibliothèque, ils firent leur possible pour passer inaperçus et c’est à peine s’ils osèrent chuchoter pendant qu’ils écrivaient sur leurs parchemins. Il fallait répondre à deux questions sur les énergies asdroniques. Ils en étaient encore à la première, concentrés et entourés de livres.

— Comment vous définiriez l’énergie brulique ? —demanda Akyn à voix basse.

— Cela dépend comment tu veux la définir —répondit tranquillement Aléria tout en parcourant une page d’un rapide regard—. Si tu veux la définir comme un expert, tu auras besoin de livres entiers. Si tu veux la définir comme un élève, avec quatre lignes, cela suffira.

— Je choisis la définition de l’élève —intervint Shaedra, en relevant la tête de son livre. Elle venait de tomber sur une page où on expliquait comment faire une potion de réchauffement sans dépasser les limites de l’énergie brulique. Par tous les démons ! Pourquoi voudrait-elle faire une potion de réchauffement ? Elle aurait juré que, dehors, il y avait au moins trente degrés, on aurait même dit que le Cycle du Bruit venait de commencer. Faire une potion de réchauffement pendant le Cycle des Glaces, d’accord, mais, par un jour comme celui-là, on pouvait s’estimer chanceux si en en buvant, on n’entrait pas en ébullition.

— Et quelles pourraient être ces quatre lignes ? —demanda Akyn, comme s’adressant aux dieux.

Aléria leva les yeux de son livre et les plissa.

— Je suis contente de voir que tu te le demandes enfin.

Elle sortit sa plume, la trempa dans l’encrier et se mit à écrire sans ajouter un mot. Akyn laissa échapper un soupir, ferma son livre et en prit un autre.

Comprenant qu’Aléria ne les aiderait pas pour les définitions, Shaedra décida de réfléchir au second exercice. Elle prit dans sa main une petite pierre ronde et bleue. C’était une pierre-mémoire. Les maîtres s’en servaient pour donner leurs exercices et ainsi s’assurer que tous les élèves les avaient. Tous les snoris l’appelaient la pierre des devoirs, non sans raison. Comme néru, Shaedra l’avait très peu utilisée, mais maintenant elle comprenait pourquoi les snoris passaient tant de temps à la bibliothèque. Elle pressentait qu’elle allait passer les deux années à venir à faire des devoirs à n’en plus finir.

Sans plus attendre, elle se concentra sur la pierre.

Elle sentit que son jaïpu réagissait violemment à une secousse. Elle eut l’impression de voir du sang. Oui, un nez qui saignait. Avec quel remède pouvait-on arrêter l’hémorragie ?

Shaedra grogna.

— Vous avez vu la deuxième question ?

Aléria et Akyn firent non de la tête, mais Galgarrios et Suminaria acquiescèrent.

— On dirait une plaisanterie —dit Suminaria.

Aléria et Akyn pouffèrent en apprenant de quoi il s’agissait.

— C’est ridicule ! —laissa échapper Aléria et, aussitôt, elle se couvrit la bouche de la main et baissa la voix—. Le maître Aynorin a des idées bizarres.

Akyn se pencha sur la table, en disant :

— Moi, sincèrement, je lui mettrais deux feuilles-mousse dans le nez et voilà.

— Les feuilles-mousse laissent une sensation de démangeaison désagréable —répliqua Shaedra— et, en plus, moi, j’éternue toujours quand j’en vois une.

— Vraiment ? Eh bien, mieux vaut que tu n’ailles pas dans mon jardin, c’est plein de feuilles-mousse —la prévint Akyn.

— Je tâcherai de ne pas m’en approcher.

— Taisez-vous —chuchota Aléria, les yeux soudain intensément fixés sur son livre.

Shaedra entendit des pas qui se rapprochaient et baissa le regard sur son propre volume, feignant d’admirer des lettres ornées de couleurs.

Quand les pas s’éloignèrent, elle laissa échapper un soupir.

— Il n’arrête pas de passer par ici. Je le déteste —dit-elle.

— Ne juge pas trop hâtivement les gens —la prévint Aléria, en prenant son ton savant.

— Comme il te plaira, vénérable orilh. J’adore le Grand Archiviste. J’espère qu’il aura des feuilles-mousse à portée de la main quand il saignera du nez.

Ils pouffèrent silencieusement puis se concentrèrent de nouveau. Shaedra répondit aux deux questions sur le parchemin en quelques lignes. Elle eut plus de mal pour la deuxième question que pour la première. Évidemment, arrêter une hémorragie était un travail d’endarsie et l’endarsie ne pouvait se réaliser sans énergie essenciatique. Elle essaya d’expliquer comment elle aurait procédé en unissant le jaïpu et le morjas avec l’énergie essenciatique, mais, quand elle eut fini, elle craignit d’avoir exagéré l’intensité nécessaire de l’endarsie pour contenir un simple saignement de nez. Bah, au moins, elle avait fait quelque chose.

Quand elle eut terminé, Suminaria était déjà partie et Aléria lisait un livre qui n’avait rien à voir avec ses devoirs. Akyn termina peu après elle, laissant échapper un immense soupir de soulagement.

— Qu’est-ce qu’on se sent bien après avoir sauvé quelqu’un sur le point de perdre tout son sang —dit-il.

— On se sent libéré —approuva Shaedra.

Elle jeta un coup d’œil sur Galgarrios. Il était toujours absorbé par sa pierre des devoirs et ses questions.

Elle se leva et alla prendre un livre, pour imiter Aléria. Elle en prit un sur la création de la confrérie des Moines de la Lumière, elle se rassit à sa place et, prenant son courage à deux mains, elle commença à lire. Elle se trouva si captivée par ce livre que, lorsqu’il fut six heures moins le quart, elle décida de l’emporter pour le lire dans sa chambre. Se moquant un tant soit peu d’elle-même, elle se demanda si finalement elle ne finirait pas comme Aléria, à baver sur les livres la bouche béante et la tête pleine de mots savants.

Quand ils se dirigèrent chez Dolgy Vranc, tout ce qui s’était passé le jour précédent lui revint en mémoire. Son frère, l’Amulette de la Mort… Cette histoire pouvait-elle être vraie ? Bah, qu’est-ce que cela pouvait faire ? Maintenant Murry était parti, l’abandonnant là, car il pensait qu’elle pouvait apprendre des choses qui les aideraient dans leur vengeance. Shaedra se rendit compte qu’elle ne réussissait pas à se sentir concernée par cette vengeance. Bien sûr, ce Jaïxel méritait la mort, mais qui était-elle pour faire face à une liche ? Ou peut-être Murry se prenait-il pour Bériabés d’Aldion ressuscité ? Allons donc. Murry devait avoir perdu la tête, se dit-elle. Il ne prétendrait pas se venger tout seul, n’est-ce pas ? Était-il en danger à cet instant même ?

Elle pensa aux nadres rouges qui se rapprochaient d’Ato et frissonna. Pas une autre fois !, se dit-elle. Elle ne voulait pas le perdre à nouveau, elle ne voulait pas penser encore une fois qu’elle le perdait. Elle espéra seulement que Murry s’était éloigné suffisamment d’Ato pour passer outre les nadres rouges sans même remarquer leur présence.

Quand Dolgy Vranc leur ouvrit la porte, Shaedra revint à la réalité. Elle secoua la tête et offrit au semi-orc un sourire rayonnant.

— Bonjour, que désirez-vous ?

Comme normalement c’est lui qui aurait dû prononcer ces mots, il sourit et Shaedra essaya d’imaginer, en vain, que son horrible grimace se transformait en un aimable sourire. En vain, bien sûr, parce que celui qui se trouvait devant elle était un semi-orc, non un chevalier de Ruyalé.

Dolgy Vranc les surprit. Il les invita à prendre une infusion, puis il leur dit ce qu’il attendait d’eux :

— J’ai besoin de racines, d’herbes et de bois.

— Des racines, des herbes et du bois ? —répétèrent-ils, surpris.

— Ouaip. Et pas n’importe quelle racine, ni n’importe quelle herbe ni n’importe quel bois. Vous savez reconnaître ces plantes, n’est-ce pas ?

Il leur passa une liste. Dans la pénombre de la pièce, Shaedra dut plisser les yeux pour lire. Il y avait une demi-douzaine d’herbes, deux sortes de racines et un dessin de branches à la forme précise.

Shaedra reconnut toutes les herbes. C’est pourquoi ce fut la seule à se surprendre.

— De l’arfente ? Mais, ce n’est pas ce que l’on utilise pour tuer les rats ?

— Exact, petite terniane.

Shaedra ne voulut pas protester.

— Moi, je me charge des racines —dit Akyn.

— Et moi, des herbes —fit aussitôt Shaedra.

— Et je suis censée faire quoi avec le bois ? —s’enquit Aléria.

Le semi-orc sourit.

— Tu vois ces courbes ? Ce sont les formes dont j’ai besoin. À présent, c’est à toi de trouver des petites branches qui y ressemblent. Allez, les enfants. Demain, je veux vous voir de retour ici.

Aléria n’arrêta pas de ronchonner pendant tout le chemin.

— Allons, Aléria, ne fais pas cette tête-là —lui dit-elle—. On fera tout tous ensemble, qu’est-ce que vous en pensez ?

Ils acceptèrent avec enthousiasme, parce que se trouver tout seul dans les bois quand des nadres rouges rôdaient dans les environs n’était pas une pensée très réconfortante.

* * *

— Là, celle-là ! —exclama Aléria.

C’était la dernière branchette qui leur manquait. Seulement celle-ci, contrairement aux autres, se trouvait encore sur l’arbre.

— Je vais la chercher —déclara Shaedra.

Elle s’agrippa à une grosse branche et grimpa. Elle se trouva près de la branchette en un clin d’œil.

— Tu as une bonne vue, Aléria. Elle est identique à celle du dessin —commenta-t-elle.

— Fais attention en l’arrachant —l’avertit Aléria.

Shaedra sortit le poignard qu’elle avait utilisé pour couper l’arfente et se mit à scier.

Akyn et Aléria la regardaient d’en bas et elle vit qu’ils commençaient à s’ennuyer.

— Alooors ? —exclama impatiemment Akyn—. Tu vas rester perchée là-haut jusqu’à ce qu’un loup arrive ou que la marée monte ?

Shaedra redoubla d’effort.

— Mais ne la casse pas —répéta Aléria.

— Par Zemaï ! —protesta Shaedra—, je fais ce que je peux.

Finalement, la petite branche commençait à se séparer. Shaedra prit appui sur un pied et tira avec la main de toutes ses forces. Quand la branchette se cassa, elle perdit presque l’équilibre, mais elle se rattrapa de l’autre main et, suspendue à une grosse branche, elle brandit son trophée.

— Je l’ai !

— Descends vite de là, Shaedra. C’est dangereux.

Elle décida qu’elle était effectivement trop haut pour sauter. Elle se rapprocha du tronc et sauta de branche en branche, les utilisant comme un escalier en spirale ; elle se retrouva vite en bas.

C’est alors qu’elle entendit le choc d’une épée ainsi qu’un cri guttural et inhumain.

Tous trois comprirent immédiatement ce qui se passait : les nadres rouges étaient très proches.

— Courez —murmura Akyn.

À cet instant, Shaedra fut surprise par la sérénité de son ami. Il avait adopté un ton protecteur, comme s’il était responsable de la sécurité de tous. On entendait maintenant les bruits des créatures, des rugissements, des pas précipités et des branches qui se brisaient.

Shaedra n’y réfléchit pas à deux fois : elle courut. Aléria et Akyn la suivaient de près. En pensant aux nadres rouges et craignant qu’ils ne les attaquent sans y croire vraiment, ils avaient décidé d’un accord tacite de ne pas beaucoup s’éloigner d’Ato. Heureusement !, pensa Shaedra, pendant qu’elle courait.

Les entrechocs d’épées avaient cessé, mais les nadres rouges continuaient à rugir. Auraient-ils pu tuer les Gardes d’Ato ?, se demanda Shaedra, horrifiée.

Elle sentit que la peur lui donnait des ailes. Son jaïpu se dispersa dans tout son corps et elle l’utilisa mécaniquement pour courir encore plus vite. Mais, où étaient donc Aléria et Akyn ?

Elle jeta en coup d’œil en arrière. Ils couraient, mais pas assez vite. En tout cas pas si les nadres rouges décidaient de les poursuivre. Pour la première fois dans sa vie, elle se rendit compte de la grande différence qu’il y avait entre courir vite et courir réellement vite. Une différence aussi grande que celle qui existait entre la vie et la mort. Elle s’arrêta net et attendit ses amis, pendant qu’elle observait intensément le bois touffu. On ne voyait rien. Mais on entendait. Des cris semblables à ceux des aigles blancs que l’on voyait dans la vallée au mois de l’Amertume.

Un frisson la parcourut. Des nadres rouges, pensa-t-elle. Elle essaya de se souvenir. Elle n’en avait jamais vu de sa vie. Du moins, aucun vivant, se corrigea-t-elle, se souvenant des Gardes qui traînaient les corps des nadres pour les brûler, selon la tradition, pour détruire leur âme et rétablir l’ordre des énergies.

— Shaedra ! —criait Aléria en se rapprochant, essoufflée—. Pourquoi tu t’arrêtes ? Cours !

Shaedra pensa une dernière fois que cela aurait été une bonne occasion de voir un nadre rouge. Ils ne grimpaient pas aux arbres, pourquoi devrait-elle les craindre ? Mais elle n’était pas toute seule, elle était avec ses deux amis, et ils n’avaient pas de temps à perdre.

Ils coururent jusqu’à la lisière du bois, ils continuèrent à courir vers la ville d’Ato, sentant que le monde se résumait aux battements frénétiques de leur cœur.

Les nadres rouges sortirent du bois avant qu’ils n’arrivent aux premières maisons et Shaedra ne regretta pas d’avoir fui : ces créatures, bien que de taille moyenne, paraissaient faites d’écailles et de muscles. D’un seul coup d’œil jeté en arrière, elle comprit qu’ils étaient sauvés. Les Gardes d’Ato étaient sortis défendre la ville. Elle ressentit une profonde admiration pour leur courage, alors qu’elle continuait de courir cette fois derrière Aléria et Akyn. Quand ils atteignirent les premières maisons, les gardes commencèrent à lancer des flèches. Shaedra observa un énorme elfe noir qui les croisa, un gros gourdin entre les mains. Ses yeux brillaient d’une lueur étrange tandis qu’ils fixaient les créatures aux écailles rouges et à la queue pleine de piquants. Shaedra devina son intention : il prétendait défendre la ville et accroître sa popularité. Eh bien, avec la taille d’orc noir qu’il avait, ce ne serait pas difficile pour lui, pensa-t-elle.

Quand ils arrivèrent à la Rue du Rêve, ils montèrent la pente, plus tranquilles, la respiration pantelante. Les familles d’Akyn et d’Aléria étaient sûrement inquiètes, et Shaedra se contenta de leur dire « à demain » avant de les voir regagner leur maison. La bataille, cependant, n’était pas terminée.

Quand elle fut seule, Shaedra se précipita sur le toit le plus proche, elle bondit et s’accrocha à une poutre, puis courut jusqu’à la tour de vigie la plus proche. Grimpant d’un côté de la tour, les griffes sorties, elle réussit à atteindre le rebord d’une fenêtre et tourna la tête vers le sud.

Il y avait encore environ vingt nadres rouges vivants. Cinq avaient les piquants en feu et, furieux, ils donnaient des coups de queue contre leurs adversaires. Les autres semblaient trop épuisés pour faire flamboyer leur queue.

Face à eux, se trouvaient une trentaine de Gardes d’Ato, appuyés par des habitants cékals, anciens Gardes, mercenaires ou aventuriers. Shaedra sourit. Quand les griffemorts arrivaient, il n’y avait pas de ville aussi bien protégée qu’Ato.

Mais, pourquoi ces nadres rouges se trouvaient-ils de ce côté de la rivière ? Ne devaient-ils pas venir de l’autre côté ? Ceux-là s’étaient sans doute égarés, pensa-t-elle. Les groupes de nadres rouges qui apparaissaient à Ato ne comptaient habituellement pas plus de cinquante membres. Deux ans auparavant, cependant, une troupe de plus de soixante-dix nadres rouges s’était approchée ; les Sentinelles les avaient perdus de vue un moment et les avaient retrouvés au nord d’Ato : ils avaient voulu poursuivre leur route et suivre la vallée sans attaquer la ville. Mais ils étaient tombés sur un groupe de Légendaires. Les Légendaires étaient des guerriers aguerris et ils s’étaient défendus comme des bêtes féroces. Le Mahir d’Ato avait envoyé les Gardes d’Ato et la troupe de nadres rouges avait été déchiquetée et anéantie. C’était le dernier combat dont tout le monde à Ato avait entendu parler.

Le combat du jour ne fut pas aussi grandiose, mais, par sa proximité à la ville, il impressionna les gens. Beaucoup étaient sortis dans la rue pour observer la bataille. Shaedra vit que la Néria, le jardin paradisiaque de la Pagode, était remplie d’yeux attentifs. Les snoris et kals de la bibliothèque, avertis, avaient tous pointé leur nez pour contempler les nadres rouges.

Les nadres rouges, que certains appelaient également griffemorts, étaient des créatures laides, rougeâtres, écailleuses et complètement stupides. Ils se guidaient à l’instinct, sautaient, couraient, fonçaient et tentaient de s’enfuir. Mais la fuite était inutile : ils étaient encerclés.

Shaedra observa comment ils tombaient l’un après l’autre… soudain un coup frappé à la fenêtre la fit se retourner brusquement. Un vigile lui faisait signe de s’en aller : elle l’empêchait de voir par la fenêtre. Avait-il besoin de regarder par la fenêtre alors qu’il avait une grande terrasse en haut d’où l’on pouvait bien mieux voir ? Enfin bon, de toute façon elle avait vu assez de nadres rouges pour toute sa vie.

Laissant échapper un sourire, elle fit un geste d’excuse et sauta sur le toit du bas. Elle se dirigea vers la taverne du Cerf ailé.

Quand elle arriva, la taverne était bondée. Tous parlaient du combat. On aurait dit que tout le quartier était venu pour connaître les dernières nouvelles.

— Alors ce n’était qu’une espèce de détachement ? —demanda un jeune kal.

— Il en viendra d’autres —assura un habitué une pinte à la main—. Ceux-là n’étaient que des égarés. Les autres viennent de l’autre côté du Tonnerre.

— Cela ne m’étonnerait pas que Brinsals devienne Garde d’Ato ! —assura un autre un peu plus loin.

— Avec son gourdin, je préfèrerais ne pas tomber sur lui —blagua un caïte.

Shaedra comprit que Brinsals était cet elfe noir énorme qui semblait avoir du sang de géant dans les veines.

— J’ai entendu dire que le garçon venait des Hordes —intervint un client.

— Le garçon ? Moi, je ne l’appellerais pas comme ça ! —s’écria Tanos l’ivrogne en riant. Même lui paraissait plus sobre que d’habitude.

— Moi, j’ai entendu dire qu’il a tué un troll à lui tout seul —intervint un faïngal. Shaedra le connaissait de vue, il s’appelait Yrasiuth et, chaque fois qu’il venait au Cerf ailé, il avait un nouvel instrument et il en jouait pendant des heures, assis sur un tabouret, les pieds ne touchant pas le sol. Ce jour-là, cependant, il ne semblait avoir apporté aucun instrument. De toute façon, avec le vacarme qu’il y avait, personne ne l’aurait écouté.

Soudain, Shaedra entendit un cri. Elle avait ralenti l’allure au fur et à mesure qu’elle avançait dans la taverne pour écouter ce qui se disait et elle était parvenue au comptoir. Quand elle leva la tête, elle vit que c’était Wiguy qui avait crié.

Et elle la regardait, horrifiée.

— Shaedra ! —s’écria-t-elle—. Tu m’as fait une de ces peurs ! Je croyais que les nadres rouges t’avaient attrapée. Par tous les dieux, viens ici ! Ne file pas maintenant. Ah, maudite, tu ne sais pas combien je m’inquiétais pour toi ! Mais où étais-tu ?

Wiguy s’était précipitée vers elle et la serrait à présent fort dans ses bras tandis que les autres riaient et blaguaient.

Elle la guida jusqu’à la cuisine et Shaedra, docile, s’assit à table pendant que Wiguy lui faisait un sermon ; heureusement il y avait beaucoup de clients et elle n’avait pas le temps de rallonger les réprimandes. Shaedra, pour ne pas l’effrayer davantage, ne lui dit pas qu’elle avait été plus près des nadres rouges qu’elle ne pouvait se l’imaginer. Wiguy exagérait toujours. Si Shaedra avait été tranquillement assise à la bibliothèque, elle l’aurait sermonnée de la même façon de retour à la taverne.

Mais le temps manquait pour une plus longue conversation. Satmé courait de tous les côtés, Kirlens préparait la soupe… Wiguy partit s’occuper des clients et Shaedra aurait bien aimé l’aider, surtout pour entendre ce que l’on racontait sur le combat, mais elle dut rester assise à éplucher des pommes de terre et des carottes. Il fallait bien.

Les voix fortes et les rires s’amplifiaient chaque fois que Wiguy ou Satmé ouvraient la porte. Kirlens était parti au comptoir, laissant Shaedra se charger de surveiller la soupe pendant qu’il servait et remplissait les brocs de bière, de vin, d’eau et de tout type de boissons tout en écoutant les discussions des habitués. Comme elle aurait voulu être à sa place !

Isolée dans la cuisine, elle en oublia presque l’heure et elle dut se lever d’un bond pour retirer la marmite de soupe du feu. Elle remplit les assiettes et Satmé et Wiguy se chargèrent de les servir aux clients qui dînaient là.

Au-dehors, une explosion de rire résonna, assourdie par la porte entrebâillée. Où était donc Taroshi ?, se demanda-t-elle soudain. Il n’avait quand même pas essayé de voir les nadres rouges ? Elle ressentit presque un brin d’inquiétude. Malheureusement, à cet instant précis, l’enfant apparut dans l’encadrement de la porte. Il tenait dans ses mains un arc trop grand pour lui et un carquois avec une seule flèche. La seconde flèche était positionnée sur l’arc tendu.

Les mains sur les anses de la marmite, Shaedra écarquilla les yeux, effarée.

L’enfant avait un sourire mauvais sur les lèvres. Il était complètement fou, se dit Shaedra, médusée.

Quand Taroshi tira la flèche, Shaedra était trop stupéfaite pour bouger. Heureusement, Taroshi était aussi bon archer que Shaedra, forgeron. La flèche partit déviée, heurta la table et rebondit sur le sol.

C’est alors que Shaedra réagit. En réalité, elle dut faire un effort pour que la colère ne la paralyse pas complètement. Elle n’avait jamais ressenti autant d’aversion pour un enfant. Marelta lui plaisait cent mille fois plus. Elle ne lui aurait jamais tiré une flèche. Taroshi, par contre venait de le faire et, en plus, il avait tout l’air de prendre ça au sérieux, car il portait déjà la main à son carquois pour prendre la deuxième flèche. Il avait toujours le sourire aux lèvres. Le même que lorsqu’il jouait et s’amusait.

Shaedra posa la marmite et fit un bond magistral vers Taroshi. Elle évita la seconde flèche, qui se dirigeait droit sur elle, quoique avec peu de force, elle lui prit l’arc des mains, le projeta à terre et l’immobilisa en lui tordant le bras et en lui plantant son genou dans le dos. Ses yeux verts luisaient d’une rage quasi fiévreuse.

Taroshi criait de douleur, comme un porc que l’on égorge.

— Tais-toi —lui dit-elle sèchement—. C’est la dernière fois que je te parle, alors profites-en. Je ne vais te dire qu’une chose : ne me parle plus, ne me regarde plus. Je peux t’assurer que, si tu tombes dans un puits, je ne verserai pas une seule larme.

Elle le lâcha au moment où la porte s’ouvrait. Kirlens avait fini par entendre les cris de Taroshi.

— Qu’est-ce qu’il se passe ? —demanda le tavernier, en observant la scène avec perplexité.

Un instant, Shaedra fut tentée de lui dire : “Il faut l’enfermer, ce gamin, et lui mettre des chaînes, Kirlens. Il a essayé de me tuer.” Mais quelque chose l’en empêcha. Kirlens avait déjà eu tant de malheurs ! Et il paraissait si fatigué ces derniers temps que Shaedra eut de la peine rien que de penser à la tête qu’il ferait s’il apprenait que Taroshi, son fils, était fou.

— Elle m’a cassé le bras ! —se plaignit aussitôt Taroshi, en pleurant.

Shaedra grinça des dents.

— Je ne le lui ai pas cassé. En plus, il jouait avec ton arc, Kirlens. Cet enfant, c’est un danger.

Elle n’avait pas menti, elle avait juste omis le pire. Rien d’autre. Et malgré son orgueil, Taroshi n’était pas suffisamment idiot pour dire qu’il n’avait pas seulement l’intention de jouer. Ses yeux étaient posés sur elle, scrutateurs, cherchant sans doute à savoir pourquoi elle avait menti à Kirlens.

Sans un mot, le tavernier ramassa son arc et les flèches et attrapa son fils par le menton avec tendresse.

— Arrête donc de jouer avec des armes, mon fils. Ces choses sont dangereuses. Je te donnerai cet arc quand tu seras grand. Maintenant, sois gentil et viens m’aider au comptoir. Shaedra, tu peux faire une pause. Tu as dû avoir une journée chargée.

Il lui souriait, aussi aimable que d’habitude. Shaedra acquiesça, la gorge sèche et se retira. Elle avait envie de crier. Elle grimpa les escaliers, s’enferma dans sa chambre, ouvrit la fenêtre et se retrouva rapidement dans sa cachette, sur la terrasse pleine de tonneaux vides ou en mauvais état.

De quoi avait-elle eu le plus peur ce jour-là ?, se demanda-t-elle, tandis qu’elle attachait une corde à un poteau. Des nadres rouges ou de Taroshi ? Elle fit un bond et fixa l’autre extrémité de la corde à la poutre. Les nadres rouges avaient failli l’attraper. Mais Taroshi, lui, vivait sous le même toit qu’elle depuis tant d’années !

Elle se mit à marcher sur la corde, lâchant la bride à son jaïpu. Suminaria disait qu’on ne pouvait brider le jaïpu. Elle disait qu’on pouvait seulement le contrôler. Mais Shaedra, en ce moment, ne se préoccupait ni du jaïpu, ni des nadres rouges, ni de Jaïxel.

Kirlens avait eu tellement peu de chance ! Elle enrageait rien que d’y penser. Il avait eu deux femmes et deux fils. La première femme, une elfe de la terre, “la plus belle créature au monde”, selon Kirlens, était morte après l’accouchement. La seconde, une elfe noire, n’avait pour ainsi dire pas vécu avec le tavernier ; elle était partie peu de temps après la naissance de Taroshi, et n’était pas revenue. Kahisso, le fils aîné, n’était pas revenu non plus depuis des années, car il avait eu, paraît-il, des problèmes avec les autorités d’Ato. Et, pour finir d’enfoncer le couteau dans la plaie, Taroshi s’avérait être fou.

À côté de ces misères, elle comprenait que Kirlens supporte Wiguy avec une patience incroyable. D’un coup, Shaedra ressentit une vague de tendresse. Finalement, Wiguy était ce qui ressemblait le plus à une sœur. Elle se fâchait trop, c’était une maniaque, mais elle avait bon cœur.

Comme le ciel commençait à s’obscurcir, elle retourna dans sa chambre et mit sa chemise de nuit pour se mettre au lit. Quand elle entendit de petits coups frappés à la porte, elle était encore éveillée et lisait le livre sur les Moines de la Lumière qu’elle avait pris à la bibliothèque.

— Shaedra ? Tu as fermé la porte ?

Oui, elle avait bloqué la porte. À cause de ce cinglé de Taroshi. Shaedra alla ouvrir et Wiguy se glissa dans sa chambre.

— Je ne savais pas que tu fermais la nuit —dit-elle—, c’est à cause des nadres rouges ? Ne te tracasse pas, ils sont plus que morts. Et pour toujours. Il y a un énorme bûcher à côté du bois. Ils sont en train de tous les faire brûler.

Shaedra leva les yeux au ciel. Elle était encore en train de lui chercher un point faible pour pouvoir la réconforter. Ce qui l’étonnait, c’est qu’elle soit venue dans sa chambre lui souhaiter bonne nuit. Un jour normal, elle aurait tout fait pour la faire partir le plus vite possible : les commentaires de Wiguy l’exaspéraient, mais Shaedra se sentait si seule à cet instant qu’elle souhaita que Wiguy reste un moment. Tous les événements de ces derniers jours s’accumulèrent d’un coup et elle se surprit elle-même lorsque, dans un élan d’effusion, elle se jeta dans les bras de Wiguy en la serrant très fort.

Wiguy en fut tout émue, trop en vérité, car elle se mit à pleurer tout en lui caressant les cheveux et lui donnant de petites tapes dans le dos.

— Tu es avec moi ici et personne ne nous attaquera, Shaedra —lui assura-t-elle—. Je te le promets.

Vraiment ?, pensa Shaedra, ironique. Elle se sépara d’elle et vit qu’elle avait encore les larmes aux yeux. Parfois, Wiguy l’exaspérait ou la troublait. D’autres fois, elle la faisait rire.

À cet instant, elle ressentit un peu tout ça, mais aussi une profonde paix dans son cœur.

— Wiguy —lui dit-elle—. Toi, tu es quelqu’un de bien. C’est pour ça que je t’aime.

Cette fois, c’est Wiguy qui la serra dans ses bras. On aurait dit un conte dramatique, pensa Shaedra, revenant soudain à la réalité.

— Je sais que, toi aussi, tu as un bon fond et que tu peux devenir quelqu’un de bien, Shaedra —lui dit Wiguy, la voix tremblante—, je l’ai su dès que tu es arrivée. Il ne te manque qu’un peu de temps et de patience, parce que tu as parfois mauvais caractère, admets-le. —Elle souriait maternellement. Shaedra retint un immense soupir—. Bon —dit-elle—, j’étais venue te souhaiter bonne nuit. Et ne te tracasse pas, tu n’as pas besoin de bloquer la porte. —Elle lui déposa un baiser sur le front et s’arrêta sur le seuil de la porte—. Bonne nuit, Shaedra.

— Bonne nuit.

La porte se referma et Shaedra, pour ne pas passer pour une hystérique, ne la bloqua pas. Elle se coucha dans son lit, prit son poignard avec lequel elle avait sectionné la branchette pour Dolgy Vranc et le cacha sous son oreiller. Elle ferma les yeux et sourit. À présent, elle dormirait beaucoup plus tranquille.

Elle s’endormit rapidement et rêva d’immenses oiseaux multicolores aux chants magnifiques qui ressemblaient à la musique du faïngal Yrasiuth. Ils volaient libres et très haut sous les rayons du soleil.