Accueil. Les Pixies du Chaos, Tome 4: Destruction

11 Terres trompeuses

— « Que les harpies m’emportent, » laissai-je échapper, haletant.

— « Que se passe-t-il ? » s’inquiéta Rao, quelques pas derrière moi.

Cela faisait environ trois heures que je creusais la roche, nous ouvrant un passage vers le bas, et nous n’avions trouvé aucun tunnel et, maintenant…

— « Une caverne, » annonçai-je.

— « Enfin ! » se réjouit Rao.

Kala se réjouit aussi et je croassai. Était-il aveugle ?

— « Ne vous enthousiasmez pas si vite, » grognai-je, tâtonnant la roche. « Nous sommes à sept mètres du sol. Et ce n’est pas tout. La caverne… elle pue le cadavre. »

Derrière moi, un silence saisi d’effroi me répondit et je me retournai. À la lumière de la pierre de lune, je pus voir Rao, accroupie dans la zone dégagée. Chihima et Saoko venaient d’avancer le corps endormi de Perky. Jiyari rapprochait les sacs, mais, à présent, il était resté comme paralysé.

— « Que veux-tu dire ? » demanda Rao, hésitante.

— « Je vois à peine, » avouai-je. « Mais agrandir le trou, ce n’est peut-être pas une bonne idée. »

— « Moi, je n’entends rien, » dit Chihima.

Il y eut un silence. Nous étions dans une situation fâcheuse. Nous venions de déboucher sur une caverne où nous attendait peut-être une bande de monstres et…

— « Nous ne pouvons pas continuer à creuser éternellement, » dit Rao. « Tu commences à fatiguer. »

Je grimaçai. Elle avait raison. J’avais creusé à travers des roches particulièrement dures et, bien que ma tige énergétique soit encore relativement en bon état, j’étais épuisé.

— « Alors… Nous sortons ? » demanda Jiyari.

L’idée de sortir du tunnel pour entrer dans un cimetière de charognes ne me plaisait pas.

— « Samba va aller explorer, » dit alors Rao. « Je peux m’approcher, n’est-ce pas ? »

— « C’est stable, » confirmai-je. « Mais je crois que tu ne m’as pas entendu. Nous sommes à sept mètres… »

— « Du sol, je sais. J’ai entendu, ne te tracasse pas. » Elle m’adressa un petit sourire tout en s’approchant et elle brandit sa corde à sauter. « Cette corde peut parfaitement s’étendre jusqu’à sept mètres. C’est une corde d’ithil particulièrement extensible. »

Je l’observai tandis qu’elle attachait un poids à une extrémité de la corde. Alors, sans aucune crainte, le chat noir s’agrippa à celui-ci et, avec l’aide de Rao, il passa par le trou et descendit. La Pixie murmura :

— « Il dit que la caverne empeste. Et il dit que ce n’est pas une caverne. C’est un canyon. Mais qu’on ne voit rien en haut. Le défilé s’étend des deux côtés… »

Elle eut un soudain sursaut. Je m’inquiétai :

— « Que se passe-t-il ? »

— « Rien, c’est Samba, » grommela-t-elle. « Il vient de crier comme un idiot qu’il a vu une licorne. Tu sais, Kala, il n’a pas arrêté de se ficher de toi, parce que tu croyais qu’elles existaient. Son sens de l’humour n’est pas toujours des meilleurs. »

Kala grimaça.

— « Je vois. Mais il va bien ? »

Voulait-il qu’elle lui confirme qu’il n’avait pas vu de licorne ?, pensai-je, moqueur. Rao acquiesça, en soupirant.

— « Plus ou moins. Il dit que ça empeste encore plus que la soupe de tugrins… Oups, pardon, Jiyari, s’il n’aime pas ta soupe, c’est parce qu’il est carnivore, moi, je l’aime bien… »

— « Pas de problème, » assura le Pixie blond.

— « Il y a des charognes vieilles et récentes, » ajouta Rao. « Certaines de quelques heures. »

Je pâlis. Il y avait donc bel et bien un monstre dans les environs…

— « À gauche, c’est une voie sans issue, » continua Rao.

Diables…

— « Et à droite ? » demanda Chihima.

À l’évidence, il devait y avoir une issue. Les proies mortes devaient forcément venir de quelque part.

— « À droite… » commença Rao. Alors, elle inspira d’un coup et s’exclama : « Samba ! »

Je me raidis. L’avait-il effrayé avec une autre blague ou cette fois-ci, était-ce réellement grave ? L’image d’une licorne aux yeux noirs et à la corne sanglante me vint à l’esprit, accompagnée d’un miaulement d’horreur. Quand je sus d’où cela venait, je soufflai :

“Kala, ne me dis pas que tu crois à ça ?”

“Quoi ?” répliqua le Pixie, gêné.

— « Je ne l’entends pas… » balbutia Rao. « Je n’entends pas Samba ! »

Elle me regarda avec une expression si atterrée que je compris réellement à quel point elle aimait son chat de brume. Pour arranger les choses, Kala s’affola avec elle et, voyant Rao tenter d’agrandir le trou de ses propres mains, il frappa la roche de son poing. Heureusement, il n’utilisa pas l’orique, mais il employa tant de force qu’une douleur fulgurante nous traversa tout le bras. Attah… Cet idiot nous avait-il tordu le poignet ? Il semblait bien que oui.

— « Et si vous me laissiez faire, hein ? » grognai-je.

Ceci apaisa légèrement Rao. Elle se remit de son angoisse et s’écarta suffisamment pour me laisser élargir l’ouverture. La roche s’écrasa en bas avec un fracas qui réveilla certainement toutes les créatures de l’endroit si celles-ci étaient en train de dormir.

Rao cherchait une prise pour accrocher sa corde. Je la lui pris des mains.

— « Descendez. Je tiens la corde. Moi, je pourrai descendre en amortissant la chute avec l’orique. Une fois en bas, ne vous précipitez pas. Nous ne savons pas s’il est arrivé quelque chose à Samba ou non. Peut-être qu’il est simplement trop loin de ta portée. »

Rao ne répliqua pas : elle se mit à descendre par la corde avec l’agilité d’un singe. Chihima suivit sa rohi dès que celle-ci posa les pieds sur le sol du canyon. Je les vis toutes les deux avancer au milieu des charognes, éclairant leur chemin avec leur pierre de lune…

— « Par tous les démons. Je leur ai dit de ne pas se précipiter, » marmonnai-je.

Le suivant à descendre fut Saoko. Il empoignait Perky d’Isylavi et, vu qu’il était déjà chargé de ses armes, je parvenais tout juste à retenir le poids. En plus, mon poignet droit, bien qu’il ne soit pas complètement inutile, me faisait mal.

— « Je… Je dois descendre moi aussi ? » demanda alors Jiyari.

C’était une question stupide et je le lui fis savoir en me tournant vers lui. Mais mon expression changea en voyant la sienne, étrangement pâle à la lumière bleutée de ma pierre de lune.

— « Tu as peur du vide ? » demandai-je.

Le Pixie blond laissa échapper un petit rire nerveux.

— « J’ai déjà peur du sang, pourquoi aurais-je aussi peur du vide ? Sottises. Tu as bien vu, dans l’Aiguilleux, comment je suis descendu par le monte-charge… »

— « Tu te cramponnais aux cordes comme si ta vie en dépendait, » acquiesçai-je. « Je me rappelle. »

Jiyari toussota.

— « Ça va aller, je t’assure. »

Le ton de sa voix n’était pas très convaincant. Je le vis charger son sac à dos et se pencher près du trou avec une extrême lenteur. Il s’efforçait de ne pas regarder en bas.

— « Tu peux le faire, frère, » l’encouragea Kala.

Jiyari eut un sourire forcé, il décoiffa ses cheveux blonds, essuya ses mains moites sur sa tunique et les tendit vers la corde d’ithil. Elles tremblaient un peu. Je soupirai.

— « Tu sais ? Je pourrais nous faire descendre tous les deux avec l’orique, si tu préfères. Ça ne me coûte rien. »

Les yeux noirs de Jiyari rougirent un peu quand ils me regardèrent.

— « Je… » balbutia-t-il. « Je… » Il déglutit et, à ma stupéfaction, il agrippa fermement la corde et affirma : « Je peux le faire. C’est doux, » s’étonna-t-il en touchant la corde. Et il me regarda avec une décision renouvelée dans les yeux. « Néfaïstos l’Impavide, Champion du Soleil, n’a pas peur du vide. Je vais descendre. Je ne vais pas tomber. Je le jure par Tatako. Je ne vais pas tomber parce que… »

Brusquement, la roche sur laquelle il était céda. L’instant d’après, tout s’écroulait. Kala était trop stupéfait pour réagir. Moi, avec mon Datsu débridé, je n’hésitai pas. Je me projetai avec l’orique dans le canyon vers Jiyari qui tombait comme un tronc. Je le saisis et freinai notre chute. Cependant, nous descendions déjà à une vitesse de mille démons et la roche, en haut, continuait à s’ébouler. Supposant que Saoko devait se trouver sur notre droite, dans la direction où avaient disparu Rao et Chihima, je tentai de dévier sur notre gauche les roches qui tombaient, tout en freinant la chute… Nous heurtâmes le sol, ni très violemment ni très doucement non plus. La douleur m’aveugla un instant. Mes oreilles bourdonnaient tant le fracas était bruyant. La puanteur qui régnait dans ce lieu me frappa de plein fouet.

J’entendis un vrombissement de mouches. Ou étaient-ce des kéréjats ? Oui. Les kéréjats étaient toujours attirés par le sang. Sauf que ceux-ci n’émettaient pas de lumière. Ce devait être des kéréjats de sommeil. Contrairement aux kéréjats ordinaires, qui se contentaient de sucer un peu de sang et aidaient à cicatriser les blessures, les kéréjats de sommeil étaient de véritables prédateurs : ils injectaient un produit qui leur permettait de continuer à s’alimenter autant qu’ils le souhaitaient et ils se gorgeaient de sang. Ils étaient répugnants.

Je chassai les insectes d’un tourbillon orique. Je m’appuyai d’abord sur ma main droite, mais mon poignet me faisait mal, la chute ne l’avait pas arrangé et la douleur que je sentis avant que mon Datsu ne se libère davantage me fit comprendre qu’il valait mieux le bouger le moins possible. J’étais en train de me redresser sur mon coude gauche quand j’entendis un rugissement grave et lointain qui se répercuta dans le défilé. Je clignai des yeux. Et ça, qu’est-ce que c’était ? Un dragon ? Je vis Saoko s’approcher prudemment au milieu des décombres et des charognes, et je grognai.

— « Par tous les démons, je suis désolé. » Je m’assis. « La roche… je ne l’ai pas vérifiée correctement. »

Saoko répondit par un grognement inarticulé. Je toussai, car, dans ma précipitation, je n’avais pas eu le temps d’écarter toute la poussière et j’en avais aspiré pas mal. Je me tournai.

— « Jiyari. Ça va ? »

Le Pixie blond gisait à côté de moi. Je le secouai. Rien. Kala commença à trembler.

— « Jiyari ! »

— « Une seconde. » Je le retournai et confirmai mon soupçon. « Il n’est pas blessé. Il s’est évanoui à cause du sang de la charogne, c’est tout. »

La bête sur laquelle nous avions atterri avait été presque entièrement dévorée, mais je devinai facilement ce que c’était : un anobe. Les prédateurs mangeaient ni plus ni moins que des anobes. La possibilité d’être confronté à un dragon à dards ou pire encore m’apparaissait de plus en plus probable. Je remarquai alors les marques de dents laissées sur les os et changeai d’avis : ceci semblait être l’œuvre d’une bande de loups ou de cerbères. Ce qui n’était pas mieux…

Je levai les yeux vers Saoko. Nous avions tous deux la mine agacée. Ce qui n’avait rien d’étonnant, vu que nous avions deux corps inconscients et que nous ne pouvions pas les laisser là pour aller aider Rao et Chihima, sinon les kéréjats de sommeil allaient les cribler de piqûres. Je me levai avec difficulté au milieu d’os qui craquaient, de morceaux de chair en décomposition et d’un essaim de kéréjats qui bourdonnait autour de nous. Une fois debout, je ressentis un léger malaise, mais je me remis rapidement, saisis Jiyari et, avec l’aide de Saoko, je le traînai le plus loin possible des charognes jusqu’à l’endroit où gisait Perky. Le drow roux était encore endormi. J’espérais qu’aspirer de la satranine tant de fois de suite ne nuirait pas à sa santé.

— « As-tu vu la corde de Rao ? » demandai-je à Saoko.

Celui-ci fit une moue. Ma pierre de lune était tombée au milieu des décombres et, grâce à sa lumière, il fut facile de la retrouver. La corde, ce fut plus difficile. Elle s’était probablement détendue et les diables savaient où elle pouvait bien être…

— « Saoko. Est-ce que tu peux me faire une faveur ? » demandai-je. « Pourrais-tu aller voir si Rao et Chihima vont bien ? »

Le Brassarien souffla de biais.

— « Elles sont parties. Elles reviendront bien. »

Kala le foudroya du regard.

— « Tu n’as pas entendu le rugissement tout à l’heure ? Et si un dragon les a attaquées ? »

— « Alors, il doit déjà les avoir dévorées, » répliqua Saoko d’une voix neutre.

Kala inspira précipitamment, frappé d’effroi. Nos mouvements étaient lents. Les pierres, en tombant, m’avaient éraflé à plus d’un endroit et les kéréjats de sommeil s’en donnaient à cœur joie. Je les repoussai à nouveau avec mon orique et marmonnai :

— « Ne t’inquiète pas, Kala. Nous allons procéder calmement, nous allons d’abord sortir le Champion et le scientifique de là. Tu ne veux pas qu’il leur arrive du mal à eux aussi, n’est-ce pas. Rao et Chihima sont des Couteaux Rouges. Elles savent se défendre. »

Mon argument lui fit ravaler son impatience, mais pas son inquiétude. Je cherchai un moment la corde et finis par la trouver, coincée au milieu des décombres. Là-bas, en haut, le tunnel que j’avais creusé avait tout l’air de s’être effondré… Fichtre. Visiblement, je ne l’avais pas assuré si bien que ça. J’imaginais déjà Lustogan fronçant les sourcils et me disant : “Un tunnel qui s’effondre n’est pas un tunnel : c’est du travail bâclé.” Je m’empourprai et me dis qu’au moins, il ne s’était pas effondré sur nos têtes.

Je réajustai le foulard de Jiyari et lui donnai de petites tapes qui le dégourdirent. Sans un mot, nous nous éloignâmes, Saoko et moi, portant Perky, Jiyari chancelant derrière. L’odeur du sang était encore forte et, au bout d’un moment, quand Jiyari tomba à genoux, je compris qu’il était sur le point de s’évanouir à nouveau. Mais je ne pouvais le soutenir et aider à porter Perky en même temps.

— « Allez, Jiyari, » haletai-je. « Nous y sommes presque. »

De fait, une lumière vive resplendissait au bout du canyon. Jiyari se releva et parcourut les derniers pas avec nous. Nous débouchâmes sur une grande caverne au sol couleur de sable rouge. On aurait dit un de ces enclos avec des gradins réservés au public. Et, en bas, au centre, il y avait un terrain circulaire très semblable à ceux des arènes de l’Empire d’Arlamkas que décrivaient les livres. Avait-il été construit ? Ou était-ce l’effet de l’eau tombant du plafond… ? Quand je regardai vers le haut et que je ne vis qu’obscurité, j’éprouvai un certain malaise. Il y avait quelque chose qui ne tournait pas rond. Mais je n’aurais pas su dire quoi.

— « Par où sont-elles allées ? » demanda Kala, se tournant avec agitation.

Je remarquai que la respiration de Perky d’Isylavi était plus irrégulière. Je marmonnai entre mes dents. Il était en train de se réveiller et Rao avait emporté la satranine.

— « Saoko. Posons-le. Il est réveillé. »

De fait, le scientifique clignait des yeux. Son regard se posa d’abord sur moi, puis sur Saoko, puis sur Jiyari. Il se redressa, confus, promena des yeux perdus sur la caverne et prit sa tête entre ses mains comme s’il était sur le point de défaillir. Il frappa ses joues. Il croyait qu’il était en train de rêver, compris-je.

— « Désolé : c’est la réalité, » lui dis-je. Et je me présentai : « Nous nous connaissons déjà. Je suis Drey Arunaeh. Je cherchais une mine de darganite avec mes compagnons quand nous t’avons rencontré en train d’errer dans un tunnel et de divaguer. J’ai failli ne pas te reconnaître. Est-ce que tu peux te lever ? J’en ai assez de devoir te transporter et nous sommes pressés. »

Le scientifique fronçait le nez.

— « Drey Arunaeh ? » répéta-t-il. Le simple mot ‘Arunaeh’ sembla le tranquilliser. Il se leva en grommelant : « Pourquoi sentons-nous si mauvais ? »

— « Parce que nous sommes passés par un endroit puant, » répliquai-je. « Je suis content de voir que, maintenant, tu as recouvré la raison. Tu nous suis ? »

Je n’attendis pas qu’il me réponde : je fis un pas et sautai en bas du premier gradin… Le sol était plus haut que je ne m’y attendais, je trébuchai et tombai sur quelque chose de mou. Je clignai des paupières, stupéfait. Tout, autour de moi, avait changé. Je ne me trouvais plus dans une caverne circulaire avec des gradins, mais dans un champ de fleurs. Il y avait tant de lumière qu’elle m’aveuglait. Je sentis la fraîcheur d’une brise, mais il n’y avait pas de force orique. Kala haleta :

— « Drey… ! Qu’est-ce qu’il se passe ? Je ne vois pas les autres. Est-ce que tu les vois ? Jiyari ! » appela-t-il d’une voix puissante. « Jiyari ! Tu m’entends ? »

“Tais-toi,” lui lançai-je mentalement. “Laisse-moi réfléchir.”

Je contemplai une magnifique fleur aux grands pétales dorés et, tandis que je l’admirais, je me dis : ceci ne peut être réel. En tout cas, si nous n’étions pas au même endroit, c’était que nous nous étions téléportés. Un déviateur orique peut-être ? Était-ce pour cela que Samba avait disparu de la portée de Rao si soudainement ?

Alors, je m’aperçus que mon corps s’était levé et tournait sur lui-même comme s’il cherchait en vain quelqu’un dans ce champ inondé de lumière. Je grommelai :

“Kala. Que diables fais-tu ? Ne bouge pas.”

“Et pourquoi ça ?” rétorqua-t-il. “Rao est peut-être là…”

“Ou peut-être que non. Écoute. Je ne sais pas si nous nous sommes réellement téléportés à un autre endroit, mais ce que je sais, c’est que la brise de ce champ de fleurs n’est pas réelle. Ce sont des harmonies. Laisse-moi vérifier quelque chose.”

Je me penchai et touchai l’herbe. Elle se pliait comme une chose réelle. Mais il n’y avait pas de morjas en elle. Je traçai un sortilège orique et le libérai. Les herbes et les fleurs, qui auraient dû être courbées par le vent, continuèrent à se balancer sous la brise irréelle. L’harmonie ne se déformait donc que lorsqu’il y avait un contact matériel avec l’illusion. Mon orique passait au travers. Je confirmai enfin :

“C’est tout des illusions.”

“Tout ?” murmura Kala, sidéré.

“Tout.”

Même le bruit doux de la brise, le frôlement de l’herbe, le bourdonnement des insectes… Tout cela était des harmonies. Mais où nous trouvions-nous ? La caverne que j’avais vue avant avait-elle été réelle ? Ou était-ce aussi une illusion ? Mar-haï, et moi qui avais sauté en bas du gradin si allègrement… Ce jour-là, j’accumulais les erreurs.

Je promenai mon orique autour de moi. Si seulement Zélif avait été là, elle aurait pu comprendre en un instant ce qui se passait. Moi, j’avais besoin de plus de temps. Je cherchai les respirations de mes compagnons, mais, avant que je puisse les localiser, j’entendis un brusque cri déchirant qui me donna la chair de poule.

— « À l’aide ! » cria une voix. « C’est moi, Jiyari ! À l’ai… ! »

On entendit un craquement d’os et un cri. Une vague d’épouvante envahit Kala et, presque aussitôt, mes sentiments disparurent tandis que mon Datsu se déliait brutalement.

— « Ji… ya… ri, » articula Kala, pouvant à peine parler.

Notre cœur battait à tout rompre. Je tentai de le réguler. Je tentai aussi de calmer mon corps. Un corps transi de frayeur ne servait à rien. Surtout quand ce que je voulais, c’était aller secourir Jiyari… Alors, ignorant ses tremblements, Kala parvint à bouger. Et il se précipita dans le champ de fleurs tête la première. Je protestai :

“Kala, avec calme, s’il te plaît, ce n’est pas prudent.”

Il ne m’écouta pas. Il bouillait de rage et de douleur. Je parvins à éviter qu’il se jette dans un profond trou et qu’il heurte un mur que nous ne voyions pas. Nous perdîmes l’équilibre et Kala se relevait, tremblant, quand nous entendîmes un autre cri.

— « À l’aide ! C’est moi, Drey ! À l’ai… ! »

Il y eut un autre craquement d’os accompagné cette fois d’un bruit étranglé et d’un feulement qui retentit si fort que Kala fronça le visage et se plia en deux, tentant de protéger nos oreilles tandis qu’il criait à pleins poumons. Son agitation ne m’aidait pas à penser, mais l’appel à l’aide me parut tout de suite étrange. Il était Drey, disait-il. Mais, ça, c’était moi. Je mis quelques instants de plus à comprendre. Depuis que nous étions apparus dans le champ de fleurs, Kala avait prononcé deux noms. Celui de Jiyari. Et le mien. Et des illusions ne pouvaient pas savoir que je partageais le même corps que Kala.

Le soulagement m’envahit.

“Kala. Jiyari n’est pas mort. Tout est une illusion. Rien qu’une illusion,” insistai-je en voyant que Kala était toujours perdu dans une tourmente d’émotions.

C’était inutile. Mes paroles se fracassaient contre un mur de roche-éternelle. Kala s’agitait, avançait à quatre pattes sur un sol de terre parsemé de roches pointues. Seuls mon orique et mon uniforme de destructeur nous protégeaient d’un accident stupide.

Je soupirai. Qu’y faire. Je créai un tourbillon de vent afin de rompre les sortilèges harmoniques de force. Un moment, le champ de fleurs se fit flou, la lumière perdit de son intensité, le son des insectes se changea en un grincement strident. Quand ma rafale mourut, les harmonies se stabilisèrent, se raffermirent comme d’elles-mêmes et tout redevint comme avant. Non, pas tout, rectifiai-je : une silhouette était apparue dans l’herbe haute qui se dressait à quelques mètres devant moi. La voyant, Kala s’arrêta. C’était Rao. Elle fredonnait et dansait, une expression de pur bonheur sur le visage. Je la contemplai, sans voix.

Était-ce une illusion ou était-ce la vraie ?