Accueil. Les Pixies du Chaos, Tome 1: Les Ragasakis

5 Le collier des spectres

— « Tu as suffisamment déjeuné, Yani ? » demandai-je, la bouche pleine. « Après, tu auras faim. »

— « Frère… tu vas manger tout ce qui reste ? » demanda-t-elle en jetant un regard impressionné à l’assiette pleine de beignets et de tartines.

— « Ch’est buffet à volonté, » répliquai-je. Ceci n’avait fait qu’améliorer l’aimable accueil que les parents de la dénommée Kali nous avaient fait la veille. Oh, vous êtes des amis de Livon ?, s’était exclamé l’imposant tavernier. Bienvenus, bienvenus ! Nous ne leur avions même pas dit que nous étions “des amis”, mais ils nous avaient traités comme tels, et la mère nous avait déjà raconté que sa fille était en pleine mission, mais que ses gâteaux étaient aussi bons que les siens —elle ne manquait pas d’amour-propre… ni de raison pour louer ainsi sa cuisine. J’avalai et saisis un beignet fourré de légumes. Je le regardai une seconde avant de l’engloutir. « Je ne sais pas ce que c’est, mais c’est diablement bon. Celui-ci, il est pareil. Tu veux goûter ? »

Yanika prit le beignet et lui arracha une bouchée appréciative avant de se tourner vers l’est. Installés à la terrasse de La Calandre, nous avions une merveilleuse vue sur la mer. La veille, nous avions passé un bon moment à observer les étoiles et la lumière bleue de la Gemme depuis cette même terrasse et, par conséquent, nous nous étions couchés tard et nous avions raté les premiers rayons de l’aube. Ce sera pour un autre jour, pensai-je. Et j’avalai d’affilée la tartine et les trois derniers beignets qui restaient. Je me levai.

— « Allons-y. »

Enthousiaste, Yanika fut sur pied d’un bond.

— « Nous pouvons visiter le marché, » proposa-t-elle, tandis que nous descendions les escaliers de la terrasse.

Ses yeux brillaient d’excitation face à la perspective. Elle avait toujours aimé les endroits agités pleins de nouveautés. Je souris et, après avoir demandé notre chemin à un vieux Firassien assis sur un banc, nous prîmes la direction du marché.

Les rues par lesquelles nous passâmes étaient pleines de vie, des saïjits de toute race se croisaient, se saluaient, attendaient des clients, s’animaient… Nous vîmes plusieurs chiens, pas les cerbères que certains habitants de Donaportella utilisaient comme gardiens contre les monstres, mais des chiens de petite et moyenne taille au pelage coloré et aux yeux amicaux. Les balcons regorgeaient de fleurs, le soleil chauffait et le vent apportait la senteur du sel de la mer…

— « Le marché ! » s’exalta Yanika, pointant l’index en avant.

La rue du marché s’avéra interminable. Les marchands et leurs étals occupaient la moitié de l’espace et les acheteurs le reste. Quand la cohue faillit nous séparer et que Yanika s’agrippa à mon bras, je lui dis :

— « Et si nous allions voir les Ragasakis ? »

Elle acquiesça et nous nous éloignâmes. Dans les Souterrains, les gens tendaient à être moins bruyants dans les lieux ouverts, tout simplement parce que le son se répercutait. Mais là, à la Superficie, ils n’hésitaient visiblement pas à parler à gorge déployée et à créer une véritable cacophonie. C’était une autre culture.

Cependant, quand nous nous éloignâmes du centre, les rues se firent tranquilles et silencieuses. J’eus de nouveau la sensation que quelqu’un nous suivait et je jetai un coup d’œil en arrière.

— « Frère ? » s’étonna Yanika, puis elle ouvrit grand les yeux en comprenant. « Tu as vu l’espion ? »

Je secouai la tête.

— « Non. Il fait le timide, on dirait. À moins que ton frère ne soit en train de devenir paranoïaque. »

— « Ça se pourrait, » opina sérieusement Yanika, les yeux brillants de malice.

— « Mmpf. Mais je ne crois pas, » assurai-je, pensif, en jetant un autre regard en arrière. « Le vent ne me trompe pas. »

Néanmoins, je ne sentais plus rien. Sous le regard interrogateur de ma sœur, je haussai les épaules, enfonçai de nouveau les mains dans mes poches et nous reprîmes la marche. Avec les indications de Livon, nous trouvâmes la confrérie sans problèmes. Comme il nous avait expliqué dans la carriole, sur le chemin de Firassa, il n’y avait pas moyen de se perdre : la maison, qui appartenait à une certaine Shimaba, se situait à mi-hauteur d’une colline près de la mer, dans la partie nord de la ville. Il y avait quelques boutiques dans la rue, mais l’endroit était beaucoup plus paisible que le marché. La maison portait gravée sur la façade un symbole géométrique et des lettres d’un rouge doré qui disaient : Maison des Ragasakis.

Nous nous arrêtâmes devant la grande porte et je jetai un regard à Yani. Elle était tranquille. Elle ne ressentait pas d’appréhension facilement. Pour ma part, j’étais un peu embarrassé de frapper à la porte d’une confrérie dont je venais de découvrir l’existence la veille, mais… Je me rappelai le large sourire de Livon quand il nous avait dit ‘à demain’ et je me dis : un Arunaeh tient toujours sa parole.

J’allais frapper à la porte quand un humain s’approcha de nous dans la rue en disant :

— « Bonjour ! Je suis un Ragasaki. Vous venez nous confier un travail ? »

Il avait des lunettes, des cheveux châtain clair et bouclés et des yeux verts qui nous regardaient, prévenants. Je fis non de la tête :

— « En fait, hier, j’ai rencontré un Ragasaki du nom de Livon et j’ai promis que je viendrais lui rendre visite à la confrérie. »

Le Ragasaki arqua un sourcil.

— « Livon t’a invité ? » Il avait l’air réjoui et surpris à la fois. « Alors, entrez, » nous invita-t-il. « Moi, c’est Loy. »

Nous donnâmes nos prénoms et il poussa la porte. L’intérieur de la confrérie ressemblait davantage à une petite taverne particulière qu’à une maison. Il n’y avait pas d’autres murs que les murs extérieurs, et des escaliers conduisaient au premier étage. Près de l’entrée, se dressait un comptoir qui avait l’air de servir aussi de bureau. Au fond de la salle, toute une rangée d’étagères pliait sous le poids des livres. Et c’était tout ce qu’il y avait comme gros meubles : le reste de la pièce était couvert de tapis, de coussins et de tables basses. À l’une d’elles, quatre personnes étaient assises, plongées dans une conversation. Je reconnus la petite faïngale, Zélif. Ainsi que Livon. Celui-ci paraissait déprimé.

— « Ce type m’a dit qu’il te connaît, Livon, » lança Loy depuis l’entrée.

Le kadaelfe leva brusquement la tête et sourit, en se levant.

— « Drey ! Je suis content que tu sois venu. Tu veux prendre quelque chose ? Je t’invite. »

— « Nous avons déjeuné comme des trolls à La Calandre, » assurai-je.

— « Surtout mon frère, » confirma Yanika avec un grand sourire, tout en joignant ses mains derrière son dos. « Où est Tchag ? »

L’expression de Livon se peignit d’embarras.

— « Eh bien… il a disparu, » avoua-t-il, en se raclant la gorge. J’écarquillai les yeux pendant qu’il expliquait : « Hier soir, j’ai mis le coffre avec l’imp endormi dans ma chambre ; j’ai pensé qu’il ne partirait pas et j’ai laissé le couvercle ouvert. Mais… je me suis trompé. Il a voulu sortir et, quand j’ai essayé de l’en empêcher, il s’est jeté sur moi et il a disparu. »

— « Il s’est jeté sur toi ? » répétai-je, incrédule. Je n’arrivais pas à m’imaginer la petite créature grisâtre aux grands yeux capable d’attaquer quelqu’un.

— « Ça, c’est ce qui arrive quand on fait confiance à un imp, Livon, » dit une jeune femme à la longue chevelure blanche, en se levant à son tour. « Tu es trop confiant. »

— « Mm, » soupira Livon, pensif. « Il avait l’air content d’avoir de la compagnie… Et pourtant, hier soir, on aurait dit un vampire assoiffé. Ses yeux sont même devenus blancs. J’espère qu’il n’a pas causé trop de problèmes dans la ville… »

— « Les yeux blancs ? » répéta celle à la chevelure blanche, les sourcils froncés.

— « Comme deux pierres de lune, » affirma Livon.

Je jetai un regard intrigué à l’humaine. Celle-ci s’était assombrie. Zélif, apparemment, avait remarqué elle aussi.

— « Naylah, » dit la faïngale d’une voix douce mais curieuse. « Cela signifie quelque chose qu’il ait les yeux blancs ? »

La dénommée Naylah secoua la tête et nous tourna le dos à tous pour s’éloigner en disant :

— « Aucune idée. C’est peut-être un phénomène propre à son espèce. En tout cas, on ne peut pas le laisser vagabonder davantage dans Firassa. » Elle s’empara d’une longue lance posée contre un mur et la planta sur le parquet en affirmant : « Il faut qu’on le retrouve. »

Zélif et Livon acquiescèrent. Le quatrième du groupe, un homme aux cheveux rouges confortablement installé sur un coussin, intervint en disant, les bras croisés :

— « Allons, calmez-vous. Sirih et Sanaytay ne sont pas encore rentrées. Ne vaudrait-il pas mieux attendre qu’elles reviennent ? Peut-être qu’elles l’ont trouvé. En plus, pourquoi emportes-tu la lance, Nayou ? Tu ne penses tout de même pas le transpercer avec, non ? »

— « Astéra peut aussi servir de massue, » répliqua Naylah, en plaçant l’arme dans son dos en bandoulière. « Allons-y. »

Elle ouvrit la porte. Livon allait la suivre au-dehors quand, soudain, comme s’il se rappelait quelque chose, il se tourna vers moi en se grattant la tête.

— « Excuse-moi, Drey ! Je ne t’ai même pas présenté. Je ne sais pas où j’ai la tête ! Écoutez, tout le monde, voici Drey et Yanika. »

Celui aux cheveux rouges salua avec un demi-sourire sans décroiser les bras.

— « Enchanté. Moi, c’est Staykel l’Enfumeur. Vous venez des Souterrains, n’est-ce pas ? »

Staykel nous regarda de haut en bas. L’humain dégageait un mélange de désinvolture, d’arrogance et d’affabilité. Je souris de biais.

— « Je suppose que ça se voit à des lieues, » dis-je. « Pourquoi ‘L’Enfumeur’ ? »

— « Ha, » dit Staykel avec un petit sourire suffisant. « Parce que je suis le fabricant de grenades de fumée le plus connu de la confrérie. »

— « Tu es le seul, il faut dire, » fit remarquer Livon.

— « Beh ! Mes grenades de fumée ne sont peut-être pas meilleures que celles de la Guilde des Alchimistes, mais elles ne sont pas pires non plus. Et moi, contrairement à eux, j’innove, » se vanta-t-il.

— « Oui, » sourit Livon en se tournant vers moi. « Il a même une salle secrète pour ses expériences, c’est la petite Shaïki qui me l’a dit. Tellement secrète qu’elle m’a dit : maman va estamper papa avec des runes bruliques pour qu’il ne nous enfume plus la maison. »

— « Je ne l’ai enfumée qu’une fois ! » protesta Staykel. Puis, rougissant, il rectifia : « Enfin, pas beaucoup plus. Foudre et crapauds, Livon, tu n’avais pas un imp à récupérer ? »

À cet instant, j’entendis un tumulte de voix et je me tournai pour voir Naylah rentrer, l’expression sombre, suivie de Sirih, l’harmoniste aux cheveux rouges, et d’une autre jeune fille en robe écarlate qui tenait une sorte de baguette rouge dans une main. Non, c’était une flûte, rectifiai-je.

— « Nous l’avons trouvé ! » déclara Sirih.

— « Mmpf. Vous voyez ? » commenta Staykel, reprenant son air désinvolte. « Je vous avais dit que ce n’était pas la peine de se précipiter. »

La rousse agrippait l’imp par le torse et le brandissait comme un trophée.

— « Devinez où nous l’avons trouvé. Au marché, en train de fouiner ! Il dit qu’il était perdu. Mmpf. Cet imp raconte plus d’histoires qu’un bonimenteur. Pourtant, c’est vrai… Sanaytay l’a entendu demander à un enfant s’il avait vu passer un grand ami rouge et bleu, hein, sœur ? »

Celle à la flûte acquiesça et ses yeux bridés se tournèrent vers le permutateur quand elle murmura avec timidité :

— « J’ai pensé que ça pouvait être toi, Livon. »

Je souris. Un grand ami rouge et bleu. La description parfaite. Tchag, loin de se montrer coupable ou hostile, souriait, profondément soulagé.

— « Drey, Livon, Yanika ! » s’exclama-t-il.

Je l’observai attentivement. Était-il en train de feindre ? Yanika semblait se poser la même question. Livon se précipita vers lui.

— « Tchag ? Tu vas bien ? »

Sirih avait attaché une corde autour du collier métallique qu’il portait et elle la passa à Livon. Celui-ci s’accroupit et posa l’imp avec délicatesse.

— « Dis… pourquoi es-tu parti ? » demanda-t-il.

— « Parti ? » répéta Tchag. « Je ne… je ne suis pas p… »

Il se tut, brusquement confus. Je remarquai alors que Zélif et Naylah étaient restées à parler près de la porte d’entrée. La faïngale tourna son regard vers l’imp, l’air frappé, elle acquiesça et se dirigea vers nous d’un pas léger. Elle s’agenouilla près de Tchag, laissant sa chevelure blonde l’entourer comme une mer dorée et, après lui avoir souri avec une étonnante douceur, elle tendit une main vers son collier et ferma les yeux. Son visage se fit aussitôt grave et elle haleta :

— « Par les Yeux de Zarbandil… »

J’échangeai un regard perplexe avec Livon. L’inquiétude dans l’aura de ma sœur se communiqua efficacement aux autres : même Tchag se tendit comme un animal aux abois, mais il ne fit pas mine de s’enfuir, preuve qu’il s’en remettait à nous, quoi qu’il arrive. Alors, Zélif ouvrit des yeux bleus décidés.

— « Écoutez tous, » dit-elle. « Le coupable de tout, c’est ce collier. Il est chargé d’énergies bréjiques, et pas seulement. Les tracés de cette magara sont si complexes que je n’arrive pas à les comprendre, mais ce qui est clair, c’est que des flux d’énergies partent du collier et vont directement vers la tête de Tchag. Ils sont protégés par la brulique, mais je suis sûre qu’à l’intérieur il y a des signaux bréjiques. »

C’était donc ça, compris-je. J’avais bien eu l’impression que ce collier n’était pas normal.

— « La bréjique… c’est l’énergie de l’esprit, n’est-ce pas ? » murmura Sanaytay, choquée, tout en serrant sa flûte rouge dans sa main.

— « Tout juste, » confirma Loy sur un ton de professeur. L’humain aux lunettes qui nous avait invités à entrer s’était assis près du comptoir, suivant de loin la conversation.

— « … ! » se plaignit Sirih, contrariée. « Sœur, tu as compris, toi ? Par pitié, grande leader, tu pourrais parler plus clairement ? Je n’ai rien pigé à cette histoire de flux. »

Livon non plus, apparemment : on aurait presque dit que la fumée allait lui sortir par les oreilles. Sanaytay contemplait le collier de l’imp, les yeux écarquillés, Staykel l’Enfumeur se frottait le menton, pensif… Moi, j’observais Zélif. Ce n’était certainement pas une mauvaise perceptiste si elle avait découvert tant de choses en si peu de temps. La leader des Ragasakis précisa en essayant d’être claire :

— « Il faut lui enlever le collier le plus tôt possible, sinon Tchag perdra à nouveau le contrôle. J’ai déjà entendu parler d’un phénomène semblable. Ces flux énergétiques dont je parle, Sirih, envoient constamment à Tchag des sentiments de haine, je ne sais pas contre qui, ce que je sais, c’est que… » elle nous balaya tous du regard, Livon, Sirih, Sanaytay, Staykel, Loy, Yanika et moi… et elle déclara : « ce collier renferme un spectre. »

Elle se tut face à nos regards stupéfaits. Un… spectre ? Je me rappelai le Spectre Blanc de l’île de Taey, où vivait notre mère, dans le clan Arunaeh. Je l’avais vu maintes fois, mais il n’était rien d’autre qu’une masse d’énergie qui errait sans objectif, sans sentiments, sans vie réelle. Au milieu de l’étonnement général, je concentrai mon attention sur le collier de l’imp. C’était donc une magara, et pas n’importe laquelle : une qui était capable d’enfermer un être, un être simple, mais un être vivant tout de même. Je sentis l’inquiétude de Yanika grandir et je posai instinctivement une main sur son bras tout en proposant :

— « Je peux essayer de le lui enlever. »

Livon, qui était resté choqué par la nouvelle du spectre, dressa brusquement la tête avec espoir.

— « C’est vrai ! Drey est un destructeur. »

Zélif cligna des yeux, en me regardant.

— « Un destructeur ? Je croyais… Enfin, ce n’est rien. Tu crois que tu pourrais détruire ce métal ? C’est de l’acier noir. »

Je fis une moue.

— « Peut-être pas, » avouai-je. L’acier noir —ou fer noir comme l’appelaient les puristes— était un des métaux les plus résistants au monde. Et aussi un des plus chers. Que faisait un imp avec un tel collier ? Qui donc le lui avait mis ? Durant ma vie comme apprenti Moine du Vent, j’avais fait éclater des roches contenant du fer noir, mais je n’avais jamais brisé un filon de fer noir. Et encore moins un collier.

Je m’avançai.

— « Le collier ne peut pas affecter Drey, n’est-ce pas ? » s’inquiéta Livon.

— « Non, » assura Zélif. « Les flux sont statiques une fois mis en place. Ils ne lui feront rien. »

Je m’accroupis près de l’imp. Celui-ci nous regardait tous avec une confusion croissante. Je croisai ses yeux. En ce moment, il avait l’air aussi innocent et sympathique que la veille. Je le connaissais à peine et, cependant, il était si jeune et simple qu’il était difficile de ne pas sympathiser avec lui et encore plus de se méfier de lui. Ma conscience m’empêchait de laisser un spectre le détruire. Staykel l’Enfumeur intervint :

— « Une seconde, Zélif. Comment sais-tu qu’il y a un spectre dedans ? Je sais que tu es une grande perceptiste mais… Tu as dit avant que tu avais déjà entendu parler d’un phénomène semblable. Est-ce que ça veut dire qu’il existe d’autres colliers de ce style ? »

La petite faïngale s’absorba, tourna ses yeux vers l’imp et soupira.

— « Il en existait. Des spectres qui possédaient des saïjits grâce à des colliers comme ça… Mais c’était il y a longtemps. Cela m’étonnerait qu’une créature comme Tchag… » Elle fronça les sourcils et haussa les épaules. « Quoi qu’il en soit, nous allons difficilement tirer des explications d’un collier. J’espère seulement que le briser n’est pas trop risqué pour Tchag. »

— « Risqué ? » s’alarma Livon.

— « Oh, non ! » s’empressa de le rassurer Zélif. « En fait, le plus probable, c’est qu’il ne lui arrive rien de très grave… » Elle se mordit une lèvre. « Je suppose. »

Attah… Autant dire qu’elle n’avait absolument aucune idée de ce qui se passerait une fois le collier brisé. Tchag se grattait la tête, de plus en plus mal à l’aise face à tous ces regards rivés sur lui. Les sourcils froncés, je tendis une main et saisis le collier.

Yanika s’assit près de moi, très attentive. Tandis que les autres attendaient aussi impatients, je me concentrai.

Le matériau avait sans aucun doute une dureté qui rivalisait avec celle du diamant. Mais pas autant, me dis-je. Le fer noir pouvait être fondu à de très hautes températures. C’est pourquoi il existait des armes de fer noir, quoiqu’elles soient très rares. Cependant, je ne pouvais pas mettre le collier dans un lac de lave avec Tchag au milieu. Mais comment avait-on réussi à mettre le collier à l’imp ? J’examinai le collier, cherchant une soudure, mais je n’en trouvai pas. L’anneau était parfait. Je savais qu’il existait des forgerons celmistes capables d’utiliser des sortilèges d’énergie arikbète pour transformer les matériaux et les unir directement. Les destructeurs travaillaient avec parfois. Mais… je n’avais jamais entendu parler d’un forgeron arikbète capable de fondre du fer noir. Se pouvait-il qu’il s’agisse de cette sorcière Lul dont l’imp avait parlé ? Je secouai la tête et, après avoir évalué le fer noir quelques instants, je m’écartai.

— « Je ne peux pas détruire ça. Désolé, Tchag. Je ne me fie pas à ma précision et je ne veux pas te blesser en faisant éclater le fer. » Ni non plus le tuer en brisant le collier, ajoutai-je mentalement. Je tapotai ses cheveux blancs et levai les yeux. « On ne pourrait pas tout simplement interrompre les flux du collier ou défaire son tracé ? »

Zélif saisit de nouveau le collier, l’expression concentrée tout en disant :

— « Ce n’est pas si simple. La bréjique est l’un des arts les plus compliqués qui existent. Finalement… il vaudra peut-être mieux le laisser comme ça pour le moment, il ne faudrait pas qu’on commette une erreur. On ne sait pas encore si le fait d’interrompre les flux ou de briser le collier peut être dangereux pour l’esprit de Tchag. »

— « Alors vaut mieux pas, » s’empressa de dire Livon, nerveux.

— « De toute façon, » intervint Naylah, la lancière, « je suis sûre que seul un grand spécialiste en magie noire pourrait mener à bout une telle opération. »

Sirih lui jeta un regard moqueur.

— « Tu parles comme si, toi, tu étais une grande spécialiste en magie noire… Maintenant que j’y pense, tu étais Souterrienne, non ? Et avec tes cheveux argentés… Tu étais l’apprentie d’un nécromancien, j’en suis sûre ! Tchag, tout va bien, Nayou va te sauver ! »

L’harmoniste plaisantait. Pourtant, Naylah ne le prit pas bien. Elle la foudroya du regard et croisa les bras en répliquant :

— « Je ne suis l’apprentie de personne. Quant à la magie noire, elle ne devrait pas exister. »

— « Si nous parlons de façon rigoureuse, la magie noire n’existe pas, » intervint Loy avec calme en réajustant ses lunettes.

— « Elle n’existe pas ? Vraiment ? » se moqua Sirih. Soudain, autour de l’humaine rousse, des ombres surgirent du néant, plus noires que le charbon, lui donnant un air de démon infernal. « Et ça, c’est quoi ? »

— « De la magie noire ! » lança Staykel l’Enfumeur, feignant la terreur.

Il nous arracha un sourire et, amusé, Loy répondit :

— « Des ombres harmoniques de la célèbre mage noire Sirih. Ça fait peur. »

La célèbre mage noire défit les harmonies avec un sourire espiègle, qui disparut aussitôt quand elle vit l’expression de Naylah. Celle-ci avait posé sa lance et avait croisé les bras, l’air lugubre.

— « Nayou… »

— « Pour moi, » l’interrompit la lancière, « la magie noire, c’est n’importe quel sortilège tordu créé pour faire du mal. Et ce collier… c’est une abomination qui force un corps à être possédé par un spectre. On ne plaisante pas avec ça. »

Sirih rougit un peu. Assis, les mains dans les poches, je méditai. Cette lancière avait eu des soupçons dès qu’elle avait vu le collier, et même dès que Livon lui avait parlé des yeux blancs, me souvins-je tout à coup. Mais… comment ? Était-elle donc une sorte d’experte chasseuse de spectres capable de les percevoir du premier coup d’œil ? L’image que je m’en fis était plus poétique que probable. Il y eut un silence gêné.

— « Moi… » intervint alors Tchag. Il attira brusquement tous les regards et ses yeux brillèrent, fébriles. « Je ne suis pas un spectre. Je suis Tchag. Je vous l’ai déjà dit. »

— « Tchag, » répéta Livon. Il acquiesça avec fermeté. « Bien sûr. Je te crois. » Il ôta la corde attachée à son collier. « Dis-moi. Sais-tu qui t’a mis ce collier ? Peut-être que nous pourrons convaincre cette personne de te libérer, » raisonna-t-il.

Tchag hésita.

— « Je ne sais pas… »

— « Tu ne te rappelles pas ? » demanda doucement Zélif.

— « Mmm… » Il dodelina de la tête. « Un peu. Je sais que, quand ils sont arrivés… après, la sorcière Lul n’était plus avec moi. » Ses lèvres se tordaient en s’en souvenant. Il tripota son collier, tira dessus en vain, mais sans grande vigueur et, soudain, on entendit un gargouillement. L’imp baissa son regard sur son ventre, le tapota en poussant un grognement plaintif et se jeta sur le tapis, en disant : « J’ai faim… »

— « Ça, au moins, ça peut s’arranger, » intervint une voix amusée.

Je levai les yeux. Au pied des escaliers, une vieille femme était apparue, vêtue d’une longue tunique et de sandales usées. Elle venait du premier étage et j’en déduisis que ce devait être Shimaba, la propriétaire de la maison.

— « Loy, » ajouta-t-elle, « peux-tu nous apporter quelque chose de la cuisine ? »

L’humain aux lunettes se laissa lestement glisser au bas de sa chaise.

— « Bien sûr. Je me demande ce que mangent les imps. »

Difficile à savoir puisque les imps n’existent pas, pensai-je. Et comme on ne savait pas du tout à quelle espèce appartenait Tchag… Shimaba souffla pour signifier qu’elle l’ignorait et répliqua :

— « Apporte ce que tu trouveras. »

Loy disparut derrière le comptoir par une porte que je ne remarquai qu’alors. Il revint bientôt avec une assiette pleine de friands.

— « Je ne sais pas qui les a faits, mais c’est tout ce qu’il y a, » s’excusa-t-il, en posant l’assiette devant Tchag. « Nos deux cuisiniers sont encore en voyage. »

— « Kali et Yéren, » m’expliqua Livon, toujours assis à côté de moi. « En réalité, tu connais déjà presque tous les assidus de la Maison. Enfin, il te manque Orih… »

Il se tut brusquement, surpris, quand Tchag laissa échapper un rire clair de contentement et s’empara d’un friand. Il l’engloutit d’un coup et passa à un autre. L’imp dévorait tout avec une rapidité stupéfiante et un plaisir évident. Enfournant le dernier friand dans sa bouche, il nous adressa un grand sourire joufflu, il observa Livon, croisa ses bras comme lui, me regarda, pencha la tête et avala enfin. Yanika nous observait tour à tour l’imp et moi, et une vague d’amusement se propagea autour d’elle. M’en apercevant, je fis une moue exaspérée. Dannélah… Elle n’était pas en train de me comparer avec ce glouton, n’est-ce pas ?

— « Encore ! » s’exclama alors joyeusement Tchag.

Nous le regardâmes, abasourdis. Encore ? Vraiment ? Depuis combien de temps n’avait-il pas mangé ? Livon s’esclaffa et se leva en disant :

— « D’accord, sortons ! Je connais un bon endroit où manger. »

— « Laisse-moi deviner, encore Le Parat ? » se moqua Staykel. « Fais attention, mon garçon, Yéren ne va pas être content si tu ne manges que des pâtes. »

— « Ben tiens, tu n’es pas un exemple, » repartit Livon en levant un index. « Shaïki m’a dit l’autre jour que tu lui as refilé tous tes champignons dans son assiette quand Praxan tournait la tête… »

— « Mille sorcières sacrées ! Mais de quoi diables parles-tu avec ma fille ! » s’exclama Staykel en lui envoyant un coussin.

Livon l’esquiva en souriant de toutes ses dents et, prenant l’imp dans ses bras, il demanda :

— « Drey, tu viens ? »

Je roulai les yeux et acquiesçai, enthousiaste.

— « Allons-y. »

* * *

Nous ne mentionnâmes plus le collier de Tchag de toute la journée. Zélif nous avait avertis que la lumière du soleil forcerait très probablement le spectre à se retrancher dans le collier ; aussi, après avoir mangé des pâtes dans l’échoppe favorite de Livon, nous passâmes le reste de la journée dehors, à visiter la ville. Livon nous montra les Piliers, vestige des temps impériaux d’Arlamkas, nous fit emprunter l’Avenue Blanche, bordée de sorédrips, et, en débouchant sur la Grand’Place, nous tombâmes sur un groupe de gens armés vêtus de tabards blancs et noirs. Tandis que nous nous écartions pour les laisser passer, Livon nous expliqua spontanément :

— « Ceux-là, ils sont de l’Ordre d’Ishap. Leur chef les oblige à porter l’uniforme, mais, en réalité, la plupart du temps, ils accomplissent le même genre de travail que nous. C’est pour ça qu’ils disent que nous leur volons le travail, » rit-il, en se frottant la tête, l’air de penser : et de fait, nous le leur volons, mais il n’y a pas de mal à cela, n’est-ce pas ?

Sur la place, il y avait presque autant de tohu-bohu qu’au marché. Nous observâmes des jongleurs itinérants et, quand Livon laissa deux kétales dans la casquette, je lui jetai un regard surpris. Je n’avais jamais donné d’argent de ma vie de ma propre volonté, mais… autre pays, autres mœurs, pensai-je. Et Yanika et moi, nous l’imitâmes, donnant chacun une pièce de monnaie et recevant le sourire d’un jongleur avant de rattraper le Ragasaki. Nous achetâmes des glaces et nous nous éloignâmes en savourant notre goûter. Le soleil chauffait agréablement et illuminait tout d’une manière si irréelle que je commençais à comprendre pourquoi certaines religions de la Superficie le vénéraient.

Enfin, nous longeâmes la longue plage, écoutant la houle et contournant les bateaux de pêche, tandis que le soleil déclinait. Des nuages sombres venant de l’est approchaient, mais le sable brillait encore comme mille cristaux de feu. Tchag et Yanika s’accroupissaient sur le rivage, regardant les coquillages. Je vis l’imp en ramasser un, l’examiner avec admiration et courir soudainement vers Yanika pour le lui montrer. En réponse, ma sœur lui montra ceux qu’elle avait trouvés. Je secouai la tête, amusé. On aurait dit un concours à qui trouverait le plus joli. Livon venait de jeter une pierre plate dans l’eau pour faire des ricochets —il en fit cinq— quand un brusque changement dans l’air me fit tourner la tête. Un elfe noir aux cheveux comme électrifiés était tout juste apparu de derrière l’un des nombreux rochers au bout de la plage. Je croisai ses yeux rouges et crus l’entendre marmonner quelque chose sur un ton las avant de disparaître. J’ouvris grand les yeux. Se pouvait-il que ce soit… ?

L’espion.

Je ne voulais pas inquiéter Yanika, aussi dis-je simplement :

— « Je vais me promener jusqu’aux rochers et je reviens. »

Livon acquiesça et Yanika dit :

— « Ne t’éloigne pas trop. »

Elle me disait la même chose lorsque nous voyagions dans les Souterrains et que je m’éloignais du campement pour explorer. Je souris.

— « Ne t’inquiète pas ; ici, il n’y a pas de monstres. »

Je pressai le pas et j’arrivai rapidement aux rochers. Comme il fallait s’y attendre, l’elfe noir avait disparu. Qui cela pouvait-il être ? Je ne l’avais pas très bien vu, mais j’étais presque sûr de ne pas le connaître. Peut-être que ce n’était pas un espion. Durant le voyage à la Superficie et après avoir remarqué sa présence, j’avais imaginé que les Moines du Vent m’espionnaient encore au cas où mon frère entrerait en contact avec moi —une des raisons, sans doute, pour lesquelles ils nous avaient laissés partir aussi facilement du Temple. Cependant, je doutais que Lustogan aille prendre des risques inutiles. Cela faisait trois ans que je n’avais pas de nouvelles de lui.

Après avoir examiné le lieu un moment, je trouvai une pierre plate et je venais de la ramasser quand je sentis l’aura de ma sœur et je me retournai pour la voir avancer vers les rochers accompagnée de Livon et de Tchag.

— « Il se passe quelque chose, frère ? » s’inquiéta-t-elle.

Je roulai les yeux.

— « Honnêtement, rien, » dis-je.

Je les rejoignis, m’approchant du rivage, et je lançai la pierre plate. Celle-ci, stabilisée avec l’orique, rebondit trente-six fois avant de disparaître dans l’eau. Trente-six seulement. Si Lustogan m’avait vu en si mauvaise forme, il m’aurait envoyé faire éclater des roches durant une semaine entière. Livon, lui, avait compté chaque rebond, bouche bée.

— « C’est incroyable ! » s’exclama-t-il.

Je souris et plongeai les mains dans mes poches.

— « Penses-tu. Je ne suis même pas arrivé jusqu’à cinquante. Mon frère arrive à plus de quatre-vingts. »

On aurait dit que sa bouche n’allait pas se refermer tellement il était ébahi.

— « Tu as un frère ? » Sa voix semblait à la fois enthousiaste et légèrement envieuse. Il expliqua : « Moi, je n’en ai jamais eu. »

Tandis que nous longions de nouveau la plage, je le regardai du coin de l’œil. Livon était plongé dans ses pensées. À ce qu’il avait raconté la veille, il était arrivé dans la confrérie à l’âge de onze ans, en suivant Baryn, le moine yuri. Dans ce cas, se pouvait-il qu’il soit orphelin ? C’était triste de penser cela… et encore plus embarrassant de le lui demander.

— « Je n’ai jamais connu ma famille, » ajouta Livon. Il s’arrêta et j’éprouvai un certain malaise. Il n’allait pas me raconter son enfance, si ? Quand je remarquai son large sourire, cependant, je clignai des yeux, déconcerté, alors qu’il déclarait : « Mais ça n’a pas d’importance, parce que, maintenant, j’ai la chance d’avoir une famille formidable. »

Les Ragasakis, compris-je. La confrérie, pour lui, était comme une famille. Je pensai aux Moines du Vent, à ce qui avait été autrefois mon foyer, et… je me dis non. Moi, je n’avais jamais considéré ma confrérie comme une famille. Plutôt comme une prison. Y penser ne pouvait en tout cas pas me donner une mine réjouie comme celle qu’avait Livon en ce moment. Avec un demi-sourire, je détournai le regard et, tandis que nous reprenions la marche vers les maisons, je jetai un coup d’œil au coucher de soleil et aux nuages sombres qui venaient de l’est. Un vent froid parcourait à présent la plage et les mouettes s’envolèrent soudain dans une cacophonie de cris. Nous nous arrêtâmes sur la digue. De là, on voyait notre auberge en première ligne sur la côte. Levant les yeux vers le ciel, Livon commenta :

— « Cette nuit, il va pleuvoir. Vous allez rester à La Calandre ? »

J’échangeai un regard avec Yanika et nous acquiesçâmes. Je demandai :

— « Qui s’occupe de Tchag ? »

— « Ça ne me dérange pas, » dit Livon.

— « Tu es sûr ? »

Je ne pouvais pas dire que ça me dérangeait qu’il le garde… Livon assura :

— « C’est mieux comme ça. Les parents de Kali sont des croyants jardiques. Je ne crois pas que ce soit une bonne idée de le faire entrer à La Calandre, » raisonna-t-il.

Tous deux, nous jetâmes un regard à l’imp, qui observait maintenant les mouettes avec curiosité quelques pas plus loin. Je haussai les épaules.

— « Alors, à demain. »

Livon sourit, il appela Tchag et celui-ci nous dit aussi au revoir avant de suivre diligemment son aimable amphitryon… si diligemment qu’il le devança. Au lieu de protester, Livon se mit à courir derrière lui pour le rattraper, à l’évidence amusé. Je m’esclaffai tout bas.

— « Tchag ne sait pas qu’un permutateur ne peut pas perdre à la course. »

Yanika me répondit par un petit rire. Alors, je me demandai si Livon serait capable de permuter avec Tchag. Je n’avais aucune idée de permutation, mais je supposai que, comme dans tout art orique, il ne pourrait pas ignorer la loi de l’équilibre de masses et de forces. J’écartai aussitôt mes pensées quand je remarquai qu’une aura nouvelle entourait Yanika. Ma sœur avait levé ses yeux noirs vers le ciel. Elle tendit une main et murmura :

— « C’est de l’eau. »

À cet instant, je reçus moi aussi une goutte d’eau sur la joue. Le ciel s’était couvert de nuages sombres et le vent soufflait, plus libre que jamais. Ce n’était pas de la pluie acide. Malgré tout, au cas où, je nous enveloppai de vent orique pour repousser les gouttes et nous nous hâtâmes de rentrer à l’auberge.

Cette nuit, la pluie tomba sur le toit de La Calandre comme une danse de tambours. Je n’aurais pas réussi à fermer l’œil sans l’aura tranquille de Yanika et ma fatigue. Je rêvai que je marchais avec Yanika sur un chemin illuminé par le soleil couchant et que nous avancions joyeusement vers l’ouest sans jamais l’atteindre…

Je me réveillai en sursaut, envahi par la peur. Un son de roche qui explose m’avait réveillé. Et pas uniquement ça. L’aura de Yanika aussi m’avait réveillé. Dans l’obscurité, je ne pouvais rien voir, mais soudain une lumière fugace illumina tout, y compris ma sœur étreignant son oreiller. Sortant ma pierre de lune pour éclairer mon chemin, je m’empressai de sortir de mon lit pour aller la tranquilliser.

— « Yanika. Il ne faut pas t’inq… »

Une roche éclata dans toute la ville. Je me raclai la gorge, tendu.

— « Ce n’est rien, » assurai-je. « Ça doit être… le tonnerre. »

— « Le… tonnerre ? » répéta Yani.

Un autre fracas retentit, faisant trembler les vitres. Je me rappelais avoir lu que les éclairs qui sortaient des nuages étaient d’énormes décharges d’énergie brulique capables de briser un arbre et de le faire brûler en un instant. Capables probablement de tuer quelqu’un. Soudain, la Superficie ne me semblait plus aussi amicale. J’embrassai le front de Yanika et nous demeurâmes un long moment assis l’un près de l’autre, à la lumière de la pierre de lune, écoutant les coups de tonnerre, jusqu’à ce qu’ils prennent fin. À partir de là, je dormis profondément et, quand je me réveillai, je laissai échapper un soupir devant la lumière qui inondait la pièce. De nouveau, nous avions raté le lever du soleil.

Je me redressai et… aussitôt je remarquai le papier plié sur la table de nuit. Je regardai le morceau de papier un bon moment, paralysé. Il n’était pas là la veille au soir. Quelqu’un était entré dans la chambre… et je ne m’étais pas réveillé ? Impossible. Mon orique fonctionnait même quand j’étais endormi : n’importe quel mouvement d’air aussi proche aurait dû me réveiller… À moins que je ne l’aie confondu avec le vent qui s’infiltrait par les fentes. Ou que la personne qui était entrée ne sache dissimuler sa présence.

Après avoir jeté un coup d’œil à Yanika et vérifié qu’elle dormait encore, je pris le papier et le lus. La phrase était courte, mais j’eus pourtant des difficultés à la déchiffrer tellement elle était mal écrite. Elle disait ainsi : « Je ne suis pas ton ennemi, calme-toi. » L’espion de la roche, sans doute, le drow aux cheveux électrifiés, déduisis-je. Mes constantes réactions à sa présence l’avaient finalement poussé à me “rassurer”. Il n’était pas mon ennemi, disait-il. Mmpf. Cela ne m’importait pas vraiment. Ce qui m’inquiétait davantage, c’était d’imaginer qu’il venait de la part de Père, de mon frère ou, encore plus alarmant, de ma mère. Mais il ne pouvait pas venir de la part de cette dernière : si elle avait su où j’étais, elle m’aurait demandé de retourner immédiatement sur l’île de Taey.

Je mis le papier dans ma poche et m’étirai. Mar-haï. Ce n’était pas un ennemi, mais il n’avait pas non plus envie de m’expliquer pourquoi il me suivait, hein ? Je supposai que tôt ou tard je finirais par le découvrir.