Accueil. Cycle de Dashvara, Tome 1: Le Prince du Sable

17 La demeure du mécène

Lorsqu’il se réveilla, la première chose que fit Dashvara fut de jeter un coup d’œil autour de lui, cherchant l’ombre. Il ne la trouva pas et soupira, soulagé. Il avait beau savoir que sa conversation de cette nuit avec cette créature n’avait pas été un rêve, il ne pouvait éviter de se convaincre qu’il avait eu des hallucinations et qu’il avait déliré à cause de ces étranges poudres.

Malgré tout… Dashvara scruta de nouveau les coins de la chambre. Celle-ci était éclairée par la lumière du jour, mais les angles restaient quelque peu dans la pénombre. Pris d’une subite impulsion, il se coucha à plat ventre et regarda sous le lit. Il plissa les yeux et, au moment où il entendait tourner la poignée de la porte, il perçut dans les ombres cinq doigts noirs comme la nuit qui s’agitaient comme pour le saluer.

— Frère ! —lança Fayrah en entrant dans la chambre. Elle s’arrêta, étonnée—. Que fais-tu ?

Pâle, Dashvara déglutit et s’assit correctement sur le lit.

— Oh… Rien. J’explorais la zone.

Tous deux se regardèrent. Le visage de sa sœur reflétait un profond trouble. Elle avait troqué sa tunique dorée pour une jupe rouge et une chemise. Sa longue chevelure sombre tombait, lisse, jusqu’à ses coudes. Et, malgré tout ce qui s’était passé, ses yeux étaient toujours doux et limpides comme deux lumières naissantes. Elle était plus belle que jamais, sourit Dashvara. Il lui tendit une main.

— Approche-toi, petite sœur.

Fayrah avança d’un pas, comme si elle hésitait. Alors, ses yeux s’emplirent de larmes et, quelques secondes après, elle se retrouva dans les bras de Dashvara, le serrant avec force.

Ses sanglots lui brisèrent le cœur. Dashvara aurait voulu pouvoir lui dire qu’une fois la vengeance accomplie, tout redeviendrait comme avant. Mais, à l’évidence, il n’avait pas le pouvoir de ressusciter les morts ; il se contenta donc de l’entourer de ses bras et d’essayer de la réconforter sans prononcer un mot.

— Dash —balbutia Fayrah après un long silence, sans se séparer le lui—. Tu ne sais pas combien de fois j’ai souhaité ne pas avoir survécu.

— Ne pense pas à ça —lui conseilla-t-il—. Maintenant tu es vivante et avec moi, grâce à l’Oiseau Éternel.

Fayrah inspira bruyamment par le nez et s’écarta, les yeux brillants.

— Ce n’est pas grâce à l’Oiseau Éternel, Dash. Je… je suis une lâche —avoua-t-elle. Les paroles se précipitèrent sur ses lèvres—. Mère m’avait laissée m’occuper de nos petits frères. Elle, elle était partie chercher Misadeya. Pour la tuer. Et elle m’avait dit de tuer Mildran et Saodar avant que les sauvages ne le fassent. Quand elle est revenue, elle s’est mise en colère parce que… je n’avais pas osé. —Un sanglot lui échappa et Dashvara la prit par le bras pour la calmer—. Quand elle a voulu me tuer… je me suis enfuie. Et la dernière chose qu’elle m’a dite, c’est qu’à partir de ce moment je cessais d’être sa fille.

Durant un long moment, Dashvara fut incapable de parler. D’un côté, il comprenait l’acte désespéré de Dakia de Xalya. Après tout, Mildran et Saodar seraient morts de toutes façons. Ils portaient en eux le sang de Vifkan. Ils étaient condamnés d’avance. Toutefois, pour quelque motif, les sauvages avaient épargné la vie de sa sœur.

Il essuya une larme qui glissait sur la joue de Fayrah, et celle-ci sécha une autre larme sur la joue de Dashvara.

— J’ai menti sur mon identité —murmura Fayrah—. J’ai dit que j’étais la fille d’un berger. —Elle inspira profondément—. J’ai renié l’Oiseau Éternel, Dash. J’ai perdu mon honneur et, pourtant, je ne veux pas renoncer à ma vie. Nous ne devons pas avoir honte —affirma-t-elle—. Moi, je n’ai jamais été une véritable Xalya.

Elle croit que je me suis enfui, moi aussi, comprit Dashvara, surpris. Il allait lui dire la vérité, mais quelque chose l’en empêcha. Il secoua la tête. Son seigneur père aurait sûrement éprouvé un clair dédain face à la lâcheté de sa fille. Dashvara, lui, éprouvait seulement de la compassion pour le conflit interne qui semblait ronger la jeune fille. En fin de compte, quel esprit sain aurait choisi de mourir, alors qu’il pouvait vivre ? Lui, peut-être ; mais pas Fayrah.

— N’y pense plus —lui conseilla-t-il—. Les terres xalyas sont tombées, et notre peuple avec elles. Tu n’as de comptes à rendre à personne d’autre qu’à toi-même, Fayrah. Tu sais ? C’est le fait de te voir prisonnière qui m’a aidé à avancer et à parvenir jusqu’ici. —Il lui sourit—. Nous nous sommes sauvés mutuellement et, maintenant, nous devons continuer à aller de l’avant.

Fayrah conserva une expression sombre.

— Aller de l’avant… dans quel but, frère ? Je me sens comme un fantôme qui vit après avoir abandonné son corps et n’ose pas mourir.

Dashvara réprima une grimace en se demandant ce que l’ombre qui gisait sous son lit devait penser de cela.

— Lessi a passé des jours sans prononcer un mot —continua Fayrah—. Elle a vu le capitaine Zorvun lutter contre cinq Akinoas. Et Aligra —reprit-elle, dans un filet de voix—. Je ne l’avais jamais entendue crier et, quand elle a vu le casque rouge de notre frère Showag…

Le visage de Dashvara se durcit et il décida qu’il en avait assez entendu.

— Arrête d’y penser, sœur. Cela ne sert à rien. Ils resteront dans nos cœurs, mais ne les pleure plus. —Il posa sur le front de sa sœur le majeur et l’index et murmura— : Nandrivá, sîzin, halur hunástaram. —“S’il te plaît, sœur, ne me fais pas pleurer”. Dashvara inspira et sourit à Fayrah—. Je t’assure que tu as toujours été une Xalya. Et, quoi que tu dises, tu le seras toujours. Je me souviens encore comment tu donnais des leçons philosophiques au shaard. Une de tes questions le maintenait enfermé dans sa tour de contemplation pendant des heures. Tu t’en souviens ? —Fayrah acquiesça et tous deux pouffèrent. Dashvara affirma, blagueur— : Seule une Xalya serait capable de rendre un shaard fou. —Il reprit son sérieux en tendant une main pour lui soutenir le menton—. Une Xalya ne se laisse jamais emporter par le désespoir. Le vent a beau souffler, la plume reste debout. Peut-être avons-nous tout perdu, mais maintenant nous devons revivre. Et j’ai besoin de toi.

Fayrah sembla faire de gros efforts pour ravaler ses larmes, mais, quand elle lui adressa un sourire, ses lèvres ne tremblèrent pas.

— Maintenant, tu es notre seigneur de Xalya —chuchota-t-elle—. Je sais que tu nous protègeras. —Ses yeux étincelèrent—. Je ne veux être prisonnière de personne, Dash… Plus jamais.

Dashvara prit son visage entre ses deux mains et posa un baiser plein de tendresse sur sa tête.

— Je vous protègerai de tout mon cœur. Et maintenant… —ajouta-t-il en se levant—, allons manger quelque chose. Cela fait un jour entier que je n’ai rien mangé. Je pourrais dévorer un troupeau entier de chèvres !

Fayrah rit et se leva à son tour.

— Je vois que tu te sens mieux. Rowyn dit que c’est un miracle que ce venin ne t’ait pas tué.

— Penses-tu. C’est tout à fait normal —répliqua Dashvara sur un ton léger—. Après tout, le capitaine Zorvun ne disait-il pas de moi que j’étais plus rapide qu’un serpent rouge ? Son venin ne m’atteint pas.

Fayrah roula les yeux et sortit la première. En la suivant, Dashvara passa une main sur ses yeux et une grimace sarcastique déforma son visage.

Tu demandes à ta sœur de ne pas pleurer et, toi, tu pleures comme un nouveau-né, se moqua-t-il. Le mieux qu’il pouvait faire était d’aller manger et de laisser de côté son sentimentalisme.

Dans la salle à manger, ils trouvèrent Aligra et Lessi en train de déjeuner et de parler avec Rowyn. En réalité, c’était Rowyn qui parlait : Lessi le contemplait, fascinée, et Aligra ne détachait pas les yeux de l’œuf sur le plat qu’elle avait devant elle. Le Frère de la Perle adopta un ton furieux alors qu’il racontait une histoire :

— “Impossible”, dit alors le magicien Bramanil aux pirates. “J’ai encore mon livre de sortilèges ! Si vous ne me rendez pas mon bâton de mage, crétins ignorants, je vous changerai tous en grenouilles velues et répugnantes !” —Lessi pouffa et Rowyn s’interrompit avec un grand sourire—. Seigneur de Xalya ! Comment as-tu dormi ?

Un instant, Dashvara s’arrêta près de la table, se demandant si le blond se moquait de lui en l’appelant ainsi, mais les yeux du républicain ne reflétaient que l’amabilité.

— Parfaitement, merci —répondit-il. Il jeta un coup d’œil sur la table. Il y avait du pain, du fromage, des fruits, et des œufs sur le plat… Il n’y pensa pas à deux fois avant de s’asseoir et de commencer à se servir.

Rowyn sourit et il allait faire un commentaire quand Lessi demanda :

— Ils lui ont rendu son bâton ?

— Ah… Oui. Enfin, pas directement. Le magicien s’est mis à murmurer des mots étranges. Sa voix résonnait comme la Mort en personne. C’était terrifiant. Les pirates eurent si peur qu’ils se jetèrent par-dessus bord, en laissant le navire désert et sans barque. “Maudits lâches”, marmonna Bramanil. Comme il ne pouvait pas mener le navire tout seul, il ramassa son bâton, libéra son chat Mawrus et construisit un radeau. Avec son bâton, il fabriqua une rame. Il abandonna le bateau…

— Et pourquoi n’a-t-il pas utilisé la magie pour conduire le navire ? —l’interrompit Lessi.

Rowyn eut un petit sourire mystérieux.

— Tu veux savoir pourquoi ? Tu vas bientôt le savoir. Le magicien et le chat ramèrent jusqu’à la côte de Dazbon avec un vent doux et aimable. Bramanil revint chez lui en s’appuyant sur son bâton et, quand il arriva, ses enfants l’accueillirent avec grande joie. Il leur raconta son aventure et, en riant, il leur dit : “Je n’ai eu qu’à leur crier : « Ail, sel, piment, sésame et safran » et ils m’ont laissé en paix. Qui aurait dit qu’une houlette de berger et un livre de cuisine me sauveraient la vie face à ces pirates crédules !”

Lessi s’esclaffa, Fayrah et Dashvara sourirent et Aligra leva la tête, l’air de se demander quel était tout ce bruit.

— Comme je le disais à tes amies, c’est une aventure parmi tant d’autres du berger Bramanil et de son chat Mawrus le saboteur —expliqua joyeusement Rowyn—. Elles ne sont plus à la mode mais, quand j’étais enfant, tous mes compagnons connaissaient par cœur son aventure avec les pirates et bien d’autres.

Sans se départir de son sourire, Dashvara détourna son regard pour voir Azune apparaître dans l’encadrure de la porte. Elle portait la même tenue sombre que celle de ces deux hommes mystérieux que Dashvara avait vus dans la taverne du Chamiel. Mais, en y réfléchissant mieux, peut-être que ceux-ci n’étaient pas deux hommes, mais un homme et une femme. Rowyn et Azune.

— Au moins le venin ne semble pas lui avoir coupé l’appétit —remarqua l’elfe.

Dashvara perçut la moquerie dans sa voix, mais la froideur qui brillait dans ses yeux la nuit antérieure l’avait désertée.

— Il n’y a rien de mieux qu’un bon déjeuner pour guérir un malade —sourit Rowyn.

— Il suffit de te l’entendre dire pour te croire —observa Azune. Elle s’assit en bout de table avec l’agilité des chats. Se pouvait-il que les Frères de la Perle soient des guerriers ?, se demanda Dashvara. Il avala un grand morceau d’œuf avec appétit.

— La vérité, c’est que je me sens déjà complètement guéri —affirma le Xalya—. Dites-moi, puisque nous allons voir cette Suprême, j’aimerais en savoir plus sur votre clan.

Rowyn fronça un sourcil, souriant.

— Clan ? —répéta-t-il—. Ce n’est pas un clan, steppien. C’est une Confrérie. Une sorte de… corporation dans laquelle nous nous aidons les uns les autres. Et chacun a sa spécialité. —En voyant que les yeux de Dashvara étincelaient de curiosité, il poursuivit— : Voilà, en fait, nous ne sommes pas très nombreux. Nous avons un groupe plutôt bigarré, avec quatre membres officiels, plus un acolyte. Azune et moi sommes des enquêteurs. Nous avons un ancien voleur repenti…

Azune laissa échapper un petit rire sarcastique.

— Ah ! Repenti, qu’il dit…

Rowyn souffla.

— Azune, s’il te plaît. —Il se racla la gorge—. Nous avons aussi un moine-dragon retiré de l’Ordre de Sifra. Un celmiste désintégrateur, l’acolyte, en fait, et bien sûr… —il sourit et désigna la salle d’un ample geste tout en ajoutant— : un riche mécène qui nous permet d’entrer dans quelques-uns de ses domaines quand ils sont inoccupés.

— Et nous avons aussi un jacasseur qui raconte tout à des inconnus —le coupa Azune, acerbe.

Rowyn joignit les mains, comme s’armant de patience.

— Azu… —prononça-t-il avec douceur—. Comme si notre Confrérie était une société secrète ! Tu as vu comment est Dashvara. C’est un homme droit. Il pense comme nous.

— Ah, bon ? —Elle regarda Dashvara avec une moue moqueuse—. Rends-toi compte, steppien, que Rowyn sait exactement ce que tu penses. Ça fait peur, n’est-ce pas ? Non seulement c’est un expert jacasseur mais, en plus, c’est un maître en divination, cela ne fait pas de doute.

— Azu ! —protesta Rowyn. Dashvara réprima difficilement un sourire—. Je n’ai pas encore mentionné que je suis le capitaine de la bande, alors, en théorie, tous les membres sont censés me respecter.

L’elfe lui adressa un sourire charmant.

— Qui t’a manqué de respect, Duc ? Dis-le-moi et je lui tords le cou —assura-t-elle.

Rowyn secoua la tête, jugeant manifestement que la conversation ne rimait plus à rien, et il se leva en faisant grincer sa chaise.

— Il vaudra mieux que je bouge. Je vais surveiller le chemin du nord, au cas où une caravane viendrait. Toi, reste ici, Azu. Profitez tous de la journée.

Il disparaissait déjà par la porte quand Azune poussa un feulement et sortit derrière lui, jusqu’au vestibule. Dashvara distingua clairement sa voix.

— Rowyn, tu ne peux pas me demander ça. Tu sais bien que je n’aime pas rester les bras croisés…

On entendit la porte de sortie s’ouvrir. Lorsque Rowyn parla, sa voix était empreinte d’exaspération.

— Azu, nous avons décidé entre tous que je serais le capitaine de la bande, tu te rappelles ? Quand je donne un ordre, je veux que tu le suives. Et si tu t’ennuies, parle avec nos hôtes. Tu es peut-être ma sœur mais, quand il s’agit du travail, tu es avant tout un membre de la Confrérie, compris ?

Il y eut un silence puis le bruit d’une porte qui se ferme. Dashvara vit Fayrah et Lessi échanger des regards curieux. Quand Azune revint dans la pièce, ses yeux lançaient des éclairs.

On dirait que le petit discours de Rowyn ne lui a pas plu, constata Dashvara, amusé. Alors comme ça, Azune et lui étaient frère et sœur de sang ? Une telle affirmation ne lui paraissait pas cohérente. Lui était humain alors qu’elle avait des oreilles pointues comme les elfes. Dashvara se servait déjà le cinquième œuf quand Fayrah, dont les pensées avaient dû suivre le même chemin, s’enquit :

— Je ne comprends pas. Si tu es une elfe, et lui, c’est un humain, comment peut-il être ton frère ?

Prononcée par une autre personne, la question aurait pu paraître impertinente, mais Fayrah avait un don pour demander n’importe quoi sans avoir l’air indiscrète.

Azune revint s’asseoir en bout de table et, un instant, Dashvara crut qu’elle n’allait pas répondre. Finalement, elle soupira comme si elle était arrivée à une conclusion.

— Je ne suis pas une elfe, je suis une semi-elfe. Et Rowyn n’est pas un humain, c’est un kampraw. Nous avons le même père, mais sa mère est une caïte et la mienne est une elfe. Satisfaite ?

Fayrah rougit.

— Pardon. C’est que, dans la steppe, nous ne voyions que des humains, n’est-ce pas, Lessi ? C’est très déconcertant de voir une telle variété de… gens.

La semi-elfe l’observa sans répondre. Tous avaient terminé de déjeuner et le silence se prolongea. Dashvara se sentait revigoré et il serait sorti avec plaisir faire une promenade si la garde n’avait pas été à sa recherche dans tout Rocavita.

— Bon —dit-il, en rompant brusquement le silence—. Puisque nous ne pouvons pas sortir d’ici, cela pourrait être intéressant d’en apprendre davantage sur cette Confrérie de la Perle. —Il attendit quelques secondes. Sous le regard des quatre Xalyas, Azune ne broncha même pas. Dashvara laissa échapper un soupir, mais il ne renonça pas—. Qui est cette Suprême ?

Azune haussa les épaules et ses yeux bruns le scrutèrent.

— La Suprême s’appelle Shéroda. Et quand Rowyn te la présentera, elle t’enverra frire des couleuvres dans la gueule du dragon. Mais ne le dis pas à Rowyn le Duc, parce qu’après tout, c’est le capitaine et il fait ce qu’il veut.

Dashvara leva les yeux au ciel face à son ton grognon.

— Pourquoi crois-tu que Rowyn ne devrait pas me présenter à la Suprême ? —demanda-t-il après un silence.

Azune eut un demi-sourire surpris.

— Pourquoi je pense qu’il ne devrait pas te la présenter ? Ah. Quelle question. —Elle sourit en secouant la tête et, devant le regard interrogateur de Dashvara, elle se fit sérieuse et conclut— : Moi, je ne vais pas dire au capitaine ce qu’il doit faire mais, à mon avis, et il n’y a rien de personnel là-dedans, la Confrérie de la Perle n’a besoin de l’aide de personne. Et encore moins de gens inconnus qui viennent de l’au-delà. Si je puis me permettre.

Elle avait joint les mains et, à présent, elle jouait avec ses pouces, légèrement nerveuse.

— Vous avez fini de déjeuner ? —ajouta-t-elle vivement—. Vous avez besoin de quelque chose d’autre ?

Fayrah sourit aimablement.

— Non, merci…

— Alors —l’interrompit la semi-elfe—, à moins que vous ne prétendiez prolonger la conversation, je vous suggère de retourner dans vos chambres et de ne pas faire trop de bruit.

Après quelques secondes, Lessi et Fayrah se levèrent obéissantes et se dirigèrent vers les escaliers. Sans crier gare, Dashvara éclata de rire et des regards surpris se posèrent sur lui. Il n’avait pas bougé d’un pouce. La vérité, c’est que l’attitude d’Azune l’amusait plus qu’autre chose.

— Eh bien, figure-toi que je prétendais prolonger la conversation —dit-il avec un sourire moqueur—. Alors voilà, maintenant que je ne m’évanouis pas, que je ne lance pas d’éclairs et que je ne crache pas de sang, j’ai brusquement découvert une nouvelle affection qui me préoccupe.

Aligra l’observa avec une étrange attention derrière ses pupilles ensommeillées. Azune avait les lèvres pincées.

— Une nouvelle affection ?

— Cela s’appelle « Ignorance aiguë sur la République de Dazbon » —expliqua Dashvara—. Et j’ai pensé que tu pouvais y remédier.

Azune resta saisie un instant. Petit à petit, un sourire étira ses lèvres.

— Bien sûr que je peux y remédier. —Elle se leva—. Accompagne-moi.

Dashvara haussa un sourcil et hésita avant de sortir de la pièce, suivi par les trois Xalyas. Azune les guida vers une porte fermée à deux battants. Elle l’ouvrit et fit un ample geste vers l’intérieur.

— Voici ton remède.

La salle avait deux grandes étagères remplies de livres, grands et petits, fins et épais de plusieurs pouces. Dashvara souffla en riant.

— Tes dons de guérisseuse m’épatent. C’est un remède lent, mais efficace à long terme, je suppose.

Azune esquissa un sourire badin.

— Le savoir ne s’apprécie qu’à long terme. —Un éclat de curiosité passa dans ses yeux—. Bon, j’en déduis que tu sais lire.

— Tous, ici, nous savons lire —affirma Dashvara—. Nous avons tous été des disciples du dernier shaard de l’Oiseau Éternel.

— Oh… —Azune sembla méditer la nouvelle—. Alors, peut-être que vous voudrez tous vous installer dans cette pièce pour soigner cette ignorance aiguë. Il manque deux sièges. Je vais vous les apporter.

— Ne te dérange pas —assura Dashvara avec empressement—. Je les apporterai moi-même, merci.

Le visage d’Azune s’adoucit et, quand Dashvara s’en fut chercher deux chaises dans la salle à manger, il sourit intérieurement.

Tu t’es débarrassée de nous comme une experte, semi-elfe.

* * *

Les quatre Xalyas s’installèrent dans la petite bibliothèque du mystérieux mécène. Après une courte hésitation, Dashvara laissa la porte ouverte avant de s’asseoir confortablement dans le fauteuil vide. Il observa que celui-ci était le plus confortable de tous et, quand Fayrah lui demanda s’il avait besoin d’aide pour trouver une information en particulier, Dashvara arqua un sourcil.

— Pour le moment, non, merci —répliqua-t-il, en ouvrant le premier livre qu’il avait pris sur l’étagère.

Le volume était relativement léger et l’écriture du scribe était droite et claire. Habitué comme il l’était à voir les typiques fioritures et courbes des vieux livres du donjon, Dashvara s’étonna. Le livre s’intitulait L’Illustrissime Ville de Dazbon : plans et chronologie. L’Histoire de pays lointains ne l’avait jamais particulièrement enthousiasmé, mais, étant donné que Dazbon était maintenant à quelques heures à peine à cheval, l’étudier commençait à devenir une occupation plus que raisonnable.

Il passa rapidement sur de vieilles reproductions de plans de la ville d’années antérieures à l’an 5500, il survola les cent années suivantes, reconnaissant de temps à autre quelques noms de sénateurs connus, et ses yeux s’arrêtèrent sur le nom de « Zafandria Andeyed », ancienne sénatrice de Dazbon, née en 5530. Zafandria Andeyed, se répéta-t-il. Le père de Zaadma n’était-il pas un certain Sarfath Andeyed ? Il continua à lire et il comprit que la famille Andeyed était une des douze familles patriciennes de la République. La dénommée Zafandria avait dirigé le Sénat durant huit ans, pendant lesquels elle avait conquis les mines de Maeras et fondé l’Ordre de Sifra. De nouveau, Dashvara fit une pause. Rowyn n’avait-il pas dit que l’un de ceux de sa bande était un membre retiré de l’Ordre de Sifra ? D’après ce qu’il lut, les moine-dragons de cet Ordre étaient les plus grands gardiens des chemins sur les terres dazboniennes. À côté de ces « succès » de carrière, on accusait la maître-sénatrice d’avoir fait preuve de négligence dans le domaine de la sécurité maritime, vu qu’à cette époque la piraterie était devenue un vrai fléau. L’année 5602, elle avait été remplacée par un dénommé Licente Faerecio, qui avait employé toutes ses forces navales contre une véritable armée de pirates. Il avait été vaincu et la chambre des magistrats avait réclamé un châtiment pour un si mauvais gouvernement. Licente Faerecio avait été destitué de sa charge et, cependant… —Dashvara arqua un sourcil— il avait été couronné par le Dragon Blanc pour ses bonnes relations initiées avec l’État Fédéré de Diumcili.

Effectivement, pensa Dashvara avec ironie. Si ce Licente Faerecio est le même que celui que j’ai entendu parler avec Arviyag dans son pavillon, il a de très bonnes relations avec Diumcili et ses esclavagistes.

La chronologie s’interrompait en l’an 5612, vingt ans en arrière, et elle s’achevait avec un plan de Dazbon sur lequel étaient inscrits en lettres capitales les six districts principaux de la ville : le District du Dragon, le District d’Automne, le District de Kwata, le Beau District, le District de l’Aube et le District du Port. Cette page était comme délavée et Dashvara eut du mal à deviner les lettres plus petites. Certaines indiquaient les noms des canaux d’eau du District du Dragon, près de la mer. D’autres situaient le Sénat, les quatre Tours du Temps et autres monuments dont Dashvara n’avait jamais entendu parler. À l’arrière-plan, il devina la forme d’un dragon courbé qui semblait englober la ville avec ses griffes, comme pour veiller sur elle… ou pour l’écraser.

Dashvara ferma le livre et prit le suivant de la pile qu’il avait faite. Celui-ci était écrit en oy’vat, la langue des Anciens Rois. Cette simple particularité l’avait attiré comme l’or attire un Shalussi. Selon Maloven, l’oy’vat était une langue que tous avaient pratiquement oubliée, sauf les Xalyas. Alors, que faisait un livre écrit dans la langue savante dans la bibliothèque d’un mécène dazbonien ? Oniri’l soen, annonçait le titre. Les fondements du savoir.

À peine l’eut-il ouvert qu’il réprima une moue de surprise en constatant que toutes les marges des pages étaient occupées par des gloses écrites en langue courante. C’étaient des tentatives de traduction, comprit-il. Le livre philosophait au début sur la santé et la vie, puis il parlait de plantes et de remèdes. Au bout de quelques pages, les gloses se firent moins fréquentes, et finirent même par disparaître complètement.

Visiblement, il s’est lassé d’essayer de traduire, sourit Dashvara. En lisant quelques-unes des gloses, il s’était rendu compte que son auteur ne connaissait pas grand-chose à l’oy’vat. Ainsi, la phrase « De même que le corps doit être sain, la plante qui soigne doit l’être elle aussi » était devenue en langue commune « L’être vivant, comme il est nature, a un corps à entretenir ». Dashvara sourit tout seul et secoua la tête, levant le regard vers les Xalyas. Fayrah avait les yeux rivés sur un livre de géographie, bien qu’elle n’ait pas l’air de lire. Lessi, assise sur le sol près d’une étagère, admirait des estampes colorées. Aligra jouait distraitement avec un cube de bois dans la main. Dashvara se troubla quand il s’aperçut que ses grands yeux l’observaient fixement.

Est-ce que j’ai des restes d’œuf dans la barbe pour qu’elle me regarde avec cette tête d’enterrement ?

Dashvara connaissait la profonde affection que Showag éprouvait pour cette jeune fille au visage étrangement pâle pour une femme de la steppe. Il se souvenait que sa mère ne la tenait pas en grande estime et craignait que Showag finisse par la prendre pour épouse. Dashvara n’avait jamais beaucoup parlé avec elle, mais il était persuadé que, si Showag l’aimait, elle ne devait pas être aussi folle que certains le disaient. Et pourtant, en la voyant ainsi, on se prenait à douter…

Écartant les yeux de son regard perturbant, il se concentra de nouveau sur le livre de plantes. Il passait la page quand Aligra, parlant dans la langue savante, lâcha sur un ton neutre :

— Tu devrais être mort.

Dashvara leva la tête et sourit malgré son trouble. En oy’vat, il répondit :

— Alors, c’est une chance que je ne le sois pas, tu ne crois pas ?

Fayrah et Lessi s’étaient immobilisées, les regardant tour à tour. Aligra demeura de pierre.

— Tu es le fils premier-né du seigneur Vifkan —siffla-t-elle.

Dashvara esquissa un sourire amer.

— Ah, oui ? Tu fais bien de me le rappeler.

— Tu as fui le donjon et tu as abandonné ton peuple ! —l’accusa Aligra.

Dashvara fronça les sourcils. Il ne l’avait jamais vue aussi altérée. Jetant un coup d’œil à Fayrah, il vit que l’attitude de son amie la surprenait elle aussi.

— Vraiment ? —répliqua-t-il.

Un éclat dangereux illumina les yeux de la Xalya.

— Tu avais une famille et des frères à défendre.

“Moi, je n’avais que Showag et, toi, tu l’as laissé mourir”, criaient ses yeux froids.

Dashvara serra la mâchoire. Il fut sur le point de leur parler de la tâche que son père lui avait assignée. Cependant, ceci, outre le fait de n’apporter aucun réconfort, n’aurait fait que souiller l’honneur du seigneur Vifkan. Sauver un fils pour qu’il accomplisse une vengeance propre d’un assassin n’était pas quelque chose dont un Xalya pouvait s’enorgueillir.

— Bon, maintenant, nous sommes tous dans la même situation —dit-il enfin en s’appuyant contre le dossier du fauteuil. Parler en oy’vat si loin de sa terre natale lui paraissait étrange—. Nous sommes tous orphelins et nous devrions tous être morts, mais nous sommes ici, loin de la steppe. Et, visiblement, nous nous sentons tous plus ou moins coupables. —Il les regarda toutes les trois et haussa les épaules—. Si vous considérez que le fait d’avoir survécu ne me donne plus droit au titre de seigneur de la steppe, faites comme vous voudrez : je ne vous le reprocherai pas. Et maintenant… —il se leva et prit la pile de livres—, veuillez m’excuser. Je retourne dans ma chambre.

En silence, il se dirigea vers la porte de la bibliothèque. Les paroles d’Aligra le blessaient davantage qu’il n’aurait voulu l’admettre. Il croyait l’avoir surmonté mais, évidemment, si l’on rouvrait les plaies, elles allaient difficilement guérir. Pourtant, il savait avec une totale certitude que s’il avait… Il hésita. Que s’il avait pu… Il s’arrêta près de la porte et formula sa pensée à voix haute sans se retourner :

— Si j’avais pu mourir à la place de Showag, tu peux être sûre, Aligra, que je l’aurais fait sans hésiter une seconde. —Il sourit avec tristesse. Il ne se rappelait pas avoir jamais prononcé une telle évidence—. Tu peux en être certaine.

— Alors… pourquoi ? —murmura Aligra dans la langue commune.

Il devina que la jeune fille pleurait et, par politesse, il ne se retourna pas.

— Je peux seulement te dire que ce n’était pas ma décision.

Il en avait trop dit, s’aperçut-il. Qui, à part son père, pourrait l’avoir obligé à lui obéir ?

Il laissa les Xalyas et monta les escaliers jusqu’à sa chambre. Il croyait l’avoir surmonté, oui. Mais, maintenant qu’il avait retrouvé son peuple, il sentait que la plaie saignait de nouveau au-dedans de lui. Il jeta un coup d’œil à la chambre et grimaça en soupirant.

— Tu sais, Tahisran ? Je comprends pourquoi tu t’es enfermé dans ces catacombes : moi-même, je m’y enfermerais volontiers si je n’avais pas si peur des morts.

L’ombre ne lui répondit pas, mais Dashvara était certain qu’elle l’avait entendu.